Des bouts de moi (Eric Beirens, 15 mai 2020)

Cartes Blanches

Été 1982. J’ai 7 ans et l’insouciance liée à cet âge où tout est simple, beau, où l’environnement est sain. J’ai mon vélo, mes amis, le soleil… Je suis fin prêt à passer des vacances inoubliables au camping.

Nous sommes à l’aube de mes dernières vacances insouciantes et confortables de gosse. Je ne le savais pas encore, mais tout allait radicalement changer cet été-là.

Un après-midi, je remarque un attroupement autour de mon père, qui n’est pas dans son état habituel. Il a la démarche rapide – pas fâché, mais difficile à décrire. Je n’avais jamais vu cette expression sur son visage. Il se dirige vers moi et je me sens en danger… Ai-je fait une bêtise ? Quelqu’un a dû lui raconter que j’ai bousillé un buisson sur leur parcelle de terrain avec un sabre laser de fortune – en l’occurrence un bon bâton de bois. Il me fait penser à Dark Vador tant il a peine à respirer, alors que seuls cent pas nous séparent.

Et là, il me dit : « Suis-moi, on va à l’hôpital. » Tiens, quelle idée bizarre ! Il a l’air plutôt en bonne forme et je n’ai mal nulle part, mais qu’importe : ce n’est donc pas une de mes bêtises ; je suis sauvé.

Ce que je ne savais pas, c’est que mon monde était sur le point de s’écrouler, lors de ce trajet en voiture, dans le silence assourdissant où je n’entendais que les roues sur le bitume. D’un seul coup, je me demande : « Où est Maman ?? » 13 h, salle d’attente de l’hôpital : c’est là que je reçois en pleine figure la plus énorme claque de ma vie. Mon père, sans aucun tact, vient de me dire : « Tu ne verras plus jamais ta maman. »

À partir de ce moment, je me sens terriblement seul, je n’ai plus aucun repère, mon univers tout entier de gosse insouciant vient de m’exploser à la figure. Les nuits qui suivent, je ne dors pas ; j’ai des questions qui restent sans réponse : « Qui sera là quand je me réveillerai ? Qui me racontera des histoires pour m’endormir, qui va m’accompagner maintenant, me guider ? Vers qui me tourner quand je n’ai plus le choix ?? Qui ? »

Je me retrouve seul en un claquement de doigts et en un accident de voiture, qui va me suivre en faisant des tonneaux tout au long de ma jeunesse.

La rentrée scolaire approche et je suis envoyé en internat, mon père ne sachant plus quoi faire de moi. J’étais devenu rebelle et asocial. En réalité, je me replie dans ma coquille et je n’y laisse entrer personne ; j’en veux à la terre entière.

Cette année-là, passe en boucle « Comme toi » à la radio, seul moment où je me surprends à laisser cette mélodie au violon percer ma bulle. Dans mon intellect, je compare ma situation à ces textes en pensant que quelqu’un a dû subir la même chose que moi, comme moi quoi ! Mais sans y prêter plus attention, je continue mon petit bonhomme de chemin, ou plutôt j’arpente avec difficulté la vie sans Elle.

Pâques 1985. Je découvre les colonies de vacances – à mon sens la seule chose de bien que mon père ait faite pour moi. Comme si cela ne suffisait pas, je développe de l’asthme, je suis donc toujours à la recherche de quelque chose. C’est cette année-là que surgit des ondes radio « Je te donne ». C’est là que je prends ce qu’on me donne, là que je commence à écouter. J’ai besoin de recevoir, je suis un môme malheureux, blessé intérieurement et là, je prends toutes ces différences auxquelles j’appartiens. Bien sûr, je ne comprends pas le sens de la chanson au départ – seulement les bribes de textes qui me correspondent.

Une épaule fragile et solide : tout ce dont j’ai besoin – et bien plus, car une fois de retour à la maison, je découvre le 33 tours « Non Homologué » en allant passer un week-end chez ma tante. Le titre ne me dit pas grand-chose, mais je reconnais le chanteur sur la pochette – l’épaule, l’assurance et rassurant personnage, comme un compagnon de voyage.

Première écoute, je suis radicalement envoûté, car là, je suis presque sûr qu’il m’a compris, qu’il sait.

De nouveau, des bribes de textes que j’ai retrouvés quelques années plus tard, mais qui me collent à la peau. Combien de fois j’ai crevé le silence en pensant à Elle ? Et des mois des années sans personne à aimer ? Je ne vous parle même pas des peurs, des lueurs et des flammes et son visage… Rien ne s’efface, je pense à Elle… Vous revenez dès que j’ai mal au cœur, partagez mes faiblesses et mes erreurs… Quelqu’un quelque part, j’attends inexorablement quand la vie m’abandonne, je marche seul et j’emporte avec moi ton visage, ton sourire, sur mon chemin… Un petit feu de toi qui ne s’éteint pas.

Une page se tourne sur ma jeunesse, mais je ne suis plus seul. Je demande même à mon père, guitariste confirmé, de m’apprendre ces chansons qui me vont si bien.

Malheureusement, étant de la vieille école et adepte des textes anglo-saxons, il n’aime pas trop la chanson française. Par chance, il accepte quand même de me montrer certaines bases de blues à la guitare.

Années 1990. J’achète ma première guitare et bien sûr, je me mets immédiatement à apprendre les mélodies. Cela va très vite tant elles sont faciles à claquer, vu que je les ai dans mes bagages.

C’est là aussi que je découvre les années Warner, d’autres chansons aux textes tout aussi forts. Je comprends des années plus tard qu’il y a bien sûr une histoire pour chaque chanson, mais surtout que dans chacun de ces textes, ce sont quelques lignes qui parlent à chacun de nous. Là où j’ai puisé l’énergie de me relever, une autre personne, de tout horizon que ce soit, y verra peut-être autre chose qui lui rappellera son histoire.

Et c’est là, je pense, la force d’écriture de Goldman : il regarde, entend et interprète parfaitement, tout en poésie, des situations qui pourraient s’adapter à un large panel de gens. On y retrouve du vécu par moments. Et dans chaque chanson, un texte qui claque, mûrement réfléchi. Et même des années plus tard, je retrouve chaque fois ce type de mécanique, et chaque fois je peux m’identifier à ses textes.

Adolescent de 15 ans à peine sorti de ma solitude, guitariste amateur, boutonneux, jonglant entre les crèmes et lotions diverses, je vis mes premières amours et malgré mon jeune âge, mes premières sorties en boîtes de nuit. Je garde malgré tout une ligne de conduite qui s’appuie sur les textes de Goldman. Je me retranche derrière eux dès que la vie tente de me faire basculer – au départ dans mes relations amoureuses où je ne supporte pas l’indifférence, et par la suite dans tous les aspects ou presque de ma vie. Clown à mes heures, recherchant la sympathie ou l’amitié, ou aventurier cherchant toujours un quai de gare ou une route pour ne pas rester seul Tout, mais pas l’indifférence – encore aujourd’hui je ne la supporte pas aisément.

Ce sont des années où évidemment, je ne dors pas beaucoup, où je me réfugie dans le sport, les sorties, les amis d’un soir ou éternels, et les filles d’un soir aussi – « vous les appelez les filles faciles », moi ça me va pour l’instant, quelques notes de guitare et c’est vrai… elles restent un peu plus tard. Toujours fidèle à moi-même, je vis dans une certaine bulle où je ne montre pas trop mes sentiments, où je n’appartiens qu’à moi, qu’importe les mots si doux, les doudous, les chéris – je n’appartiens à personne.

Souvent, j’ai des coups de blues qui inévitablement me ramènent à ma mère. Elle me manque terriblement, et là je ne peux rien faire. La bulle ne me sert strictement à rien, alors dans ces moments-là où tout est de nouveau si triste, on sombre carrément… On se replonge dans ces chansons mélancoliques, pleines de vérités : j’allume ma chaine hifi, je sors un CD de circonstance, « Entre Gris Clair et Gris Foncé ». Oui, ça fera l’affaire, avec la chanson universelle « Puisque tu pars ». Les larmes coulent, puis je m’endors sur ces paroles : « Je voulais simplement te dire que ton visage et ton sourire resteront… »

C’est moi, un mec banal, gentil, avec un sacré caractère forgé au fil des années, honnête, franc, intrépide parfois ; c’est tout ce passé, toute cette enfance, qui a fait de moi ce que je suis, mais pas seulement. Peu de mes proches le savent, car je ne me dévoile pas facilement ; cela m’a pris du temps, des années – j’en ai 45 aujourd’hui. Je ne m’avancerai pas trop en disant que Goldman fait partie de mes bagages et que c’est dans ses textes que je me suis le plus retrouvé, compris, et donc sauvé de beaucoup de choses, car j’aurais pu mal tourner. En tout cas, encore actuellement et rétrospectivement, je me perds dans ses textes pour me rendre compte qu’ils me collent toujours à la peau.

Ces années-là signent l’expansion d’Internet, qui apparaît comme une bénédiction pour moi. Beaucoup pensent que c’est un jouet ou un outil destiné à nuire, alors que j’y vois une bibliothèque monumentale, une source inépuisable d’informations et surtout de partitions. Je rencontre aussi des personnes formidables, tout aussi fans du chanteur que moi, avec qui je me sens donc en phase. Je me rends compte que nous sommes à des kilomètres les uns des autres, mais que nous sommes très proches en réalité –généreux et à l’écoute. Tout ce que représente Goldman, finalement, attire pas mal de gens avec les mêmes idéaux. Je remarque également une bienveillance chez ces gens-là, toujours à l’image du compositeur que je chéris. Il a su rassembler autour de lui, malgré sa pudeur et sa discrétion bien connues de nous tous, lui qui voulait juste écrire des chansons. « Je marche seul », chantait-il à l’époque : de toute évidence, lui non plus n’est plus « seul » ; ses pas ont tellement résonné qu’ils ont été écoutés par trois générations. « Puisque tu pars », la chanson écrite spécialement pour nous – ce que j’ai découvert bien tard –, car il n’aimait pas les « au revoir » à la fin de chaque concert et en particulier la rengaine « Ce n’est qu’un au revoir » chantée par le public. Cette chanson universelle dont je vous parlais précédemment, qui évoque pourtant bien autre chose chez tant de gens – le départ d’un proche, d’un ami, la disparition. Dans combien de cérémonies funéraires a-t-on pu entendre cette chanson ? Elle est là, la force d’écriture de Jean-Jacques.

Nombre de ses chansons nous parlent, notamment celles qui abordent l’Amour, ce mot bien trop souvent utilisé à la légère quand chacun de nous veut entendre « je t’aime » tous les jours, d’où « Sache que je »… Ce n’est pas un contrat, il ne veut pas être otage de ça, de cette ombre qui plane chaque fois que l’autre vous dit « je t’aime », en attendant la réponse – « Est-ce que tu m’aimes aussi ? ». Pour moi, ces mots-là ne doivent se dire qu’avec une extrême sincérité, aussi rare soit-elle. Et avec mon vécu, j’ai du mal encore aujourd’hui à le dire ; je le montre plus par des actes que par des paroles. Bien des gens, encore aujourd’hui, ne le disent que très rarement.

Les chansons sans ambiguïté font aussi partie de son répertoire, comme celles qui évoquent les séparations qui nous obligent à faire l’inventaire de nos avoirs. Tu garderas ceci, moi cela, « à toi la grande table, à moi les quatre chaises ». La seule chose que tu peux garder, c’est mon amour, que je t’ai donné à un certain instant de notre vie ; mais ne le prends pas en partant, c’est moi qui te le donne, car « reprendre c’est voler ».

Dans tout son répertoire, il y a une part de nos vies, et quand on sait bien l’écouter, on s’identifie facilement à ses textes. J’ai pu y trouver une ligne de conduite que j’ai suivie aux moments où j’étais complètement perdu. Il ne le sait pas, mais sans le savoir, il m’a sauvé – et je pense ne pas être le seul.