Espoir

Derrière les notes

Lorsque ce maudit téléphone a sonné au beau milieu de la nuit, j'ai d'abord cru que c'était toi qui m'appelais. Est-ce que tu avais des soucis, une panne de voiture ? Un chagrin d’amour ? J’ai décroché en grommelant comme je le fais toujours quand tu me sors de mon lit à la plus mauvaise heure. J'ai bien failli lâcher le combiné en entendant la voix de ta mère au lieu de la tienne. Elle ne m'avait plus adressé la parole depuis ta majorité. Les larmes déformaient ses mots, les rendant presque inaudibles mais j'ai tout de même compris que l'heure était grave. En proie à une soudaine panique, je me suis vêtu en catastrophe et j'ai sauté sur ma moto sans même fermer la porte à clé en partant. Je suis venu te rejoindre aussi vite que j'ai pu, traversant la ville comme un fou, sans me préoccuper des feux de circulation ni des panneaux de signalisation. Ma seule urgence c'était toi, mon ange.

D'ordinaire, on se réveille pour sortir d'un cauchemar, mais moi, je ne suis sorti de mon sommeil que pour entrer dans le pire d'entre eux. L'hôpital, sa blancheur, son odeur écœurante, le médecin à l'air grave, les infirmières pleines de compassion, la chambre aseptisée... Tu gis là, sur un vilain lit métallique, immobile, si fragile au milieu de toutes ces machines qui te maintiennent en vie. Les tuyaux qui te relient à elles te donnent des allures de créature hybride, mi femme, mi machine. On te croirait sortie d'une des bandes dessinées de science-fiction que tu affectionnes tant. Je ferme les yeux, espérant en vain chasser cette image de mon esprit. Avec un peu d’imagination, je peux presque me convaincre que tu es seulement endormie.

Je m'assieds près du lit, la gorge serrée et je prends doucement ta main. Qu'elle est froide ! Plus encore que la mienne, alors que j'ai roulé sans mes gants que j’avais oubliés. J'espère sentir tes doigts bouger, s'animer entre les miens. Je les caresse. En vain. Tu ne réagis pas. Du bout de l’index, je suis le contour de ton visage. Je l’ai contemplé tant de fois par le passé que je pourrais le dessiner les yeux fermés. Tout à coup, sous la lumière crue du néon, je crois voir tes cils frémir. Je retiens mon souffle. Inutilement. Ce n’est bien sûr qu’une illusion. Tu n’as pas fait un geste, aussi petit soit-il, depuis mon arrivée. À guetter un signe de toi, m'indiquant que tu sens ma présence, que tu sais que je suis là pour toi, près de toi, j'en oublie le temps qui passe. Les heures s'égrènent. De toi, je n'entends que le ronronnement du respirateur et le bip du moniteur qui joue la musique de ton cœur.

Je perds un peu le nord, comme si je me trouvais égaré dans de trop vastes espaces, ne pouvant t’atteindre faute de savoir où tu te trouves. Mes oreilles bourdonnent, sans doute à cause des pensées folles qui s’agitent sous mon crâne. Je ne sais plus vraiment ce qu'on m'a dit au téléphone : accident, traumatisme crânien, coma... Les circonstances pour le moment m’importent peu. Tout me semble si irréel, à la limite de l’impossible. Tout est si confus en moi. Sur le chemin de l'hôpital, j'ai à peine eu le temps de m'y faire... À peine, puis j'ai dû faire la place pour cette sensation de vide, là au creux de ma poitrine, en te voyant dans cet état végétatif. Ce vide se creuse davantage à chaque seconde. La douleur est presque physique. Il m'a fallu m'asseoir car je vacillais. Je ne suis pourtant pas ce qu’on appelle une petite nature ! Ah, comme tu rirais si tu me voyais si faible ! Je t’entends d’ici me taquiner jusqu’à ce que je demande grâce. Je vois la lueur moqueuse qui brillerait dans ton regard ! Malheureusement, tes yeux demeurent désespérément clos. Tes lèvres sont scellées par cet horrible tube qui fournit ton oxygène. Le mien me manque à te regarder. J’étouffe.

Je n'ai jamais été l'homme d'une seule femme, j’étais bien trop volage. Néanmoins, toi, tu es mon unique enfant, une part de moi… la plus belle d’ailleurs. Tu es même plus que ça : ma raison d'être, un cadeau exceptionnel qui a changé le cours de mon existence. Je ne valais pas grand-chose avant toi. Je ne veux pas te perdre. Quel parent pourrait conserver son calme dans une telle situation ? Comment accepter l'indicible tristesse de voir partir son bébé ? Comment s’y résigner ? Je suis atteint dans ma chair, dans mes tripes et jusque dans mon âme. Tes joues portent encore l'incarnat de ta jeunesse, tes cheveux étoilent de soie brune ton oreiller. Ma fille si belle, pourquoi restes-tu inerte ? Tu as tant de choses à voir encore, tant de choses à vivre ! Il n'est pas temps pour toi de partir encore. J'ai besoin de toi, de ta gaîté, de tes sourires. Tu ne peux pas me laisser. C'est moi qui serais orphelin si tu t'en allais. Le silence ici règne en maître. Je n'ose pas crier. Je sanglote tout juste, en étouffant le bruit avec mon poing. Ce n'est pas que j'ai honte, c'est que je ne voudrais pas te faire de la peine avec mon chagrin. Que dirais-tu si tu te réveillais soudain pour me trouver en larmes comme un gamin ?

Et si je priais ? L’idée me vient soudain, incongrue. D'accord, Dieu et moi, nous n'avons jamais vraiment échangé. Les églises, les soutanes et les chants liturgiques, pour moi, c'est un autre monde, mais ça ne coûte rien de demander... Faut-il sacrifier au folklore et tomber à genoux, les mains pressées l'une contre l'autre pour que ça fonctionne ? Je l'ignore. De nous deux, c'était toi qui parlais croyance et spiritualité. C’est toi qui avais la foi. Moi, j’étais bien trop terre à terre pour me poser des questions existentielles. Je garde ta main entre les miennes et je murmure d'une voix chevrotante : "S'il te plait Seigneur, accorde-nous encore un soir, une heure, même, si tu veux. Remplace ces larmes de douleur par des larmes de bonheur. Je te le demande comme une faveur. S'il te plait, rends-moi mon enfant ! Laisse-la se réveiller. Pour toi, ce n'est sûrement rien. Le temps d'un souffle. Qu'est-ce que c'est face à l'éternité ?" Le vieux barbu, tel que le représentait Michel Ange, m’a-t-il entendu ?J'attends plein d'espoir que tu bouges, un doigt, un battement de cils, je ne suis pas bien exigeant.

Je n'ai jamais rien demandé à personne, pas plus à Dieu qu'à ses fidèles, mais là, je suis prêt à supplier quiconque voudra bien te ramener vers moi. Je donnerais tout ce que je possède et s’il y a une place au paradis qui m’est réservée, elle aussi je la céderais, ne serait-ce que pour une heure avec toi. On ne part pas comme ça, avant la fin de l'histoire ! Et puis ce n’est pas ton tour. C’était à moi de m’en aller le premier. Tu sais, j’ai tant de choses à te dire encore ! Quant à celles que j’aurais voulu te taire, tu les aurais comprises en un regard. Toi seule au monde sait me deviner de cette manière. Nous sommes les deux faces d’une même médaille, mais si tu me quittes, je ne serai même plus la moitié d’un. Je serai un être bancal, incomplet. Mon âme se déchire.

Te souviens-tu, ma chérie, quand tu étais enfant, de ces sorties où tu glissais ta petite menotte dans la mienne ? Je me sentais grand et fort. Ces moments précieux et rares sont gravés en moi. Tu trottinais à mes côtés en gazouillant tes histoires d'enfant. Je revois l'éclat de tes yeux, j’entends le son de ton rire qui fusait joyeux et cette fossette qui se creusait alors au coin de ta joue. Tes baisers mouillés, tes câlins où tu me serrais à m’étouffer, j’aimerais tellement les retrouver ! Que ne donnerais-je pour revenir à cet hier où tu étais là, avec moi. Je crois même que je serais heureux de subir de nouveau tes colères d'adolescente, pour peu que je puisse te donner un baiser et caresser tes cheveux en contemplant l'orage au fond de tes yeux. Alors je te chuchote des mots tendres, ces mots idiots qui entre nous finissaient dans des fous rires, je t'appelle sur tous les tons... je t'engueule, même ! Tous les moyens sont bons pour que tu me reviennes.

Brusquement, je crois sentir un frisson parcourir ton corps. Je me redresse, plein d’un espoir insensé, mais non, ce n'est que mon fichu téléphone qui vibre au fond de ma poche. S'il ne contenait tant d'images de toi, de ces chers instants passés ensemble, ceux-là même qui ne reviendront plus, je le jetterais sur le sol pour qu'il se brise comme se sont brisées nos vies. Je soupire, je renifle et je m'accroche plus fort à ta main. Le monde sans toi ne vaut rien. Il n'a plus de couleurs, plus aucun intérêt. C'est une toile grise et morne où s'agite le reste de l'humanité, celle que tu abandonnes pour te fondre parmi les anges. On me dira que la vie continue, on cherchera à me consoler en prétendant que le temps guérit tout. Pourtant, que les gens me pardonnent, mais sans toi, rien n'a d'importance. Personne d’autre ne compte. Je me sens amputé de la meilleure part de mon être. Je sais bien que je n'aurai plus goût à rien. Que ferai-je d’une vie dans laquelle tu ne seras plus ? Qui s’inquiétera de moi ? Et moi, de qui m’inquiéterai-je à présent ? Ouvre les yeux, je t’en supplie ! Regarde-moi ! Allez ma douce, un effort, rends à ce monde ses couleurs, sa beauté...

J’aurais dû m’en douter. Ni Dieu ni toi ne répondez à mes prières. Vous restez sourds à ma douleur. Je ne suis pas prêt, moi, à te dire adieu. Une nuit pour te retenir encore, c’est trop peu. Hélas, déjà des pas résonnent dans le couloir. Mon temps s’est écoulé. Le vide dans ma poitrine s’agrandit et me glace. C'est comme le son du glas. Ce sont ta mère et tes demi-frères qui approchent. Les médecins vont te débrancher. La décision a été prise sans moi, bien avant qu'on ne songe à me prévenir. Ils disent que ton cerveau est mort, que tu n'es déjà plus là. Ils disent que te maintenir en vie c'est te faire souffrir, nous faire tous souffrir. Ma raison s'est pliée à leurs arguments, mais mon cœur... mon cœur, c'est une autre affaire ! On a beau me répéter que tu es partie, je le sens pourtant, le tango lent de ton sang dans mes veines. J'entends battre ta vie plus que la mienne. Quand la nuit rapproche ceux qui sont loin, le matin prend ma place et je m'éteins.