Famille

Exégèses

"Famille" n’est pas qu’une belle chanson du répertoire de Jean-Jacques Goldman, c’est une véritable exploration des relations humaines. En chantant “tu es de ma famille, bien plus que celle du sang”, Goldman étudie les sentiments au-delà de la biologie. Il nous invite à redéfinir ce que signifie vraiment être une famille, suggérant qu’il s’agit moins d’hérédité que d’une connivence du cœur et de l’esprit. C’est une ode à la relation choisie, à ces personnes qui, bien que n’ayant aucun lien de parenté, partagent des valeurs, des rires, des larmes, et surtout, une compréhension mutuelle profonde.

Un titre emblématique de la carrière de Jean-Jacques Goldman

"Famille" est une chanson figurant sur l’album "Non homologué" de Jean-Jacques Goldman sorti en 1985. Ce dernier est le 4e opus du chanteur en solo et le 1er à avoir été dirigé du début à la fin par l’auteur-compositeur-interprète, dont la notoriété avait atteint un niveau important dans le milieu musical. Le titre, placé en 3e position sur le disque, dure 5 min 32. C’est donc un morceau long, qui n’est pas sorti en single. Il est pourtant devenu un classique du répertoire de Jean-Jacques Goldman.

"Famille" a été jouée lors des tournées de 1986 et 1989 et figure sur les albums live "En public" et "Traces". Elle fait partie des intégrales de Jean-Jacques Goldman et du double volume "Singulier" publié en 1996. Sur scène, un saxophone rejoint le synthétiseur de Jean-Jacques Goldman et la batterie qui rythme la chanson. À noter qu’en 2013, durant le spectacle des Enfoirés, Jean-Jacques Goldman a fait sensation en offrant au public une interprétation surprise de "Famille" au cours d’un interlude. Les applaudissements nourris d’un public debout ne laissent aucun doute sur l’aura du chanteur et de sa chanson fédératrice.

Plusieurs artistes ont repris ce tube, par exemple les Charts, ancien groupe de Calogero, qui l’ont sorti en face B d'un CD 2 titres en 1995. La jeune chanteuse Valentina, membre du collectif d’enfants Kids United nouvelle génération et gagnante de l’Eurovision junior en 2020, fait une reprise de "Famille" dans son album "Plus loin qu’un rêve" en 2021. Elle n’a alors que 12 ans. Le morceau a également été interprété en collégiale par Génération Goldman en 2012, puis par la troupe des Enfoirés en 2020. C’est une chanson véritablement intergénérationnelle, comme l’est "Je te donne".

Les thèmes qui y sont abordés sont multiples. Elle parle d’amour et d’identité, d’appartenance et de transmission de valeurs. Elle traite de la stabilité et de la permanence des relations familiales dans un monde en mutation. En effet, le sujet principal de la chanson est la définition d’une “famille” pour le chanteur. Comparant les liens génétiques à ceux du cœur, "Famille" est écrite à la 2e personne comme une déclaration de Jean-Jacques Goldman aux membres de sa famille, choisie et reconnue au-delà des liens du sang.

"Famille" est surtout un message d’espoir et d’unité qui est devenu un classique intemporel.

La dédicace “tu es de ma famille” à Danielle Messia

Danielle Messia était une jeune chanteuse française née en Israël que la maladie a emportée en 1985 à l’âge de 28 ans de manière foudroyante. Elle est décédée au moment même où des articles (en particulier dans "Paroles et musique", le mensuel spécialisé iconique de l’époque) s’intéressaient à elle. Des émissions de télévision la sollicitaient enfin (Michel Drucker devait la recevoir quelques jours après sa disparition). Elle avait vécu des moments difficiles, les salles désespérément vides et les chambres de bonnes. Son heure de gloire semblait enfin arriver, mais la maladie l’a privée d’une carrière certainement prometteuse.

Jean-Jacques Goldman avait été frappé par le talent et la voix de Danielle Messia. Il lui avait même écrit la chanson "Le temps des enfants". Ils se sont peu vus, mais il a tenu à lui dédier la chanson "Famille" après avoir eu connaissance de son décès brutal. Pourquoi ? Parce qu’entre eux, le courant était immédiatement passé. Alors elle a rejoint la famille de cœur de Goldman. Au cours d’une émission de radio hommage à Danielle Messia, Jean-Jacques Goldman a expliqué la relation et les sentiments de proximité qu’ils avaient partagés.

“Une fois que j’ai terminé cette chanson et que j’ai appris la mort de Danielle, qui n’a pas été l’instigatrice de cette chanson, je me suis dit qu’elle était l’une des personnes auxquelles j’avais pensé en écrivant cette chanson. Je ne la connaissais pas intimement, je ne partageais pas ma vie avec elle, mais chaque fois qu’on se voyait, il y avait un feeling qui faisait qu’on était de la même famille, que quand on se parlait, ce n’était pas comme deux étrangers. On était prêt à s’avouer n’importe quoi avec confiance, parce qu’on savait qu’on était quand même, quelque part — je m’excuse de ce mot très à la mode que je ne supporte pas — mais quelque part, on était de la même famille.”

Jean-Jacques Goldman — Radio libertaire, 1985

Dans une interview donnée quelques mois après le décès de Danielle Messia, Goldman a parlé de la connivence qui s’est établie entre lui et Danielle. Leur héritage historique, leurs origines communes, leur passé de violoniste, tout cela a certainement joué dans leur rapprochement. Parfois, la magie des rencontres opère, et cela est sans doute inexplicable. Il a à nouveau précisé le parallèle entre ses sentiments envers son amie et la chanson "Famille", qu’il lui dédie.

“Danielle Messia était une des personnes que je connaissais qui correspondait à ce que je voulais dire. C’était une fille que je connaissais très peu, on s’était peut-être vu 5 fois, on s’était assez peu parlé et pourtant j’avais une intimité avec elle. On sentait qu’on avait des tas de choses en commun et qu’on faisait partie d’une même famille de pensées. On avait les mêmes doutes et les mêmes espoirs sans avoir jamais déjeuné ni passé la soirée ensemble.”

Jean-Jacques Goldman — “Les espoirs et les doutes” — Cool, octobre 1985

Au cours de cet hommage radiophonique, Goldman est revenu avec émotion sur la profonde injustice qu’il a éprouvée à l’annonce de la maladie qui avait emporté cette jeune femme, devenue membre de sa “famille”. Dans sa tristesse et le sentiment de gâchis qu’il ressent alors, il évoque brièvement la religion et son athéisme, renforcés par la cruauté de la situation, insupportable.

“Ce qui me rend malade dans cette histoire de Danielle, c’est que c’est une fille qui n’est pas née de façon douée pour le bonheur, un peu comme moi. On est des enfants de personnes qui sont des rescapées et qui ne sont pas très douées pour le bonheur au départ. Et elle, sa démarche a toujours été, malgré tout ça et évidemment de façon encore plus frappante dans "Grand-mère ghetto", cette envie de vivre, cette envie de futilité, de bonheur. Et finalement, le bonheur n’a pas voulu d’elle. Je trouve ça vraiment atroce. Il y a vraiment de quoi… je ne sais pas, moi, je ne crois pas beaucoup en Dieu, mais alors là… Là encore moins, quoi !”

Jean-Jacques Goldman — Radio libertaire, 1985

Goldman évoque très rarement la religion en tant que croyance, au contraire de l’héritage et des traditions dont il parle volontiers. Cette prise de parole renvoie forcément à deux vers particuliers de la chanson "Famille" :

“Tu crois pas à grand-chose.”
“Qu’il te protège s’il entend.”

Ces deux phrases semblent évoquer la ou les religion(s). Peut-être s’agit-il plus généralement d’une protection bienveillante, divine ou universelle, pour la personne que Goldman souhaite intégrer dans sa “famille” ? Cela exprime une volonté de sécurité et de soutien face aux aléas de l’existence. Elles sont encore plus frappantes dans le contexte du décès de Danielle Messia.

Une famille choisie qui partage ses valeurs

Comme le dit Renaud, “On choisit ses copains, mais rarement sa famille”. Pourquoi ne pas décider de la composition de sa famille ? Celle-ci évolue d’ailleurs tout au long de la vie. C’est sans doute ce que se demande Jean-Jacques Goldman dans "Famille". Alors, qu’est-ce qu’une “famille” pour le chanteur ?

Il semble séparer l’affectif de la génétique, comme certains appellent leur père absent ou inconnu un “géniteur”. La biologie, les gênes, l’hérédité sont là, scientifiquement. Les sentiments sont, eux, personnels, dissociés de tout lien filial.

La chanson qui nous intéresse aujourd’hui répond à la question de la définition goldmanienne d’une famille, comme le font plusieurs interviews accordées par son compositeur. Au-delà du lien officiel et administratif qui unit les gens, Goldman décide de réserver le précieux mot à ceux qui partagent ses valeurs, ses pensées, son histoire. Sur ce portrait de famille revu et corrigé, on trouve de nombreux inconnus, croisés au hasard de la vie, dans un concert, dans un café, dans un studio.

“Je connais pas ta maison,
Ni ta ville, ni ton nom.”

Goldman garde une place dans cet arbre non généalogique à des personnes avec qui il a connu un instant d’intimité et de connivence, parfois furtif. Il peut s’agir d’un échange de regards, d’une émotion partagée, d’un rire. Les yeux ne mentent pas.

“Je reconnais ton regard”

Ces personnes, que Goldman ne connaît à vrai dire pas, ont croisé le chemin de l’artiste et lui ont laissé une sensation de proximité de pensée, de réciprocité, même à distance.

“Je suis loin de tes mains,
Loin de toi, loin des tiens
Mais tout ça n’a pas d’importance”

Ce ne sont pas des gens qui se voient forcément souvent, mais le chanteur peut leur dire “tu es de ma famille”, comme une mise en avant des valeurs partagées. Ce n’est pas le cas de certains membres de la famille Goldman qui ont des liens filiaux de parenté avec l’artiste, mais envers lesquels il n’a aucune estime, aucun intérêt. Alors l’artiste choisit d’inclure dans sa “famille” les individus qui le touchent, qui sont ses semblables et qu’il a envie de suivre à ce moment de sa vie.

“Il y a des gens de ma famille que je ne peux pas supporter et que je ne vois jamais, parce que ce sont des têtes de con… Enfin, c’est ce que je pense. Et il y a d’autres personnes qui ne font pas partie peut-être de ma famille du sang, et desquelles je me sens très très proche parce qu’on est de la même famille d’idées, de pensées, de réactions, de relations, même si on ne se connaît pas très très bien, même si on ne se connaît pas du tout. Il y a des gens avec qui je corresponds que je n’ai jamais rencontrés de ma vie. On ne s’est jamais rencontrés, mais on se sent très proches les uns des autres.”

Jean-Jacques Goldman — Radio libertaire, 1985

Dans l’ouvrage écrit en binôme avec Alain Etchegoyen, "Les pères ont des enfants", Jean-Jacques Goldman parle forcément beaucoup de la famille. Il partage avec les lecteurs une réflexion assez radicale sur la filiation. Il déclare que ce n’est pas parce qu’il y a une relation de sang entre deux êtres qu’ils sont obligés de s’apprécier. Jusque-là, tout le monde est d’accord.

Au cours des discussions avec Etchegoyen, Goldman explique sa logique, en illustrant les paroles de sa chanson “Tu es de ma famille, bien plus que celle du sang”.

“Il me semble tout à fait possible de ne pas aimer des gens de ma famille et d’en aimer d’autres, je le sais, aussi fort que certaines personnes de ma famille.”

Quand il applique cette logique entre parents et enfants, cela dérange plus nos a priori et les principes de notre éducation. Goldman développe son raisonnement en partant toujours du principe que le lien du sang n’est pas obligatoire ni indestructible. Pour lui, on peut tout à fait chérir d’autres personnes plus que celles de son arbre généalogique, même quand il s’agit de sa descendance. Il en a d’ailleurs parlé à ses enfants.

“On parlait de l'amour et je leur disais que j'avais l'impression que je pouvais aimer d'autres enfants autant qu'eux. Non seulement je pouvais aimer d'autres enfants autant qu'eux, mais j'avais l'impression aussi que je pourrais éventuellement ne pas aimer un de mes enfants.”

Heureusement, conclut-il, la vie a bien fait les choses pour lui et ses enfants !

“J’ai cette impression d’autant plus que, de toute façon, ils n’ont aucun doute sur mon amour, aucun.”

Les pères ont des enfants — Alain Etchegoyen & Jean-Jacques Goldman — Le Seuil, 1999

Jean-Jacques Goldman travaille depuis ses débuts avec son frère Robert, sa sœur Évelyne a toujours eu beaucoup d’importance dans sa vie. Il est proche de ses trois grands enfants dont deux ont une certaine notoriété, si ce n'est une notoriété certaine. On peut aussi dire que l’artiste a décidé de s’éloigner de la vie publique pour profiter de temps avec sa nouvelle famille, composée avec sa seconde épouse Nathalie. On peut en déduire que le destin fait bien les choses et que ces membres de sa famille biologique sont autant dans sa famille de cœur.

D’autres personnes sont venues compléter les proches de Jean-Jacques Goldman. Certains sont sans doute des éléments de sa famille de cœur, celle qu’il a choisie, celle qu’il ressent comme il le dit dans sa chanson. On pense naturellement à ses acolytes Carole Fredericks et à Michael Jones, avec qui il a interprété le titre "Frères" sur l’album "Rouge", puis pour qui il a écrit “Le frère que j’ai choisi” en 2004.

La difficulté de trouver sa place dans le monde

La chanson "Famille" engage la réflexion sur la nature et la condition humaines. Jean-Jacques Goldman y pointe du doigt la quête de sens, l’utilité d’une existence. Il chante à la 2e personne en s’adressant directement aux membres de cette “famille” qu’il a choisie. Comme il l’explique lui-même, ces personnes sont proches de lui, car il y a une connivence, une situation de base identique entre eux.

“Il y a des gens qu’on ne voit jamais, avec qui on ne vit pas, mais auprès de qui on sent pourtant une complicité. En fait, c’est plus la famille que la famille du sang, on parle le même langage, on partage le même passé, on a vécu la même révolution musicale.”

Jean-Jacques Goldman — Graffiti, numéro 9

On peut en déduire que ce “tu” parle de Goldman lui-même. Il s’inclut dans “le parti des perdants” et dans “cette armée de simples gens”. Rien ne prédestine ces gens ordinaires aux succès. La modestie célèbre de Jean-Jacques Goldman lui fait dire et penser qu’il n’est rien d’important sur Terre. C’est d’ailleurs son souhait conscient et viscéral, comme il l’exprime dans la chanson.

"Famille" explore le sens de l’existence, la nécessité d’avoir un objectif dans la vie. Goldman parle de ce besoin comme de quelque chose que l’on peut remplir de façon très concrète et banale finalement.

“Tu sais pas bien où tu vas,
ni bien comment ni pourquoi.”

“Et tu regardes en bas, mais tu tomberas pas
Tant qu’on aura besoin de toi.”

Pas besoin de révolutionner le monde. Cette “armée de simples gens”, dont il fait partie, peut découvrir du sens profond à travers cette loyauté et cette proximité à chaque moment de la vie. La confiance a une grande importance pour Goldman, qui écrit ainsi qu’il sera toujours là pour les personnes qui comptent pour lui, et réciproquement. C’est ce qui donne une direction à son existence, au milieu de l’incertitude du monde dans lequel il se trouve et avec toute la complexité des sentiments qui définissent les humains.

La résilience et le partage

Chacun a un rôle à jouer dans la société civile, c’est un fait essentiel pour l’auteur qui parle ici de solidarité, de présence, de résilience et de partage. Ceci nous fait penser à l’engagement de Goldman dans les Restos du cœur, implication de la première heure qui a duré bien la fin de sa dernière tournée. Dans un débat organisé après la diffusion du spectacle des Enfoirés en 1995, Goldman pousse un véritable coup de gueule (calmement comme d’habitude), pour défendre le travail des Restos. Son interlocuteur, Romain Goupil, parlait de la nécessité de se révolter et de réclamer des actions de l’État sans que ce soit les citoyens qui assistent les plus démunis. Goldman lui répond clairement :

“Ça ne donne pas un alibi et une bonne conscience, ça donne à bouffer à des gens qui n’en ont pas !”

Jean-Jacques Goldman — Débat des Enfoirés 1995

La solidarité est une valeur forte qu’on lit dans le répertoire de Goldman. Il insiste dans "Famille" sur la célébration des instants simples, des petits bonheurs de tous les jours à prendre “comme grains de raisin, petits bouts de petits riens”. Ces riens qui font tout : la capacité à trouver de la joie dans les moments les plus fugaces et à se rapprocher de gens croisés au hasard de la vie est essentielle.

"Famille" parle aussi de l’importance de rester soi-même malgré les doutes. La force de chacun réside dans les relations choisies, sans faux-semblant ni hypocrisie. La chanson célèbre donc les liens qui nous unissent au-delà de la génétique. C’est dans ce contexte que la disparition de Danielle a 28 ans est vécue comme une profonde injustice par Goldman qui essaie malgré tout de faire de "Famille" un hymne à la fraternité et à l’amitié.

La résilience de Goldman, qui joua ce titre en live après le départ de Danielle Messia, nous ramène à celle dont il a fait preuve en 1992. À l’époque, il a choisi d’interpréter "Là-bas" en public, mais en laissant les parties de Sirima, assassinée à 25 ans trois ans auparavant, par un compagnon jaloux, vierges de toutes paroles. Un simple piano incarnait alors la chanson en hommage à la jeune chanteuse disparue. Bien sûr, nous ne pouvons oublier la tournée "Un tour ensemble" qui a rendu un vibrant hommage en 2002 à Carole Fredericks, décédée quelques mois avant, à 49 ans.

Ces femmes ont traversé la carrière artistique de Jean-Jacques Goldman en y posant une empreinte indélébile. Si l’homme a considéré que ces personnes pouvaient intégrer le cercle très intime de sa “famille”, nul doute que leur place est toujours occupée dans son cœur.

La chanson "Famille" de Jean-Jacques Goldman transcende son statut de simple morceau musical pour devenir une authentique philosophie de vie. Elle célèbre les liens du cœur au-delà des relations du sang. Elle incarne un message d’amour, d’espoir et de solidarité, en encourageant chacun à reconnaître et chérir sa famille choisie. Goldman nous pousse à réfléchir sur la véritable essence de ce mot et notre rôle au sein de ces relations précieuses.