Les Fils du Facteur : “Je pense qu’on peut faire les cons tout en racontant des choses très sérieuses.”

Rencontres

Les Fils du Facteur : “Je pense qu''on peut faire les cons tout en racontant des choses très sérieuses.”
Entretien enregistré par Zoom le 20 mai 2021
Propos recueillis et retranscrits par Jean-Michel Fontaine

Site Officiel des Fils du Facteur

Jean-Michel Fontaine

Sacha, tu es né en 1993. Emilien, en 1991. Comment avez-vous forgé votre culture musicale qui fait qu'aujourd'hui, vous faites de la "chanson française, mais suisse"?

Sacha Maffli

Mon père tenait un bistrot à Lausanne et il est très mélomane. Il passait un peu de tout. Il y avait beaucoup de Brassens, de jazz. Tout le pinacle de la chanson française des années 50 et 60. Ce qui nous a motivés à jouer de la musique, ce sont des groupes comme La Rue Kétanou, Les Ogres de Barback. Toute cette nouvelle vague du début des années 2000. Cette esthétique-là m'a parlé, pour aller jouer dans la rue. C'est comme cela que ça s'est forgé. C'est super éclectique. On n'avait pas vraiment d'artiste phare, d'artiste préféré. Je pense que ça s'entend dans notre musique. C'est un mélange de beaucoup d'influences.


Émilien Colin

À la maison, on écoutait pas mal de musique avec mes parents, mais on écoutait vraiment de tout. Quand j'étais petit, quand on partait en vacances, on avait une cassette d'Henri Dès, une cassette de Nino Ferrer, une cassette des Beatles. C'était assez éclectique. Mon père écoutait beaucoup Brel, Brassens, Ferré, Serge Lama... C'est quelque chose de naturel pour moi d'écouter de la chanson, et encore plus d'en jouer ou d'en chanter.

Jean-Michel Fontaine

En voyant le clip d'Asphyxie en juillet 2020, je me suis dit, "quelle réactivité face à la période que nous traversons", alors qu'en fait...

Sacha Maffli

... Alors qu'en fait, ça a été écrit en 2019. Pour le coup, je n'ai pas changé une seule virgule. A la base, quand je parlais de maladie, dans la chanson, c'est vraiment une maladie mentale. Il n'était pas question de virus, de pandémie... C'était une période où j'étouffais sur les réseaux sociaux. Quand tu t'intéresses à un sujet, ils ne te proposent plus que des posts sur ce sujet. J'étais dans la période "réchauffement climatique", à mort, et c'est la sensation que j'avais : une époque malade, complètement dénuée de sens, avec plus aucun avenir en perspective. Un sentiment d'asphyxie. Elle a très bien rebondi sur l'actualité, par chance. "Par chance"... J'aurais préféré que cela ne se passe pas !

Émilien Colin

Dans l'interprétation du clip aussi, on sent cette atmosphère un peu lourde. La période a pas mal inspiré le clip. C'est une espèce de sous-titre, ou de seconde lecture.

Jean-Michel Fontaine

Le deuxième extrait, "Ostende", qui est sortie en mars 2021, est-il une chanson issue du déconfinement ?

Sacha Maffli

Eh bien non, pas non plus ! [rires] C'est une chanson que j'ai écrite au Canada. [rires]. Ça faisait longtemps que j'avais l'air dans la tête, mais je l'ai finalisée quand on était à Toronto. Tu sais, les tournées, c'est très solitaire. Pas vraiment solitaire, parce qu'on est deux, mais on est quand même vachement entre nous. J'avais une certaine nostalgie de mon adolescence. Les premières fêtes, les premières fois.... C'est pas gênant, un peu de nostalgie par mon adolescence. "Ostende", c'est une déclaration d'amour envers ces gens qui ont peuplé mon adolescence. Quand on écoute une chanson, on l'écoute, on l'interprète avec ce qu'on a autour de nous sur le moment. Pendant une période de confinement, tout le monde se dit qu'évidemment aussi, ils ont envie de partir à la mer, sur un coup de tête, comme ça.

Jean-Michel Fontaine

Dans les deux cas, le clip a été écrit et réalisé par Pablo Delpedro. Qu'est-ce qu'il apporte à vos chansons?

Sacha Maffli

Pablo, c'est quelqu'un de formidable. J'ai connu beaucoup de vidéastes, mais lui, il a vraiment vraiment une patte particulière. Il adore faire des clips. C'est une de ses passions. Quand on lui propose de faire un clip, il est très heureux. Il a aimé pouvoir faire des clips scénarisés. On ne voulait pas de clips esthétiques dans lesquels nous jouons de la musique. Il est merveilleux, parce qu'il capte tout de suite ce dont les chansons ont besoin. Il manie la caméra... Je n'ai jamais vu ça ! Je le vois faire... Il fait des tours avec son petit appareil, cela n'a l'air de rien. Le résultat est à chaque fois incroyable. Il nous apporte beaucoup sur le plan esthétique, parce que c'est aussi la chose qui nous manquait.

Émilien Colin

C'est vraiment agréable, en plus, de donner un morceau à quelqu'un qui l'interprète. On a travaillé le scénario ensemble. Il y a des gens qui ont écouté le morceau, qui n'ont pas vu le clip. Il y a des gens qui ont vu le clip avec le morceau, et qui n'ont pas eu la chance ou l'interprétation libre qu'ils avaient sans le clip. C'est vraiment bien de confier l'aspect visuel à d'autres personnes. C'est multi-disciplinaire aussi. Sur "Ostende", j'avais juste fait un repérage sur Google Maps d'endroits qui avaient l'air joli. On s'est pointés à ces endroits avec la voiture. Il a su garder cette ligne esthétique vraiment désuète, déserte, froide, avec la mer, qui ne donne pas forcément envie.

Sacha Maffli

À la base, on ne devait pas le faire avec Pablo. On devait le faire avec un autre réalisateur, qui s'appelle Jérôme. On a fait les tests PCR et il s'avère que Jérôme avait le covid. J'ai appelé Pablo en urgence. On était samedi soir et on partait le lundi. Je lui ai demandé s'il avait envie de partir en Belgique avec nous pour faire un clip. Ce qui est fou, c'est que Jérôme n'avait pas écrit le scénario. Il avait tout dans la tête. La seule chose dont Pablo disposait, c'était un repérage sur Google Maps et une chanson ! Pablo a inventé le scénario au fur et à mesure qu'on tournait le clip. On s'est vraiment très, très bien entendu. C'est quelqu'un avec qui on va encore travailler, avec énormément de plaisir.

Jean-Michel Fontaine

Si on regarde ces deux clips sans images, sans chanson, l'histoire est là. On n'a pas besoin de la chanson pour comprendre de quoi parlent les images, même si les images ne sont pas forcément en lien avec la chanson. C'est une vraie histoire qui est extrêmement captivante. J'adore l'histoire du clip d'_Asphyxie_, avec le vieux Monsieur qui veut juste retourner à la nature, et se faire un café. Je trouve ça incroyable et tellement fort !

Émilien Colin

Quand on a écrit le scénario, on a imaginé ce vieux Monsieur qui partait dans la forêt se faire un café. C'était une énorme blague. Mais au final, Pedro en a faire quelque chose d'extrêmement poétique. Et de mélancolique.

Jean-Michel Fontaine

En entendant les deux premiers extraits, j'ai eu peur d'un album 100% introspectif. Nous allons revenir en détail sur la plupart des titres dans quelques instants, mais dans quel ordre les chansons sont-elles arrivées, et selon quel état d'esprit?

Sacha Maffli

J'ai consacré l'essentiel de 2019 à l'écriture de cet album. Je pense que c'est "Des cendres", que j'ai écrite suite au décès brutal d'une amie. J'avais énormément de matière première, mais l'écriture elle-même de l'album a commencé avec "Des cendres", et l'album finit d'ailleurs avec "Des cendres", ce qui a du sens. [il regarde la pochette du cd] Maintenant que j'ai la track list sous les yeux, je te dirais que la chanson la plus ancienne de l'album, c'est "L'herbe plus verte", en réalité. J'avais commencé à l'écrire quand j'avais 17 ans. À l'époque , elle n'avait pas du tout le même sens. Le premier couplet est complètement inchangé. C'était juste une critique des gens superficiels qui se pavanaient sur les réseaux sociaux. J'avais toujours pensé qu'il y avait quelque chose d'intéressant dans ce couplet, mais je trouvais qu'il y avait également une ambiance un peu merdeuse dans cette critique. Avec le recul, je me suis demandé pourquoi est-ce que je n'aime pas ces gens-là. En fait, c'est simplement par jalousie. Moi aussi, j'aimerais être suffisamment beau, pour ne rien avoir à faire d'autre que d'être simplement beau. J'ai pris cet angle d'attaque, que je trouve cool. Se remettre en question soi-même, et se dire que les gens qu'on déteste, c'est aussi parfois par jalousie. C'est tout le thème de la chanson.

Jean-Michel Fontaine

Votre nouvel album, “Jusqu’ici ça va”, couvre de nombreux styles musicaux, du funk au rock progressif en passant par des arrangements très années 80. Était-ce une volonté délibérée d’aborder toutes les facettes de vos influences ?

Sacha Maffli

La volonté première de cet album, c'est que sur les albums précédents, je composais quasiment toutes les chansons. J'arrivais avec les chansons, et les autres se greffaient par dessus. Ils arrangeaient les chansons qui existaient déjà. Sur celui-ci, j'arrivais avec le matériau de base, mais je disais aux autres, "Oubliez ce que je viens de vous jouer. C'est juste l'esprit. Comment l'interprétez-vous ?" Ce sont Olivier [NDJMF : Raffin, claviers], Emilien et Antoine [NDJMF : Passard, batterie] qui ont réalisé les morceaux. J'en suis super content, parce que ça donne ce mélange d'influences. Olivier est fanatique du groupe "Police", toute cette période un peu anglaise. Antoine est vachement dans la pop. Emilien et moi, plutôt dans la nouvelle vague années 2000, comme "Les Ogres de Barback". Cela donne cette espèce de melting pot. Contrairement aux autres albums, il a été composé à quatre.

Émilien Colin

Sacha nous envoyait des morceaux bruts, voix / guitare. On les écoutait chez nous, on essayait de trouver à quoi ça ressemblait. Quand on se retrouvait ensemble, on jammait sur les morceaux, pour les tourner dans tous les sens. En bossa nova, ou, pour "Hypocondrie", en funk. Au début pour rigoler, et puis on s'est dit qu'on pouvait le faire sérieusement. Et c'est ce qu'on a fait. On s'est quand même beaucoup documenté. On a beaucoup écouté d'influences, pour ne pas que ce soit une pâle copie, qu'on garde notre ADN, et qu'on ait du plaisir à les jouer. Il y plein de styles différents, mais ce n'était pas forcément une volonté. Le résultat est super éclectique, ça peut plaire à plus de monde. On est surpris de voir la sélection des radios, des playlists.

Sacha Maffli

Les morceaux passent en France, en Suisse, au Canada, et chaque radio prend un morceau différent. Pour moi, c'est une victoire, parce que ça veut dire qu'il n'y a pas de morceau de remplissage sur cet album. Tous les morceaux ont été soignés de la même façon. C'est pas trois singles et huit morceaux de remplissage.

Jean-Michel Fontaine

J'imagine que cet album a été avant tout imaginé pour la scène.

Sacha Maffli

Oui, exactement. On avait la volonté de tourner à quatre. On a beaucoup tourné à deux, Émilien et moi. J'avais envie de faire un album qui rende hommage à la formule à quatre. Avant, on jouait à quatre, mais c'étaient des morceaux que l'on jouait également à deux, et ça se sent. Jouer à quatre apportait quelque chose, mais ce n'était pas non plus le jour et la nuit. Ce serait beaucoup plus compliqué de jouer ce nouvel album à deux.

Émilien Colin

Pour celui-là, on a vraiment besoin de la puissance de la batterie, des nuances d'Olivier aux claviers.

Sacha Maffli

On a besoin de tout ça. Et c'est comme ça qu'il a été pensé. Comme un album qui va se jouer à quatre.

Émilien Colin

Chaque morceau a un caractère qui est dû à un instrument, à un rythme. Parfois, c'est la basse, parfois c'est la guitare, parfois, ce sont les nappes de synthé derrière. Il y a plein de styles, on s'appuie sur plein de choses différentes selon les morceaux.

Jean-Michel Fontaine

Vous chantez devant un public depuis que vous avez 15 ans. Quels souvenirs vous reviennent, spontanément ?

Sacha Maffli

[rires] On est passés par tellement de choses ! C'est pour cela que je suis content de notre parcours "organique". J'ai des souvenirs des premières fois dans la rue, un peu anarchiques. Il y a une fille qui nous avait filmés sur une reprise de Noir Désir, qui avait mis la vidéo sur YouTube. Cela avait généré énormément de vues. Cela avait été notre premier contact avec la "scène Internet". On a joué dans des bars où personne ne nous écoutait, on a joué dans des garderies, on a fait des animations pour des anniversaires, on a joué en prison... On a fait des grandes scènes également, et là, c'est génial. C'est là où il y a le plus d'énergie, le plus de "rendu" sur le moment. Mais j'aime aussi ces concerts un peu bizarres. Tu vois, hier soir, on était dans un salon devant sept personnes. Un minuscule concert, mais j'aime bien aussi ce décalage, de savoir aussi qu'on est capable de jouer dans plein de situations. Pour nous, c'est important.

Émilien Colin

C'est vrai que dès le moment où on s'est libérés, on s'est mis d'accord, on fait de la musique, on a du temps, on ne va pas se faire chier avec un job, on s'est rendu disponibles assez vite. De fil en aiguille, on a accepté plein, plein de concerts. On était contents, ils nous filaient des bières ! Ou un billet. Ah, cool, on peut se faire de l'argent. Petit à petit, on est montés sur des projets plus gros. On a plein de souvenirs incroyables, des souvenirs sur scène, pendant les chansons, entre musiciens, les relations avec le public qui adore. Au Canada, on a eu aussi bien de grandes scènes, que de toutes petites. On prend l'avion, on arrive dans une immense ville, on roule des heures, on arrive dans des endroits improbables. Mais c'est quoi ? On est dans un film ? Il y a aussi le côté émotionnel en dehors des concerts, difficiles à raconter ou à faire ressentir, qui est super important. Les concerts improbables sont beaucoup plus touchants, mais le tout est vachement bien. Ces derniers temps, on a eu pas mal de grosses scènes avec l'ancien set qu'on avait retravaillé à quatre. Et là, ça envoyait vraiment ! C'est super motivant. C'est un stade supérieur de concerts. On se réjouit, parce qu'on tire pas mal vers ça, avec de bons accueils techniques. On n'a plus qu'à s'amuser !

Jean-Michel Fontaine

Vous être allés trois fois en tournée au Canada. Est-ce qu'il y a une différence fondamentale entre le public canadien et le public européen ?

Sacha Maffli

Je vois déjà des différences entre le public suisse et le public français. On ne connaît pas encore le public belge, parce qu'on devait y aller en avril 2020. Je ne sais pas encore pour les Belges, mais je sais quand ce que j'ai ressenti au Canada. J'avais l'impression que c'était très simple. Les gens sont très simples d'accès public, en tant que public, c'est-à-dire que si tu fais de la bonne musique, que tu es sympathique, puis que tu racontes des choses rigolotes qui leur parlent, ils ne vont pas pas chercher plus loin. Ils embarquent direct avec toi. En France, il y a une forme de snobisme. Il y a tellement de choix que tu dois convaincre les gens. En Suisse aussi, mais énormément moins. En France, c'est vraiment le pire pour moi. Les gens sont très critiques, et se laissent très difficilement embarquer. Au Canada, les gens sont beaucoup, beaucoup plus cool. Ils se laissent vraiment prendre au jeu, et c'est super agréable. Peu importe la taille des concerts, que ce soit des grandes scènes ou des clubs. La grande scène qu'on a faite au Canada, c'est le meilleur concert qu'on ait fait. Les gens étaient trop cool. On n'avait jamais vu ça. C'était de la folie ! Personne ne nous connaissait, et ils ont commencé à hurler dès les premières notes, comme s'ils nous attendaient. C'était génial !

Émilien Colin

En France, tu dois donner beaucoup d'énergie pour t'imposer. Ce n'est pas forcément dû au fait qu'on est connus en Suisse. On en a parlé avec nos musiciens français, et eux aussi trouvent le public suisse super génial, super chaleureux, même avec leurs autres groupes quand ils viennent en Suisse. Ils trouvent que ça bouge différemment. On avait affûté le spectacle à deux avec Sacha depuis des années. On savait exactement ce qu'il fallait faire. Et quand on est allés au Canada, on s'est dit que nous allions devoir adapter le spectacle, que les codes n'étaient pas les mêmes. On a fait un concert vitrine devant des professionnels canadiens et en fait, ça a marché direct. On a fait trois morceaux, et c'était le feu. L'entertainment à l'américaine, ce n'est pas le même ! Ils achètent une place, ils viennent en avance, ils boivent un verre, ils s'asseyent. Ils regardent le spectacle, ils rigolent volontiers, ils applaudissent à mort, ils crient et se laissent beaucoup plus divertir par le concert. Ça nous permet vraiment de valoriser notre savoir faire : les musiques, les sketchs, l'impro, les discussions qu'on a nous, l'interaction avec les gens. Pour nous, c'est un terrain de jeu génial parce que les gens sont ouverts. Maintenant, au Canada, on a un label, et on a pas mal de concerts prévus, parce qu'il y a vraiment vraiment quelque chose qui se passe avec notre façon de fonctionner et le public. La France, c'est bien d'y aller pour créer un album. Le Canada, c'est bien d'y aller pour le jouer.

Jean-Michel Fontaine

Magnifique. Belle formule.

Émilien Colin

On se sent super valorisés. On nous invite à l'autre bout du monde. Quand on en arrive là-bas, on est vraiment, profondément, trop heureux de voyager, de vivre des aventures musicales.

Jean-Michel Fontaine

Sacha, tu écris la plupart des chansons du groupe. Est-ce que tu as une méthode de travail ? Certains artistes composent d'abord, écrivent les textes ensuite. D'autres, c'est l'inverse. D'autres, c'est en parallèle. Est-ce que tu as une méthode type, ou alors ça dépend des chansons ? Est-ce que tu as quelques exemples ?

Sacha Maffli

Ça commence toujours par la musique.

Jean-Michel Fontaine

Est-ce que tu as exploré d'autres formes d'écriture comme la prose, des nouvelles, des romans, des essais. Je trouve que tu as une écriture très particulière, très littéraire.

Sacha Maffli

Mon meilleur ami est écrivain, il travaille avec un expert qui s'appelle Marc-Edouard Nabe, avec qui on parle beaucoup de littérature. Je suis de plus en plus aficionado de littérature. J'essaie d'écrire, mais la prose, c'est très compliqué. Les vers, c'est plus simple, parce qu'il y a un cadre établi. Je me sens vraiment à poil quand j'essaie d'écrire de la prose. Je ne sais jamais comment trouver les bons mots. Je n'ai encore aucun texte en prose que je trouve digne d'être publié. Ça viendra peut-être un jour.

Jean-Michel Fontaine

Parlons maintenant des chansons de votre nouvel album. Dans "Le Futur", vous exprimez une nostalgie du futur tel qu'on l'imaginait, notamment dans les années 60. Est ce que vous auriez aimé naître ou vivre à une autre époque ?

Sacha Maffli

Dans le fantasme, un peu, mais en même temps, vu la jeunesse que j'ai passée, je suis très content d'être né à mon époque ! J'aime un peu moins ce que l'époque devient. Mais quand j'avais 14, 15 ans, j'avais l'impression de vivre dans la meilleure époque possible. On était très libres. On était un peu dans les restes des années 60. Alors oui, j'aurais bien voulu être à Woodstock. Il y a beaucoup d'époques dans lesquelles j'aimerais pouvoir passer des vacances, y aller en touriste, mais sinon, cette époque me va bien.

Émilien Colin

C'est l'insouciance, surtout, qui me manque. J'ai été élevé dans un état d'esprit assez cool. Pas se prendre la tête. Pas mettre de réveil. Trouver des solutions pour se servir de ce que l'on sait faire pour vivre et travailler. Sans penser qu'à l'argent. Les gosses ne peuvent plus jouer comme ils veulent maintenant. Ils se font engueuler... Dans les années soixante, septante, il y avait beaucoup de choses à faire, beaucoup d'opportunités pour s'engager, changer les choses. Il y avait de l'espoir. Maintenant, les gens sont résignés, se sentent moins libres.

Sacha Maffli

Aujourd'hui, il y a une lourdeur dans la tête des gens. C'est dommage. Pour moi, on est vraiment dans un endroit, à une époque, où il pourrait y avoir un âge d'or et d'insouciance complète. Je trouve qu'il y a beaucoup de prises de tête. Il y a beaucoup de choses pas esthétiques. Des gens qui se regardent d'un peu trop à l'intérieur et qui aimeraient toujours tout institutionnaliser. Il y a une lourdeur, mais une lourdeur des esprits, alors que l'époque serait plutôt propice à un éclatement de joie. C'est aussi ce qui se ressent dans l'album, et c'est ce qui est expliqué dans "Asphyxie". C'est là où est le vrai combat. Il y a une lourdeur spirituelle, alors qu'en fait, tout va bien. On est en terrasse, on est en train de boire des bières et il y a plein de gens partout. Notre volonté, c'est la légèreté.

Jean-Michel Fontaine

Imaginons que vous ayez la possibilité d’assister à un concert historique. Ce serait pour voir qui, où, quand, et pourquoi ?

Sacha Maffli

Ce qui me vient en premier, c'est évidemment le Live Aid à Londres, en 1985. Le concert mythique avec tous ces artistes : Bob Dylan, évidemment, Queen. Ça avait l'air monstrueux ! Il avait l'air d'y avoir une cohésion incroyable, un monde fou. Incroyable ! Chez les Anglo-Saxons, ce concert-là, j'y vais tout de suite.

Émilien Colin

Moi, ce serait le concert des Beatles sur le rooftop, en 1969. C'est leur dernier concert, alors qu'ils n'en faisaient plus. Il n'y avait pas de public, il n'y avait rien. Les images sont fabuleuses. Ils jouent trop bien. Les gens dans la rue entendent un peu de musique. L'esthétique est trop belle, la période est trop belle, ils sont trop bien fringués. La musique est vraiment bonne. C'est un événement artistique hyper important dans l'histoire des concerts.

Jean-Michel Fontaine

Musicalement, dans "Le Futur", on est dans une ambiance très années 80, quand soudain, un solo digne des meilleurs morceaux de rock progressif des années 70 surgit. Comment cette idée est-elle venue ?

Sacha Maffli

Franchement, je ne sais pas comment elle est arrivée, mais je pense que c'était une blague, durant un jam. J'écoute énormément Pink Floyd. C'est vraiment un de mes groupes favoris. J'écoute beaucoup de chanson française, mais chez les anglophones, j'ai Pink Floyd, les Beatles et Queen, qui sont mes trois dieux anglophones, et mes trois dieux anglais pour le coup, puisqu'ils sont Anglais tous les trois. Quand j'écoute "Shine on you crazy diamond" ou tout l'album "Wish you were here", il y a des inspirations que je trouve folles. Ils ont vraiment inventé un truc que je n'ai retrouvé nulle part ailleurs. Et nous, on n'a fait que les pasticher, dans ce pont musical. C'est un hommage à Pink Floyd, un clin d'œil, parce qu'ils sont aussi de cette période de révolution et d'insouciance où ils devaient imaginer justement, eux aussi un futur complètement fantasmé de voitures volantes et d'architectures arrondies.

Émilien Colin

Ce sont des moments musicaux qu'on a, nous, de temps en temps, en studio, en répèt, ou pendant les sound checks. On aime bien faire de l'afrobeat, du Pink Floyd. C'est sur une impro comme ça qu'on a décidé de le garder dans la chanson. Ce pont va bien avec le morceau. D'ailleurs, on l'a gardé pour le live.

Jean-Michel Fontaine

“2.0” m’a fait penser à ce célèbre aphorisme : si on avait la possibilité de retourner dans les années 50, on pourrait expliquer qu’en 2021, tout le monde ou presque dispose d’un appareil grand comme la main, qui permet d’accéder à toute la connaissance de l’humanité, et qu’on passe huit heures par jour dessus. A s’engueuler avec des inconnus et à regarder des vidéos de chat.

Sacha Maffli

C'est vrai !

Jean-Michel Fontaine

Ou, pour reprendre les paroles de la chanson, à "regarder la vidéo d’un mec qui fait une review sur un type qui a fait une critique sur un gars qui joue à un jeu vidéo." Sacha, est-ce que tu es plus heureux depuis que tu as perdu ton téléphone ?

Sacha Maffli

[rires] Oui, bien sûr ! Les autres sont quand même malheureux. Je vais quand même trouver un téléphone à touches. Je ne suis pas complètement sorti du truc, parce que j'ai encore mon ordi. Cela a beau être une fenêtre sur la connaissance humaine - on peut passer un Master en Chimie de chez soi, si on est motivé ! - mais en fait, c'est trop addictif. On passe les trois quarts de notre temps à regarder du rien. Je me sens beaucoup plus léger depuis que j'ai perdu mon téléphone. Je me suis remis à regarder les paysages quand je prends le train. Sans musique, sans vidéo, sans rien. Cela faisait trois ou quatre ans que cela ne m'était pas arrivé.

Jean-Michel Fontaine

Qui est "Savannah" ?

Sacha Maffli

C'est une fille que j'aime beaucoup.

Jean-Michel Fontaine

J'imagine... C'est une fille que tu aimes beaucoup, ou que tu aimais beaucoup ?

Sacha Maffli

Que j'aime encore beaucoup. C'est mon premier amour... Peut-être le dernier. C'est mon premier amour.

Jean-Michel Fontaine

En préparant notre entretien, je me disais qu'on pouvait la rapprocher de "Des cendres", mais comme "Des cendres" n'est pas une chanson de rupture... "Savannah" est une chanson sur un amour non partagé, ou déçu, ou fini, alors que "Des cendres" est une chanson pour une amitié perdue.

Sacha Maffli

"Des cendres" parle de plein de choses qui se mélangent, c'est une chanson très dense. On pourrait en parler pendant des heures. Je parle plus de mon amie décédée dans "Hier encore", alors que "Des cendres" fait plus référence à d'autres décès que j'ai eus dans ma vie, que je n'ai jamais pu mettre en musique. "Savannah", c'est clairement une chanson de rupture pure et simple, entre deux personnes qui ne savent plus trop comment s'aimer, qui se disent qu'il faut savoir se laisser s'en aller.

Jean-Michel Fontaine

Ce que je trouve intéressant, d'ailleurs, c'est que certaines de vos chansons pourraient laisser transparaître une certaine misogynie, une certaine ironie vis-à-vis des femmes. Et pourtant, "Clitocratie" est probablement l'une des chansons les plus féministes que je connaisse.

Sacha Maffli

C'est une chanson que j'ai écrite avec un ami qui s'appelle Antoine Rigal. Je ne voulais pas faire chier les chiennes de garde, mais on ne voulait pas non plus un truc trop complaisant, qui n'apporte aucun regard, et qui soit juste un soutien indéfectible à la cause féministe actuelle. Je ne sais pas si cette chanson est féministe, mais c'est mon regard : inverser les rôles dans une société des années 50 fantasmée, calquée sur les vieilles pubs dans lesquelles on disait, "Madame, votre mari rentre tard du travail...". J'ai juste inversé ce schéma-là.

Jean-Michel Fontaine

“L’hypocondrie est la seule maladie que les hypocondriaques croient qu’ils n’ont pas.” Quelle est la part d’autobiographie dans ce titre ?

Sacha Maffli

[rires] "Hypocondre", c'est quelque chose de très physique. Ça veut dire "en dessous des côtes". Quand les gens avait des douleurs sous les côtes, dans l'Antiquité, les médecins ne parvenaient pas à les soigner, donc ils leur disaient que c'était dans leur tête. La part de réalité, c'est que j'ai eu une période hypocondriaque assez intense, suite à la perte brusque de quelques amis. Cela m'avait beaucoup chamboulé. J'étais convaincu - et c'est le cas, en réalité ! - que tout pouvait s'arrêter en une seconde. C'est devenu complètement hypocondriaque, mais seulement sur les maladies foudroyantes. Les trucs qui te tuent d'un coup sec. C'est ce qui me faisait peur. Le cancer ne me faisait pas peur, parce qu'on a le temps d'assimiler, mais par contre, les maladies brutales, sèches... La plupart des gens aimeraient mourir de ça. Moi, pas du tout.

Jean-Michel Fontaine

Dans “L’herbe plus verte”, tu décris plusieurs situations qui peuvent provoquer la jalousie, mais cette chanson ne se moque-t-elle pas, fondamentalement, autant des personnes qui étalent leur bonheur, leur bogossitude, leur bien-être, que celles qui en sont jalouses ? Comme le chante Julien Régnier, “La façade est jolie”...

Sacha Maffli

Quand je regardais les gens que je n'aimais pas, les beaux gosses toujours contents, toujours joyeux, toujours en train de rigoler, ou bien les gens très beaux qui se pavanent sur Instagram, ou les gens qui ont trouvé une foi inébranlable en un truc new age, j'ai dû attendre d'avoir résolu le fond du problème, c'est-à-dire ce que je dis dans la chanson à chaque refrain : "moi qui suis malheureux..." Est-ce que ça vaut mieux que ces gens-là ? Le but, c'est que tout le monde en prenne pour son grade. Les couplets critiquent les gens qui étalent leur bonheur, et les refrains me critiquent moi, qui les critique.

Jean-Michel Fontaine

Si “Savannah” et “Des cendres” en sont également, “Hier encore” est la troisième chanson de rupture de l’album. Sacha, tu l’interprètes en duo avec Claire Passard, la sœur de votre batteur, Antoine Passard. Faire de ce titre mélancolique un duo est-il une façon de dire que quand une rupture a lieu, il n’y a pas de gagnant, juste deux perdants ?

Sacha Maffli

C'est joliment dit ! Émilien nous avait apporté les accords. C'était une chanson qui parlait de fin du monde, mais dont le thème était trop proche de celui de "Asphyxie". Du coup, on n'a pas pu prendre le texte, mais j'ai écrit un autre texte par dessus, et cela a donné "Hier encore". Je sortais d'un enterrement. J'enterre beaucoup de gens en ce moment, c'est comme ça. Quand j'ai écrit "Hier encore", cela parlait de la mort. Mais les autres membres du groupe m'ont dit que deux chansons qui parlent de mort, de deuil, dans un album, c'était peut être un peu trop. Je n'ai jamais dit le mot, mais tu peux entendre la chanson des deux façons. Tu peux l'entendre comme une chanson de rupture. Tu peux aussi l'entendre comme une chanson de deuil. Je l'ai écrite comme une chanson de deuil, mais on l'a fait passer pour une chanson de rupture. On la maquille.

Émilien Colin

A la base, c'était un dialogue, mais c'est plus intéressant de rendre le thème plus vaste, plus vague, et l'interprétation plus large. Les accords se prêtaient à une bossa nova, un peu à la Gainsbourg. Le duo, entre un homme et une femme, donne une dimension plus ample à la chanson.

Sacha Maffli

Et puis, effectivement, tu as raison, le regard qu'apporte Claire sur ce morceau... J'aime bien cette idée que dans une rupture, il n'y a pas un gagnant, mais deux perdants. C'est très joliment dit !

Jean-Michel Fontaine

L’une de mes chansons préférées des Fils du Facteur, que l’on peut trouver sur votre troisième album, s’appelle “Quand tu t’en vas”. Globalement, votre force, c’est d’aborder l’amour sur un jour très différent, mi-figue, mi-raisin.

Sacha Maffli

Tous les sentiments sont complexes, mais l'amour est un des sentiments les plus bizarres, parce qu'il nous met tout le temps face à des contradictions. On pense penser quelque chose et puis deux jours après, ça change complètement. "Savannah" est la chanson la plus "cliché" que j'ai écrite. C'est une chanson de rupture très premier degré, avec peu de nuances. "Quand tu t'en vas" est plus proche de la réalité de l'amour. C'est cette chanson-là qui la dépeint le mieux.

Jean-Michel Fontaine

La première fois où j’ai entendu “C’est trop beau”, je me suis dit, “oh non, Sacha a écrit une chanson d’amour au premier degré". Le crescendo de la chanson m’a d’ailleurs fait imaginer, à un moment, que Garou pourrait l’interpréter telle quelle. Le dernier couplet m’a rassuré quant au fait que c’était peu probable. J’ai cru comprendre que ce titre était initialement destiné à être interprété par une femme. Est-ce qu'il y avait cette pirouette, à la fin, déjà, quand tu l'as écrite, en imaginant qu'elle pourrait être chantée par une femme au premier degré, ou alors il y avait déjà cette fin, qui montre qu'en fait, la personne qui la chante s'est plantée ?

Sacha Maffli

Je l'ai écrite avec ma colocataire de l'époque, qui s'appelle Audrey Seydoux. C'est d'ailleurs la sœur d'Antoine Rigal, avec qui j'ai écrit "Clitocratie", si tu veux tout savoir [rires]. A l'époque, j'étais tombé complètement fou d'une fille, mais c'était fou de désir. Ce n'était pas de l'amour. Elle était extraordinairement belle, et elle m'avait inspiré cette chanson. Je voulais faire un hommage au sexe. Je galérais un peu sur mes mots, alors j'ai demandé de l'aide à Audrey. Elle m'a dit, "c'est bien, mais c'est un peu trop. Le mec est en train de se raconter une histoire." Et c'est là que j'ai compris que moi aussi, j'étais en train de me raconter une histoire, un truc complètement énorme, avec quelque chose qui n'était pas si grand. Audrey m'a donné l'idée de cette fin : la fille n'a pas du tout vécu la même chose. Cette chanson n'a pas été écrite pour une fille mais par contre, j'aimerais proposer à une chanteuse une chanson de réponse : comment cette fille a vécu cette histoire, pour que finalement, elle ne le rappelle jamais. Pour cette fille, ça s'est passé une fois, c'était très bien, alors que lui est tombé complètement amoureux. C'est ce décalage-là que j'aimais bien.

Jean-Michel Fontaine

Je crois savoir que vous avez proposé à une chanteuse qui nous affectionnons tout particulièrement tous les trois d'écrire la chanson de réponse en question. Est-ce que vous le lui avez déjà proposé ?

Sacha Maffli

Pour l'instant, vaguement, mais il y a déjà très longtemps. Il faut que je lui en reparle. Je ne le lui ai pas encore proposé officiellement.

Jean-Michel Fontaine

Avec d'autres paroles, “J'm'en fous” avait le même potentiel fédérateur qu'une chanson comme “Love is all”. Comment est né ce titre ? Il y a un tel décalage entre la musique, qui est super enjouée, et les paroles, qui sont horribles ! J'ai honte, fondamentalement, d'aimer cette chanson, tellement elle est horrible [rires].

Sacha Maffli

Et encore, tu n'as pas vu le clip qu'on prépare ! [rires]

Jean-Michel Fontaine

Je me réjouis, je me réjouis ! [rires]

Sacha Maffli

C'est le texte dont je suis le plus content dans cet album, parce que même si c'est du second degré, je sais que intégralement, tout ce qui est dit dans ce morceau est la stricte vérité. C'est d'un premier degré abyssal. La contradiction, quand on vit dans un pays comme la Suisse, c'est que c'est un peu Disneyland sur le dos de pauvres gens qui alimentent notre mode de vie. Ça me faisait penser aux mensonges des dessins animés pour enfants. On te vend un monde tout joli, tout propre, tout neuf, tout génial, et en fait, c'est très loin de la réalité. C'est ce décalage-là que j'ai voulu créer dans la composition. Une ritournelle super naïve. Il y a un orgue de Barbarie qui vient à un moment donné. On pourrait tout à fait imaginer un personnage déguisé en Casimir qui vient participer au morceau, alors qu'on ne dit que des vérités ultra crues et ultra brutales.

Jean-Michel Fontaine

Sur certaines de vos chansons, il y a un décalage flagrant entre les paroles, le thème abordé, et le style musical qui peut parfois suggérer l’exact opposé. Est-ce pour mieux brouiller les pistes ? Ou est-ce pour renforcer ce décalage du fait que vous n'êtes pas dupes de la société dans laquelle on vit ?

Sacha Maffli

Ce décalage vient effectivement du fait que l'on n'est pas dupes, mais, je n'ai pas la prétention de penser que je suis mieux qu'un autre. Je suis aussi complètement embarqué dans ce système, même si j'ai un mode de vie peut-être différent de celui d'un assureur. Je profite aussi de toutes ces contradictions du monde d'aujourd'hui . Le décalage m'aide à rester intègre à l'intérieur de moi. Je ne suis pas un prédicateur de bonne conscience. Je n'ai pas la solution non plus mais par contre, j'aimerais bien qu'on la cherche ensemble.

Jean-Michel Fontaine

Sénèque a dit, ”La vie, ce n'est pas d'attendre que l'orage passe, c'est d'apprendre à danser sous la pluie.” Est-ce pour mieux conjurer la crise que nous traversons depuis mars 2020, et tout particulièrement les artistes, que vous avez écrit ce titre à la fois grave et délibérément optimiste qu’est “Danser sous la pluie” ?

Sacha Maffli

C'est un mélange de tout. Je l'ai écrite un peu comme Renaud avait écrit "Manu" à l'époque, à la deuxième personne, en disant "tu" à quelqu'un, mais en vérité, c'est à moi que je parle. Je soulève chacune des problématiques de la désespérance, dans les couplets. Et le refrain donne cette solution, à travers cette citation célèbre. Je me suis juste permis d'ajouter, "quand tu passes plus entre les gouttes"... eh bien il faut danser sous la pluie.

Jean-Michel Fontaine

D’ailleurs, vous êtes généralement plus cyniques que Sénèque. Sachant que vous aviez écrit “Asphyxie” avant la crise du coronavirus, êtes-vous encore plus désabusés qu’avant, ou alors vous avez encore foi en l’avenir, grâce à cet album, qui a beaucoup de cachet ? (Le fameux cachet qui fait foi). Comme il n'y avait pas de jeu de mots en rapport avec La Poste sur le titre de votre quatrième album, il fallait bien que je le fasse moi.

Sacha Maffli

Pour l'instant, honnêtement, c'est difficile à dire. C'est tellement le flou concernant notre avenir dans la musique. Est-ce qu'on va pouvoir encore en faire ? À quoi ça va ressembler, le monde d'après ? Je ne crois pas qu'on ait jamais été cyniques. Je ne suis pas un apologiste du vide. Parfois, j'aimerais remonter les bretelles, un peu, aux gens. C'est plus une façon de leur dire qu'il faut qu'on se regarde en face si on veut avancer. Et nous aussi, on s'est bien regardés en face pendant cette période-là. Ça fait deux ans qu'on se regarde bien en face, et on se réjouit de regarder de nouveau le public en face.

Émilien Colin

J’aimerais d’avantage voyager pour partager notre musique et voir du pays. Et donner de beaux concerts. Ce nouveau live est prometteur et nous ouvre plein d’opportunités

Jean-Michel Fontaine

Je vous vois bien écrire des chansons pour d’autres interprètes, pour des femmes, notamment. Rêvons un instant. Vous pouvez écrire pour qui vous voulez. Ce serait qui, et pour parler de quoi ?

Sacha Maffli

Pour Alizée ! Passer derrière Mylène Farmer, ce serait génial. J'aurais beaucoup aimé lui faire chanter "J'm'en fous", quand elle avait 16 ans et qu'elle sortait de "Graines de star", mais aujourd'hui, ça aurait moins de sens.

Émilien Colin

Je pense qu'on a envie de collaborer ou de jouer avec des gens parce qu'on aime bien leur son. Jouer sur scène, enregistrer en studio ensemble, plutôt que d'écrire des chansons pour d'autres.

Jean-Michel Fontaine

Depuis mars 2020, de nombreux artistes ont organisé des concerts en ligne, ont partagé leur quotidien, leurs doutes, leurs frustrations. Avez-vous discuté de votre situation durant cette période avec d’autres artistes ?

Sacha Maffli

Oui, bien sûr. Un des effets bénéfiques de tout cela, en tout cas en Suisse, c'est que cela a soulevé le problème de la précarité des artistes et de la non-existence de statut pour les musiciens de musiques actuelles. Les gens sont beaucoup plus soudés. Il faudrait qu'on arrête ces petites jalousies, cette compétition entre artistes. J'espère que cette crise aura mis un coup de grâce à ça. Il va falloir que les artistes suisses se mettent ensemble si on veut arriver à quelque chose.

Jean-Michel Fontaine

Pour moi, vous faites partie d’une famille de chanteurs comme Tim Dup, Ben Mazué, Bastien Lanza, Phanee de Pool, Leila Huissoud, Govrache, Eddy de Pretto, c’est-à-dire des chanteurs et des chanteuses dont on reconnaît les influences, mais qui ont su les digérer pour raconter leurs propres histoires à leur façon, en insufflant une certaine modernité, un renouveau, une fraîcheur. Que pensez-vous apporter à la chanson actuelle ?

Émilien Colin

Au début, on faisait beaucoup de reprises, on a interprété, réinterprété à notre manière. Nous avons observé, mais nous n'avons pas eu envie de faire pareil. A force de réadapter des morceaux des autres, nous avons pu inventer notre propre style avec les textes de Sacha. Au fil des disques, on s’est sortis de la case chanson festive que nous avions beaucoup (trop) entendue. Nous avons donc pris un virage plus pop, naturellement, en gardant notre ADN et nos instruments acoustiques.

Sacha Maffli

Les choses ont changé. C'est un peu la fin des idoles. Il y a tellement de gens maintenant, qui font des choses tellement bien, que j'essaie de ne plus penser à ce que je peux amener à tout ça. Parce que sinon, ça me fout le vertige. Dès que tu as une bonne idée, tu la tapes sur Internet, tu vois que quelqu'un l'a déjà eue avant toi. Ce qu'on essaie d'amener dans la chanson, dans les spectacles, avec les médias, c'est vraiment de la légèreté, de la simplicité à travers des sujets, tout en faisant des choses construites, réfléchies et travaillées. Je n'ai pas envie de faire de la chanson paillarde non plus, ou de faire des trucs pour amuser la galerie. Mais par contre, j'aime les gens qui ne se prennent pas au sérieux. J'aime la fragilité, "Les gens qui doutent", pour citer Anne Sylvestre. Ce sont ces choses-là qu'on essaie d'amener. Je n'aime pas trop cette société du spectacle et cette lutte des ego dans la nouvelle musique qui vient. Je pense qu'on peut faire les cons tout en racontant des choses très sérieuses. Cela a encore plus d'impact. Donc, si on veut amener quelque chose à la chanson, c'est un peu de légèreté.

Jean-Michel Fontaine

Le point commun entre tous les artistes que j'ai cités et vous, c'est un certain détachement vis-à-vis des histoires que vous racontez dans vos chansons, c'est que vous êtes sincères, mais pas dupes. Est-ce que parmi les noms que j'ai cités, il y a des noms qui vous paraissent évidents ?

Sacha Maffli

On connaît bien Phanee. On l'a découverte à la médaille d'or de la chanson, à ses tout débuts. On l'avait fait jouer à Vevey. Je connais Leïla grâce à Nicolas Vivier, le chanteur de Hector ou rien. Ils jouaient dans Kaceo. Nous avons le même tourneur, Limouzart, que Govrache. Govrache est très bien, très premier degré, plus dans la poésie, un peu à la Abd al Malik ou Grand Corps Malade. Ben Mazué, j'aime bien son côté crooner, un peu Sinatra, beau gosse français. Je ne connais pas les autres que tu as cités.

Jean-Michel Fontaine

La dernière question est de Raphaël Noir. qui a mis en scène votre nouveau spectacle. Je vous la lis : "Ils sont adorables ces mecs ! Je les aime beaucoup. Je trouve leur nouvel album magnifique. Je me suis pris une grosse claque. Une écriture très belle, un univers musical très très chouette. Tu peux leur poser cette question : à part l’effet chorus sur l'accordéon d’Émilien et la guitare électrique pour Sacha, qu’est-ce que vous avez retenu de votre travail avec moi ?"

Sacha Maffli

[rires] J'aime beaucoup Raphaël. Il est très pro, mais en même temps, il dit qu'il faut se marrer. Tu sens que l'important, c'est avant tout de faire du bons matos. Moi, ce que j'ai retenu de Raphaël, très premier degré, c'est que je fais super gaffe à ma diction. Et toi Émilien ?

Émilien Colin

C'est un véritable chef d'orchestre. Il a proposé des choses superbes pour valoriser les morceaux. C'est la personne dont on avait besoin. Il a su sentir ce qu'on voulait transmettre, parce que cela le touchait aussi. Il avait envie de travailler avec nous. Le résultat est vraiment bien. C'est un chef d'orchestre / metteur en scène incroyable.

Jean-Michel Fontaine

Cet entretien va être diffusé sur un site, une page Facebook, consacrés à Jean-Jacques Goldman. Que représente-t-il pour vous, à part quand vous chantez "Pour que tu m'aimes encore" à moitié bourrés ?

Sacha Maffli

[rires] J'ai mis du temps avant de m'y mettre. Mon père était beaucoup de Gainsbourg, Ferré... Pour lui, Goldman, c'était un peu le mal. Ça faisait partie de ces artistes français qui avaient dénaturé la chanson. J'avais le même avis que mon père, jusqu'à il y a quelques années en arrière. C'est mon meilleur ami, Antoine Rosselet, qui m'a dit, "creuse un peu Goldman, quand même". Alors j'ai creusé Goldman, et maintenant, à chaque fois que j'entends une chanson de Goldman, même si elle n'est pas interprétée par lui, je la reconnais directement. Goldman, c'est devenu un de mes plaisirs coupables. À chaque fois que j'écoute une chanson de Goldman, c'est très rare que je sois déçu. Ça marche à tous les coups ! Il a vraiment une patte. Il a un feeling inexplicable pour la pop. C'est la pop incarnée. C'est la pop faite homme en français. J'ai beaucoup de respect pour Jean-Jacques Goldman.

Émilien Colin

Il aurait pu devenir une super star encore plus populaire. Mais comme il ne se montre pas trop, il est devenu une légende vivante un peu invisible. Je trouve que Goldman est une sorte de légende vivante populaire et mystérieuse qui fascine depuis toujours. Ses compositions et ses textes sont très intéressantes, il laisse l’interprétation libre du sens à chaque auditeur.

Jean-Michel Fontaine

Ce sera le mot de la fin.

Sacha Maffli

Merci pour cette interview. C'était cool. C'est rare d'avoir des interviews autant en profondeur. Ça se voit que tu as écouté tous les morceaux, que tu as pris le temps pour la préparer. Merci pour la qualité.

Jean-Michel Fontaine

Cela faisait longtemps que je n'avais pas écouté un album deux fois par jour, tous les jours, avec le même plaisir. C'est maintenant devenu mon album préféré des Fils du Facteur. A chaque fois que je l'écoute, je découvre d'autres facettes que je n'avais pas imaginées les premières fois. Votre album est un mille-feuilles de couleurs, d'émotions, de paroles, de sensations, qui fait que, par exemple, pour moi, "Des cendres" était une chanson de rupture, mais comme tu l'as dit, chacun l'interprète comme il veut. Merci à vous pour cet album magnifique. Je me réjouis tellement, mais tellement, de vous revoir sur scène, avec Leïla Huissoud.