Carte Blanche à Alban Bourdy (29 juin 2019)

Cartes Blanches

Né en 1983, alors que vient de sortir l’album Minoritaire avec Quand la musique est bonne et Comme toi, je ne peux être qu’un enfant de Jean-Jacques Goldman. C’est cet album qui l’a porté tout en haut de l’olympe de la chanson française. Il m’a bercé depuis ma vie intra-utérine. Tout le monde aimait Goldman dans ma famille, et on pourrait presque dire que tout le monde en France aimait Goldman (abstraction faite de quelques rageux journalistes).

De 1985 à 1990, la pochette de l’album Non homologué était affichée dans la salle à manger puisque située en bout de la rangée de vinyles 33 tours que nous avions. La galette était souvent jouée, j’adorais les titres, et cette pochette avait un effet très fort sur moi, c’était comme une présence chaleureuse dans la maison. Jean-Jacques était un ami. L’ami discret, bienveillant et généreux que l’on perçoit dans sa voix, son sourire, son regard et ses chansons. Je trouvais qu’une certaine lumière émanait de lui, en particulier sur cette pochette. Vivant dans un monde de femmes, j’avais vraiment du mal avec les hommes, je les trouvais tous laids et comme sales, et lui je le trouvais beau, très propre, très pur. Avec le recul, sans l’avoir jamais mentalisé, j’ai l’impression que je me suis fait un modèle de Jean-Jacques. Il incarnait la possibilité difficile à croire que l’on pouvait être un homme sans être un salaud, il dessinait une voie à suivre, il donnait un espoir, il représentait dans mon monde d’enfant un modèle masculin digne et loin de tous les fiers à bras et les pédants qu’on voyait partout et qui me faisaient horreur.

J’ai su assez jeune que Jean-Jacques était comme moi balance ascendant lion, fêtant son anniversaire le 11 octobre, soit deux jours avant moi dans le calendrier (j’ai su cela au détour d’une fiche Star Club lui étant consacrée, Star Club était un magazine que je trouvais abrutissant mais que mes parents m’achetaient parce qu’il y avait des fiches paroles et qu’ils voulaient que je repère par l’écrit les mots des chansons anglophones). Là encore, consciemment je n’y ai rien vu de spécial mais je me suis rendu compte que cela m’avait conforté dans une construction s’appuyant sur son exemple positif pour ne pas vaciller. Le fait que je retenais enfant est qu’il parlait d’une Sarah dans Comme toi, et que ma cousine s’appelait Sarah, une de mes nombreuses cousines mais celle qui comptait, celle avec qui nous avons été élevé-e-s comme jumeaux. Cette simple mention d’une enfant qui s’appelait Sarah entretenait une espèce de connivence pour moi avec JJG.

Une oreille attentive aux textes de ses différents albums m’a beaucoup aidé durant l’adolescence, le sage philosophe et chanteur de rock communique une façon d’être et de penser qui est en quelque sorte l’antidote à toutes les dérives de la société contemporaine de consommation et de compétition.

J’ai été scotché par les albums Rouge et En passant qui sont sortis entre mes dix et mes quinze ans. J’étais fan des musiques de Jean-Jacques, de son univers qui était déjà riche et varié, et dans ces deux opus il se réinvente. Rouge ouvre des portes d’une virtuose diversité incroyable, avec un son et un univers complètement aux antipodes des FM de l’époque sur lesquels il continue pourtant de passer en boucle. Et après ce feu d’artifice, En passant est en premier effet une claque de sobriété mais dévoile en fait une multitude de subtilités, comme si on avait affaire à un prolongement dans la dimension miroir du travail entrepris. D’abord déçu par En passant, et son apparente tiédeur (surtout que l’album est annoncé en radio et single par Sache que je, titre de quelqu’un qui n’arrive pas à dire je t’aime, ce qui calme les ardeurs quand on est resté sur Pour que tu m’aimes encore… - bien que, même dans cette dernière, quand on réalise bien, il n’y a jamais de « je t’aime » mais un « tu m’aimes »), je vais au fil des écoutes développer un lien des plus forts avec cet opus élégant et soigné. Rouge était un album empreint ci et là d’une fureur inhabituelle à l’œuvre de Goldman, et là on tombait au point zéro, juste peut-être un peu de fureur rentrée sur Les Murailles. J’ai cru à tort à la première écoute passer d’un tour du monde à un pique-nique au lac du coin. Ça ne brille pas, ça ne vous agrippe pas immédiatement, mais bon Dieu ce que c’est richement goûteux ! D’abord désorienté de passer de la luxuriante végétation de Rouge au jardin d’hiver En passant, de passer des arabesques électriques cosmopolites spectaculaires au dépouillement acoustique jonché de rythmiques lentes, riches et subtiles, de passer des chœurs éclatants donnant le frisson à la voix seule de Jean-Jacques (voix murmurée sur Quand tu danses, empreinte de fêlure sur Sache que je et Les murailles), je vais finalement presque préférer cet intime qui sait être encore plus intense à qui sait le goûter. Et puis, on ne devrait pas être si surpris du son et de la teinte d’En passant, elle était annoncée un an avant environ par Aïcha, écrite et composée pour Khaled, même si j’avais espéré a priori que Jean-Jacques situe ses nouvelles œuvres plus dans le sillage du second titre offert à l’Oranais, le virevoltant et symphonique Le jour viendra.

En passant m’a imbibé, cet album m’a aidé à m’installer dans une posture d’écrivain. Une posture qui semblait s’imposer puisque j’écrivais tout le temps, sur tout, mais qui me terrifiait parce qu’il me semblait en observant le regard des autres sur moi qu’elle faisait de ma personne un monstre. Tout était dit est LA chanson par excellence qui me colle à la peau, c’est la posture même de l’écrivain, du solitaire, du décrypteur, de l’observateur et de l’admirateur des gens (et surtout des femmes). Cette chanson, c’est tout ce que je suis, c’est toute ma façon d’être. Le coureur m’impressionne encore plus, surtout maintenant, parce qu’en tant qu’auteur devenu professionnel je vois là le truc auquel on tend à se rapprocher mais qu’on atteint jamais. Tout est là, sans emphase ni distance, avec une justesse chirurgicale, l’histoire d’une personne, l’histoire d’une vie, l’histoire d’un continent, l’histoire d’une civilisation, l’histoire de l’évolution, l’histoire des rapports entre les êtres et les cultures, l’argent, la compétition, l’absurdité, le rapport à la planète, le pathologique, la conscience humaine, le jugement, les paillettes, la gloire, le sens de l’existence, l’éternel recommencement, le doute, le rythme de la vie, la soif du toujours plus, le mépris, le rapport de l’humain à la nature, le cynisme, les racines, le déracinement, le hasard, la douceur, la fureur des foules, la notion d’étranger. Et tout ça en quelques phrases habillées de musique à la perfection, chanté par une voix globalement sobre mais avec ci et là des concentrés d’émotion lâchés au bord de l’étranglement. L’émotion la plus brute y côtoie la sagesse philosophe. Je me suis souvent placé dans la position du protagoniste, la position de celui qui ne peut se prononcer sur ce qui est une bonne chose ou ne l’est pas. Si je suis vraiment honnête et que je prends du recul, il me semble qu’il n’y a, sans cynisme, aucune autre position qui soit pertinente. Et j’ai toujours été choqué que personne autour ne semble être dans ce positionnement, mes semblables étant toujours à s’enflammer sur des jugements souvent passionnels et totalement subjectifs. Je me sens un point commun avec Jean-Jacques là-dessus, il me semble que cela fait partie de ce qui le fait se qualifier de « minoritaire », qui le fait se qualifier d’ « irréductible en terrain hostile » (propos tenu dans l’émission sur M6 Music diffusée lors de la sortie de Chansons pour les pieds). Je me reconnais aussi dans le paradoxe, Jean-Jacques se sent minoritaire et en terrain hostile alors qu’il est la personnalité préférée des français, personnellement je suis hypersensible alors que je suis pourtant détaché de beaucoup de choses.

Une scène m’a profondément marqué et a été de ces instants qui étrangement déterminent un sens à notre existence. C’était l’année de mes dix-neuf ans, j’étais assez désorienté, je marchais sur le bord d’une route et tout me semblait totalement absurde, incompréhensible, froid. J’ai alors entendu Je marche seul s’échapper d’une voiture qui passait. La chaleur et la lumière sont alors revenues spontanément dans mon cœur et mon corps. Je savais qui j’étais et à quel monde j’appartenais. Je reprenais conscience de la saveur de ce qui coulait dans mes veines. Je me sentais à nouveau connecté au monde, à l’enfant que j’ai été et que je ne cesserai jamais d’être, aux autres. Là encore paradoxe de se reconnecter aux autres en entendant une chanson narrant la solitude…

Jean-Jacques Goldman m’a très souvent fait office de phare éclairant les nuits de mon âme.

Son succès et sa popularité sans égal ont toujours été pour moi un gage de justice, de bon sens. Un gage que le monde n’est pas absurde dès lors que quelqu’un y introduit quelque chose de vrai, de talentueux et de sincère. Un gage que ces valeurs sauront toujours être reconnues au-delà du tumulte apparent.

Je ne sais pas s’il est plus raisonné de s’émerveiller de ce qu’incarne Jean-Jacques (l’exigence de qualité, la sobriété, l’humilité, l’altruisme, l’humanisme, le goût du travail, la générosité, le lien social, le vivre-ensemble, l’amitié, la loyauté, la mémoire, la responsabilité, l’anti-marketing, etc.) ou de s’indigner de tous les artistes à succès qui en sont à mille lieux, personnellement je préfère voir le verre à moitié plein.

Petite mention spéciale à Nous ne nous parlerons pas où l’on retrouve cette posture de l’écrivain et qui a souvent instillé de la tendresse et de la délicatesse dans ma vie aux moments où celle-ci en manquait cruellement. Mention spéciale aussi à C’est ta chance, Il changeait la vie, Nos mains et Ensemble, ces titres m’ont accompagné et m’ont porté quand il a fallu acquérir un supplément d’âme pour mener à bien telle ou telle chose.

Paimpont, le 29 juin 2019

Alban Bourdy est né à Courcouronnes, dans l’Essonne. Diagnostiqué surdoué à l’âge de 5 ans, il connaîtra un parcours scolaire chaotique et s’adonnera presque maladivement à l’écriture comme activité principale et systématique. Après des expériences théâtrales avignonnaises, il ouvrira une librairie à Marseille, avant de se retrouver embrigadé par amour dans Ashram Shambala, un mouvement sectaire d’origine russe (une expérience qu’il relate dans un livre témoignage, et aussi dans une trilogie de romans parue entre 2013 et 2014). Il a été invité au salon Livre Paris 2016 (pour Autopsy d’un Enfoiré, une autofiction qui nous entraîne au sein de la troupe des Restos du Cœur), et a publié en tout une douzaine d’ouvrages, dont un en anglais (édité aux Etats-Unis). Il est régulièrement invité à tenir des conférences sur les surdoués ou sur l’embrigadement sectaire. Il a créé en 2017 l’association Surdouessence qui s’occupe de faciliter la connaissance et la prise en considération du Haut-Potentiel, notamment en organisant des salons sur la thématique (ce qui n’avait jamais été fait avant et qui attire un nombreux public).