Ma force, ma dissonance, ma source et ma dissidence

Cartes Blanches

1982. Un matin de juin. J’ai onze ans. Angoissé, j’écoute la radio. Je sais que dans quelques heures, je recevrai mon bulletin de notes. Tout bêtement, je décide que si on passe une chanson que j’aime, tout ira bien. Je me dis en quelque sorte qu’il suffira d’un signe. Je ne croyais pas si bien dire ! Plus tard, je me retrouve premier de la classe.

C’est comme ça que je découvre Jean-Jacques Goldman. Ou, plus précisément, que je découvre les chansons de Jean-Jacques Goldman. Parce que finalement Goldman lui-même, je le connais très peu. Je ne suis pas un grand fan de la presse people. Lui non plus, d’ailleurs. Je regarde rarement la télé. Je n’ai jamais eu la chance de le voir en concert. Par contre, les chansons de Goldman, je les ai toutes sur cassette et je les écoute en boucle dans mon walkman, souvent seul dans ma chambre. Et ça devient la BO de mon adolescence.

Eh oui. Mon adolescence commence plus ou moins ce matin-là. Avant Goldman, la musique que j’écoute c’est celle que mes parents m’ont transmise. C’est Brel. C’est Aznavour. C’est Nana Mouskouri. C’est Johnny. C’est Cloclo. Je reçois, avec cette musique, les chemins bien fléchés qu’on m’a organisés. On me répète que je suis un enfant doué. Que j’arriverai là-haut, tout au bout de l’échelle. Que je connaitrai les passions, le monde et l’argent. Et on me pousse encore, encore et toujours encore plus fort.

Après Goldman, je commence à choisir non seulement la musique que j’aime mais aussi la vie que je veux. Pour moi, l’adolescence consiste d’abord á crier (à voix basse, je le confesse) : "Papa, quand je serai grand, je sais ce que je veux faire. Je veux être un minoritaire."

Aujourd’hui, cette vie, je crois l’avoir réussie. Même si, pour certains, dans tout ce que je suis et dans tout ce que je revendique, je ne le suis pas assez. Pas assez black. Pas assez français. Pas assez anglais. Pas assez homo. Pas assez prolo. Pas assez intello. Ça me plait d’être un professeur, un simple professeur.

Est-ce que les chansons de Goldman m’ont influencé ? Sans doute. Mais je crois surtout que j’ai retrouvé dans ces chansons quelque chose qui resonnait fort avec des valeurs et des sentiments que j’avais déjà au fond de moi. Très souvent d’ailleurs, elles ont pris pour moi un sens très personnel.

"Je marche seul" raconte mes angoisses d’adolescent. "Veiller tard" a bercé mes insomnies. "Laëtitia" exprime ma douleur quand mon meilleur ami a découvert qu’il était aussi mon premier amour, et a décidé de ne plus me revoir. Les quelques personnes qui m’ont offert une oasis dans le désert de ma solitude étaient "de ma famille, bien plus que celle du sang." Et quand je les quitte à dix-sept ans pour poursuivre mes études en Angleterre (d’où je n’ai pas appris à revenir) dans ma tête je les entends me chanter "Puisque tu pars."

J’ai acheté un jour le livre de paroles et musique de "Entre gris clair et gris foncé" et j’ai appris avec à jouer un peu au piano et à la guitare. Ça m’aidera à garder toute ma vie, cette tendance à me replier sur les chansons de Goldman, surtout dans les moments difficiles. Et si les paroles ne conviennent pas à exprimer exactement ce que je ressens, je pose mes mots sur la musique.

Récemment, j’ai pleuré les derniers jours de mon couple en chantant sur l’air de "Doux" : "I don’t know what to do. How to make things right for me and you." (1) Et il m’arrive encore de penser à mon ex et de lui demander, en grattant sur ma guitare les accords de "Quand tu danses" : "Do you ever think of me ?" (2)

Je dois préciser que Goldman ne m’inspire pas que la mélancolie. Ses chansons ont aussi accompagné mes plaisirs, mes joies et mes succès. J’en garde des très bons souvenirs, parfois hilarants. Comme quand en 96, pour le concert de fin d’année du collège, je joue "Appartenir" au piano et je demande à mes élèves de quatrième de chanter des lettres au Père Noël dessus. Ils ont écrit les textes et on a répété. A tour de rôle, ils demanderont la paix dans le monde, la fin de la disette en Afrique, une solution pour la couche d’ozone, un traitement pour le cancer, des choses comme ça. En plein concert, le farceur de la classe nous surprend : "I want the Spice Girls in my bedroom. We shall have sex every afternoon." (3)

  • (1) Je ne sais pas comment faire pour arranger les choses entre nous.
  • (2) Est-ce que parfois tu penses à moi ?
  • (3) Je veux les Spice Girls dans ma chambre pour faire l’amour chaque après-midi.