Évangile selon Saint-Marc : Aymon-nous les uns les autres
Chroniques
Quand le ours rencontre l’astronaute
Au départ, il y a deux solitudes qui se frôlent sans jamais vraiment s’attraper. Marc Aymon, l’astronaute valaisan, a souvent eu la tête dans les étoiles et le cœur à la dérive. Jérémie Kisling, le ours lausannois, sort rarement de sa tanière, et préfère la solitude de sa sensibilité exacerbée à l’effusion des sentiments partagés.
Pendant des années, ils se sont croisés sans s’apprivoiser. Il aura fallu un coup de fil, un rendez-vous à Paris, une main tendue au bon moment pour que le dialogue commence — au piano, dans une langue qui leur est propre, faite de mélodies murmurées et de blessures mises en musique.
Le miracle de humains, c’est cette collision douce entre deux tempéraments que tout oppose en surface, mais que tout rapproche en profondeur. L’un, solaire, en quête d’élévation. L’autre, lunaire, en quête de sens. Ensemble, ils trouvent un équilibre nouveau : l’énergie du feu de camp et la lenteur des grands froids. La pulsation du cœur et le battement d’ailes. Le souffle court et la respiration en profondeur.
De leur rencontre naît un disque qui ne cherche pas à épater mais à consoler. Un disque qui ne monte pas sur scène pour briller, mais pour dire merci, tout bas. Merci aux vivants, aux absents, aux compagnons d’un instant. Et surtout, merci à ce lien qui, même quand tout semble cassé, nous retient encore.
Quand le ours rencontre l’astronaute, le ciel devient habitable.
SOMMAIRE
Quand le ours rencontre l’astronaute
Le désert intérieur
L’étoile et la main tendue
Le château et la constellation
Les mots enfouis, les amours souterraines
L’évangile selon Saint-Marc
Humains, humblement
Le désert intérieur
Il arrive parfois que le rêve, une fois réalisé, laisse place au vide. C’est ce qui est arrivé à Marc Aymon au lendemain de Ô bel été !, ce projet lumineux et patrimonial qui l’avait emmené sur les routes du monde entier. Succès public, reconnaissance critique, concerts dans 23 pays, 10'000 exemplaires vendus. Sur le papier, tout allait bien. Mais à l’intérieur, le chanteur valaisan était en ruine.
« J’ai réalisé mon rêve d’enfant, mais quand je suis rentré à la maison, je n’avais nulle part où aller. » (01)
Dans les valises, l’épuisement. Dans la poitrine, une colère sourde, impossible à dire, impossible à poser. Les départs de proches — sa mère, des amis — n’avaient pas été pleurés. Pas le temps. Il fallait sourire, chanter, continuer. Jusqu’au burnout. Jusqu’à ce que plus rien ne tienne.
Alors, il a fallu se taire. S’arrêter. Écouter le silence après la dernière note. Faire face à ce qui remontait, comme un trop-plein qu’on ne pouvait plus contenir. humains est né là, dans ce moment fragile, au bord du vide. Quand on ne sait pas encore où l’on va, mais qu’on sait qu’on ne peut plus continuer comme avant.
« J’étais très en colère, avec beaucoup d’émotions que je n’avais pas gérées. » (02)
Dans cette première traversée du désert, il y a déjà un appel sourd. Une intuition : il faudra réapprendre à écrire, à faire de la musique, mais autrement. Non plus pour prouver, mais pour guérir. Non plus pour séduire, mais pour retrouver la joie. Il faudra oser demander de l’aide. Et espérer qu’en face, quelqu’un tende la main.
Ce creux-là, cette désorientation profonde, est le point de départ de l’album humains. Son silence fondateur. Ce n’est pas un disque né d’un désir, mais d’un besoin. Pas une ambition, une nécessité.
L’étoile et la main tendue
C’est l’histoire d’un silence qui rencontre une main tendue. Marc Aymon, encore englué dans sa colère et son épuisement, prend un train pour Paris. À bord, une idée fragile, presque une supplique : proposer à Jérémie Kisling de faire de la musique ensemble. Pas pour sauver quoi que ce soit, juste pour essayer. Pour voir si l’on peut, à deux, rallumer une lumière là où tout vacille.
« Je vais te faire une proposition, mais j'aimerais que tu répondes. Pas forcément "oui" ; j'espère pas "non".» (03)
Cette main tendue, c’est peut-être déjà le début d’un autre que soi. Jérémie accepte. Ils se retrouvent autour d’un piano. Et là, presque sans prévenir, "L’oiseau" naît. Une chanson simple et nue. Un oiseau tombé au sol, incapable de voler, traversé de colère… mais qui, déjà, rêve d’air.
« Je le sais bien, je le sais bien / C’est moi qu’elle viendra dévorer. »
Dans la foulée vient "Un autre que moi", cet autre soi qu’on voudrait devenir, pour se libérer du poids, du passé, des attentes. Deux chansons seulement, mais déjà une direction. Une balise dans le brouillard. Un désir de transformation.
« Je veux m’en aller, essayer un autre que moi. »
La colère devient souffle. Les émotions se transforment en mots. Les mots, en chansons. Le duo fonctionne comme une respiration alternée : Marc apporte l’élan, Jérémie distille l’écoute patiente, la douceur mélodique. Ensemble, ils retrouvent le plaisir du jeu, de l’écriture, de l’artisanat. Rien n’est forcé. Tout est offert.
Dans cette alliance, il n’est pas seulement question de musique. Il est question de fraternité. Celle qui ne s’affiche pas, mais qui soutient. Celle qui dit : tu n’es pas seul, on va le faire ensemble. Et ce "on" va devenir un "nous" plus vaste encore.
Le château et la constellation
À toute quête, il faut un sanctuaire. Pour Marc Aymon, ce fut le château Fallot. Une demeure néo-gothique sur les hauteurs de Lausanne, construite autour d’un orgue monumental, face au Léman. Un lieu hors du temps, où chaque pierre semble vibrer d’une mémoire secrète. Il ne manquait que la musique. Elle est venue.
« Le lieu a résonné pour la première fois avec de la chanson pop. » (04)
Ce château devient bientôt une arche. Marc y amène ses guitares. Jérémie, son piano. Fred Jaillard, fidèle réalisateur, arrive avec micros, câbles, idées. Puis ce sont les voix, les visages, les sensibilités : la violoniste Julie Berthollet, le joueur de viole d’amour Jasser Haj Youssef, le duo Aliose, la chanteuse Milla. Chacun vient déposer quelque chose. Une note. Une présence. Une lumière.
Et puis il y a cette photo, accrochée au mur le premier jour de l’enregistrement : deux enfants qui s’enlacent, dans un paysage alpin. Prise en 1954 par la photographe humaniste Ata Kandó, elle devient immédiatement la boussole visuelle du disque.
« J’aimerais bien que ma musique ressemble à cette image. »
Cette image — et le château lui-même — ne sont pas des décors. Ce sont des partenaires silencieux. Ils enveloppent les chansons, leur offrent une texture. Ce lieu n’est pas neutre : il conditionne. Il inspire. Il élève.
Le disque ne s’écrit plus seul. humains devient une œuvre collective. Une constellation d’âmes et de mains, réunies sans plan, mais avec foi. Les invités ne sont pas là pour briller, mais pour nourrir. Marc Aymon ne dirige pas, il accueille. Il invite les autres à être eux-mêmes, à devenir co-auteurs d’un geste commun. Un disque à plusieurs visages, mais un seul cœur battant.
Dans ce château, on ne cherche plus à prouver. On cherche à vibrer. À écouter. À tisser. À rêver ensemble. Et quand la lumière du lac entre par les fenêtres, on se dit qu’on est exactement là où on devait être.
Les mots enfouis, les amours souterraines
Écrire humains, c’était comme mener des fouilles archéologiques dans un édifice en péril. Non pas pour exhumer un passé glorieux, mais pour déterrer ce qui, en soi, tremble encore. Ce que l’on n’avait pas dit. Ce que l’on croyait avoir oublié. Ce que l’on croyait trop simple pour être chanté.
Chaque chanson creuse. Chaque chanson révèle.
« Ça m'a fait beaucoup de bien d'oser réécrire, de retrouver les mots de manière très simple et d'essayer de faire des chansons qui sont autant pour les enfants que les adultes. » (06)
Mais la simplicité est trompeuse. Car elle exige d’oser parler clair, de renoncer aux effets, de se tenir nu dans ses mots. Il faut du courage pour dire "Si tu veux bien", "Cœur de soldat", "Dedans", comme on dirait je t’aime sans défense. Ce que Marc Aymon et Jérémie Kisling signent ici, ce sont des chansons de réconciliation. Avec soi. Avec l’autre. Avec l’enfant qu’on a été.
Et parfois, avec ceux qu’on a perdus.
"Quelqu’un t’attend quelque part" dialogue avec les disparus. "Il n’aurait fallu" ranime un poème d’Aragon comme un souffle d’amour revenu trop tard. Mais la plus bouleversante reste sans doute "Nos amours souterraines", née d’un fait réel : un couple italien, pendant le fascisme, enterre ses lettres d’amour pour ne pas aller en prison. Un tube de métal scellé. Oublié. Exhumé huitante ans plus tard.
« Et ce sang qui s’égrène / de tes mots, de mes mots / fera rougir les plaines. »
À l’image de ce tube, humains est un écrin. Un lieu où les mots ont été enfouis. Puis retrouvés. Puis partagés. Il y a là des mains qui s’ouvrent, des cœurs qui frappent, des oiseaux qui tombent… puis se relèvent. Il y a de la verveine, aussi — cette herbe douce qui repousse toujours dans les endroits les plus inattendus.
« Nos chansons préférées ne sont pas celles qu’on aime tout de suite. » (07)
Ce disque n’est pas un manifeste. Il n’enseigne rien. Il ne juge pas. Il se contente d’habiter l’humain, dans ses doutes, ses parfums, ses absences. Et de proposer des chansons comme des cabanes — où l’on pourrait, quelques instants, se sentir moins seul.
L’évangile selon Saint-Marc
Certains artistes montent au front, à coups de revendications et de slogans. D’autres avancent à pas feutrés, tendent la main sans bruit, allument une bougie plutôt qu’un brasier. Marc Aymon est de ceux-là. humains n’est pas une proclamation. C’est une accolade discrète. Un chant bas, mais habité, adressé à la vie, malgré ses absences. Un murmure fraternel dans un monde bruyant.
« Je crois que c’est la première fois que je suis content d’un projet. Pour moi, c’est dangereux. » (08)
Il le dit presque à voix basse, comme s’il redoutait de trop y croire. Mais c’est là. Ce disque l’a consolé. Il l’a traversé. Il l’a dépassé.
Tout au long du projet, Marc Aymon n’a cessé de donner la parole aux autres. À Jérémie Kisling d’abord, compagnon d’écriture et de mélodie, à qui il confie parfois les clés de la chanson. À Milla, qu’il ne dirige pas mais qu’il suit, parce qu’elle a cette lumière fragile qu’on ne peut pas fabriquer. À Fred Jaillard, à Julie Berthollet, à Matthieu Gafsou. À tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont fait de cet album une œuvre partagée.
Et bientôt, il le pressent, peut-être qu’il ne chantera même plus. Peut-être que le prochain projet ne portera pas sa voix. Peut-être que le plus beau rôle est celui de l’hôte : celui qui crée les conditions pour que les autres existent.
C’est là que humains devient un évangile — au sens premier du terme : une bonne nouvelle. Une parole humble, offerte, traversée d’humanité. Pas une vérité, mais une présence. Pas une réponse, mais un lien.
« Ce projet, il est plus grand que nous. » (09)
C’est cela que Marc Aymon a trouvé, quinze ans après L’astronaute : non pas un sommet, mais une orbite collective. Non pas un accomplissement, mais un foyer. Il n’a pas conquis les étoiles. Il les a invitées à la maison.
Humains, humblement
humains est peut-être l’album le plus silencieusement nécessaire de Marc Aymon. Non pas parce qu’il revendique quoi que ce soit, mais parce qu’il s’accorde au battement discret de ce qui nous lie : une émotion qui circule, une fragilité partagée, un désir d’être là, ensemble, malgré les absences, les colères, les vertiges.
Dans cette quête, il ne s’agissait pas de faire un disque de plus. Il s’agissait de redevenir disponible. À la musique, aux rencontres, aux accidents, aux départs aussi. Marc Aymon, en ouvrant la porte à d’autres voix que la sienne, trouve paradoxalement la sienne plus que jamais. Et s’il s’efface parfois, ce n’est pas par humilité stratégique, mais par un instinct juste : celui de la transmission.
Avec humains, il ne cherche plus à être le centre du disque, mais son centre de gravité affectif. Il ne rêve plus de lumière, il y marche avec prudence. Et dans cette marche, il invite. Il cueille. Il partage.
Il y a, dans cette manière de faire un album, quelque chose d’un évangile : non pas une parole divine, mais une bonne nouvelle profane. Une célébration de nos liens. Un chant doux au cœur du tumulte. Un geste modeste, mais vaste. Quelque chose qui, longtemps après l’écoute, reste entre les côtes. Une chaleur. Un souvenir. Un peu de lumière. Le scintillement d’une étoile lointaine.
Sources
- (01) Marc Aymon trouve l'apaisement dans son nouvel album "humains" (rts.ch, 30 septembre 2021, propos recueillis par Yann Amedro)
- (02) Les invités: Marc Aymon et Matthieu Gafsou, nouveau projet "humains" (Vertigo, RTS, 27 septembre 2021, propos recueillis par Pierre-Philippe Cadert)
- (03) Les invités: Marc Aymon et Matthieu Gafsou, nouveau projet "humains" (Vertigo, RTS, 27 septembre 2021, propos recueillis par Pierre-Philippe Cadert)
- (04) Marc Aymon: "La guitare est une manière de prendre rendez-vous" (La Côte, 15 février 2022, propos recueillis par Maxime Maillard)
- (05) Les invités: Marc Aymon et Matthieu Gafsou, nouveau projet "humains" (Vertigo, RTS, 27 septembre 2021, propos recueillis par Pierre-Philippe Cadert)
- (06) Marc Aymon - humains - EPISODE 4 - Les mots (Chaîne YouTube de Marc Aymon, 27 septembre 2021)
- (07) Marc Aymon trouve l'apaisement dans son nouvel album "humains" (rts.ch, 30 septembre 2021, propos recueillis par Yann Amedro)
- (08) "humains" de Marc Aymon, le making of (Radio Chablais, 28 septembre 2021)
- (09) "humains" de Marc Aymon, le making of (Radio Chablais, 28 septembre 2021)