C'est la nuit
Derrière les notes
La lumière du matin glissait à travers les volets entrouverts, projetant sur le sol des lignes blanches et obliques. Il était là, affalé sur le canapé, les yeux mi-clos, une douleur sourde pulsant au rythme de ses tempes. L’odeur âcre du tabac froid se mêlait aux relents d’alcool qui empestaient l’air. Chaque matin, c’était la même chose. Une lassitude poisseuse, une honte silencieuse. Pourtant, il se levait, s’habillait, souriait devant le miroir fissuré de la salle de bain. Il se donnait l’illusion d’un recommencement. Mais il savait. Il savait que la nuit reviendrait.
Elle l’observait, les bras croisés, fatiguée d’avoir espéré une nuit différente. Il s’efforçait d’ignorer son regard. La cafetière grinça, remplissant le silence d’un gargouillis trop bruyant. Elle soupira.
— Tu sais, t’es pas obligé de faire semblant.
Il haussa les épaules, attrapa un mug et y versa le café noir. Sa main trembla légèrement, mais il ne laissa rien paraître. Elle aussi devait être fatiguée. Fatiguée de ces mensonges tacites, de ces promesses jamais tenues, de ces lendemains où rien ne changeait.
— Je vais bosser, finit-elle par dire en prenant son sac.
Elle resta un instant sur le seuil, comme si elle attendait qu’il dise quelque chose. Une excuse. Un mot rassurant. Il ne dit rien. Elle partit.
Il fixa la tasse de café devant lui. L’odeur lui donnait la nausée. Il s’appuya contre la table, inspira profondément. Son cœur battait trop vite. La fatigue, l’angoisse… le manque. Il se jura de tenir aujourd’hui. Juste aujourd’hui.
La première fois, il n’avait pas prévu de sortir. C’était un verre après le travail, un moment léger entre collègues. Puis un autre. Puis la nuit s’était étirée comme un gouffre, une promesse trouble où tout s’effaçait. Plus de responsabilités, plus d’attentes, juste l’instant, le lâcher-prise. Il s’était senti libre. Vivant. Puis le matin était venu. Avec son cortège d’angoisses.
Il s’était promis que ce serait exceptionnel.
Et puis, il y avait eu une autre nuit.
Et encore une.
La maison était silencieuse quand il rentra. Il referma doucement la porte, mais le bruit lui sembla assourdissant. Il savait qu’elle ne dormait pas. Il sentait sa présence de l’autre côté du mur, immobile, éveillée, à l’attendre sans rien dire.
Dans le salon, il trébucha contre un jouet laissé au sol. Il jura à voix basse. L’image de son fils lui traversa l’esprit. Il se souvenait de ce matin, de ses grands yeux remplis de confiance, de ses bras qui s’étaient tendus vers lui pour un câlin.
Il eut envie de vomir.
Les jours passaient. Les nuits se ressemblaient. Il croyait pouvoir contrôler. Se dire « juste un verre », juste un moment, et rentrer avant que ça ne dégénère. Mais il n’y avait jamais qu’un seul verre. Il y avait cette chaleur dans les veines, cette légèreté trompeuse qui lui donnait l’impression que tout irait bien. Puis le vide. L’absence de souvenirs. La honte.
Et le cycle recommençait.
Le matin, il essayait de retrouver un semblant de normalité. Il passait sous la douche brûlante pour effacer l’odeur de la nuit, mettait une chemise propre, préparait des tartines pour son fils. Il souriait, parlait du programme de la journée. Il se raccrochait à cette routine comme à une bouée, espérant qu’elle le maintienne à flot. Mais il voyait dans les yeux de sa femme qu’elle n’était pas dupe.
— Papa ?
Sa voix était fluette, hésitante. Il sursauta en découvrant son fils debout dans l’encadrement de la porte. La lumière du couloir illuminait son visage inquiet.
— Pourquoi tu rentres toujours la nuit ?
Il ouvrit la bouche, puis la referma. Que pouvait-il répondre ? Il se leva péniblement et s’accroupit devant lui, posant une main sur son épaule.
— Parfois, papa a du travail tard, mon grand.
Son fils hocha la tête, pas convaincu. Il le scruta un instant, comme s’il essayait de comprendre un mystère qui le dépassait. Puis il se détourna et retourna se coucher.
Le poids sur sa poitrine devint insupportable.
Une nuit, il se retrouva dehors, le pas vacillant, l’esprit embué. Il marchait sans but, hanté par une sensation étrange, un malaise diffus. Quelque chose clochait.
Il leva la tête et vit une fenêtre éclairée. Son fils, debout derrière la vitre, le regardait.
Son cœur se serra. Il voulut lever la main, esquisser un geste, mais déjà la lumière s’éteignait. Il resta là, figé, incapable de bouger. Le froid mordait sa peau, mais ce n’était rien comparé au vide qui s’ouvrait en lui.
La maison était silencieuse quand il rentra ce soir-là. Quelque chose avait changé. Il le sentait. Il avança dans le couloir, hésitant. Son reflet apparut dans le miroir du salon.
Et il comprit.
Sa femme et son fils étaient partis depuis longtemps. Seul. Il était seul. Depuis des mois. Il s’était observé sombrer comme on regarde un étranger. Il s’était dissocié, s’était raconté une autre histoire pour ne pas affronter la vérité.
Il était le père absent. Le mari brisé. L’homme qui promet sans jamais tenir parole. Il était celui qu’il méprisait. Celui qu’il plaignait. Celui qu’il haïssait. Et que sa femme avait quitté, en emmenant avec elle l'espoir qu'un jour, il changerait.
Ses jambes flanchèrent. Il s’assit, la tête entre les mains.
Sur la table basse, une bouteille l’attendait.
Il l’attrapa lentement. L’étiquette était effacée à force d’être tenue entre ses doigts. Il observa le liquide ambré danser sous la lumière tamisée.
Un soupir. Un silence. Un instant suspendu.
Il inclina la bouteille.
La première goutte était sur le point de tomber.