Ce que nous sommes

Derrière les notes

Je l’ai vu pour la première fois au pied des crêtes de roche noire qui se dressaient contre le ciel de cendre. Une silhouette étrange, trop différente pour être anodine. Mon cœur battait plus vite, non par peur, mais par cette fascination instinctive devant l’inconnu. Il était seul, sans armes visibles, observant avec la même prudence que moi.

Dans mon monde, les explorateurs apprennent à reconnaître les signes de paix universels. Aussi, levant lentement un bras, j’esquissai un signe amical, une courbe fluide dans l’air, symbole de bienvenue.

Il s’enfuit immédiatement et se réfugia derrière un rocher.

Je restai figé. Avais-je commis un affront ? Un geste sacrilège ? Une menace involontaire ? Mon doute grandit. Peut-être étais-je, à ses yeux, une monstruosité. La différence nous séparait de façon abyssale.

Mais la curiosité l’emporta sur la peur, et, après une longue hésitation, il réapparut. Lentement, il s’approcha, ses mouvements mesurés, sa posture toujours tendue. Il semblait m’observer avec un mélange d’appréhension et d’incrédulité. Finalement, nous respirions tous deux le même air, et ce simple fait brisa une première barrière. Avec précaution, je l’invitai à bord de mon vaisseau.

Dans l’habitacle, il scrutait tout, analysant mon monde comme une énigme insondable. Je décidai de lui offrir un geste de confiance, un présent universel. Je pris une ration alimentaire standard, un concentré nutritif très apprécié de nos explorateurs, et la lui tendis.

Il observa l’objet avec méfiance, puis me regarda, les traits tendus d’un doute indicible. Finalement, il porta la substance à ce qui semblait être sa bouche… et blêmit. Son corps se raidit d’une façon qui ne laissait présager rien de bon. D’instinct, je craignis d’avoir commis une terrible erreur.

Il sembla hésiter, cherchant sans doute à ne pas offenser. Puis il déglutit et hocha la tête avec un effort visible. Il me tendit alors un petit objet gluant, un amas gélatineux translucide qui dégageait une odeur piquante. Je compris qu’il tentait de rendre l’échange équitable.

Je pris le morceau entre mes doigts et le portai à mon tour à ma bouche. La texture était indescriptible. L’acidité explosa dans ma gorge, un feu brûlant, insupportable. Mon corps se tendit, mon souffle se bloqua, mes membres se crispèrent…

Et puis il éclata de rire. Un rire guttural, profond, imprégné d’une chaleur inattendue. Il m’imita en secouant ses membres, mimant ma réaction de façon grotesque, exagérée. Et malgré moi, malgré la brûlure, malgré la peur, je ris à mon tour.

La barrière entre nous venait de se fissurer.

Les jours passèrent, et peu à peu, il devint une présence familière. Nos tentatives de communication étaient maladroites, mais riches de découvertes. Parfois, il riait de gestes que je faisais sans y penser, comme si certains de mes réflexes étaient un comique absolu dans sa culture. Il me montra comment il organisait ses pensées en motifs sonores, une sorte de musique qui transcrivait son état d’esprit. En retour, je lui offris mes propres chants, mes notes portées par ma voix. Nos différences devinrent notre terrain d’entente. Nos plus belles chances.

Le jour vint où il dut partir. Il me regarda longuement avant de quitter le vaisseau, hésitant, comme s’il cherchait les mots. Finalement, il posa une main sur son torse, puis sur mon épaule. Un salut que nous avions inventé ensemble.

Lorsqu’il disparut à l’horizon, je restai un long moment immobile, mes pensées enchevêtrées. J’avais découvert bien plus qu’un être étrange : un ami, une conscience parallèle à la mienne, un miroir inversé.

Et pourtant, malgré cette amitié sincère, je ne pus empêcher mon corps de trembler de tous mes membres. Je dus nettoyer tous mes yeux pendant plusieurs cycles. Il avait beau être sympathique, c’était un être vraiment trop répugnant, avec seulement deux bras et deux jambes, et une peau d’un blanc écœurant, nue et sans écailles.