C'est pas grave, mon fils

Derrière les notes

8 novembre 1987. Je dépose les enfants chez Papa. Depuis son licenciement, en 1976, il n’a plus tout à fait été le même. Alors certes, il a retrouvé des petits boulots çà et là, Maman a repris un travail pour pouvoir payer mes études, et je suis sorti brillant diplômé d’une non moins brillante École de Commerce. En embrassant mes filles, je pense à leur mère, qui était dans ma promo et qui jongle comme moi avec les horaires.

Comme il est quasiment impossible de trouver des places de crèche à Montrouge, heureusement que Papa a accepté de s’occuper des enfants. Nous sommes tous gagnants, quelque part. Depuis que Maman est décédée voici deux ans, il était tout seul à la maison, à se morfondre dans ses souvenirs. Lisa et Laura lui ont redonné le sourire. Il a même ressorti son violon du grenier.

Je monte dans ma voiture et m’engage rapidement sur le périphérique. A la radio, j’entends “Elle a fait un bébé toute seule”. Un peu déroutant, ce titre country qui parle des mères célibataires. On roule bien, ce matin. Le temps est doux pour un mois de novembre. C’est bientôt Noël. J’arrive au bureau le cœur serein.

Mon bureau est au 57è étage d’une tour à la Défense. J’aime ces paysages urbains. Je déteste la campagne où je passais la majeure partie de l’été, quand j’étais enfant, chez mes grands-parents. Les moutons, les vaches, les prés, les champs… Très peu pour moi !

Je salue mes collègues, qui me répondent distraitement, la mine renfrognée. Ils sont inquiets depuis quelques mois. A cause de la mondialisation, de l’informatisation, de la concurrence, des Américains, des Japonais…

J’ai 29 ans. Je n’ai ni leurs craintes, ni leurs réticences. La semaine dernière, j’ai suivi une formation à Windows 2.0 et à ses différents logiciels: Write, Excel, Powerpoint. Mes collègues sont terrorisés par les ordinateurs, qu’ils ne comprennent pas; par les logiciels, qu’ils ne maîtrisent pas; par ces nouveaux codes, qui ne sont pas les leurs. Je me sens, moi, comme un poisson dans l’eau.

A 11h, le DRH - un ancien copain de promo - passe me voir. On se voyait beaucoup quand nous sommes arrivés, il y a 5 ans. On se serrait les coudes. Un mélange de camaraderie et de corporatisme, sans doute. Depuis que nous sommes de plus en plus présents à l’international, il semble préoccupé quand je le croise, dans les couloirs, ou à la cafèt. D’ailleurs, il me propose d’y aller.

“C’est un peu tôt pour manger”, dis-je en plaisantant. “Non, ce n’est pas ça”, me répond-il, l’air sérieux. Surpris, je le suis. Les hauts-parleurs de la cafèt diffusent “Un soir de pluie”. J’adore cette chanson, mélancolique.

“Je voulais te l’annoncer moi-même”, m’annonce-t-il gravement. Je suis surpris par tant de solennité de la part de quelqu’un qui n’était pas le dernier à profiter de l’open bar lors des soirées, lorsque nous étions étudiants.

“Quoi ?”. C’est le seul mot que j’arrive à articuler.

“Je suis désolé”.

“Mais de quoi ?”

“Ton poste. Il est délocalisé au Japon. Ils sont plus à la pointe, là-bas, à Tokyo. Nous devons malheureusement te licencier”.

Mon univers s’effondre. Je n’entends pas ses explications, ses chiffres, ses justifications, ses ratios. Je me lève, bouleversé. Il essaie de me retenir, puis me laisse partir. Je descends au garage, je fais plusieurs fois le tour du périphérique, comme un bateau qui dérive, sans but, sans mobile. Je finis par m’arrêter porte d’Orléans, et m’effondre Parc Montsouris. Les larmes coulent, et ne s’arrêtent pas. Un Shiba, qui a sans doute échappé à la vigilance de son maître, s’approche de moi et me lèche la joue. Quelle ironie. Un chien japonais me console alors que c’est l’un de ses compatriotes qui va reprendre mon poste.

Je me ressaisis, je regarde ma montre. Il est 15h. Je n’ose pas appeler ma femme. Pas de cabine téléphonique en vue, de toute façon. Je reprends ma voiture et descends l’Avenue Aristide Briand. Cinq minutes plus tard, je sonne chez mon père, bien surpris de me trouver là, si tôt, les yeux rougis.

Je ne dis rien. Je pense qu’il a compris. Il m’invite à entrer, me prend par les épaules et me dit: “C’est pas grave, mon fils”.