Deux amies
Derrière les notes
Tu avais quatre ans, j'en avais cinq. Depuis notre plus tendre enfance, tu faisais partie de ma vie, de ma famille de cœur, nos souvenirs sont de toujours. Amies-sœurs. Je sens encore ces odeurs d'insouciance, ces parfums d’amitié, nos rires, nos bêtises et nos larmes partagées.
Tendre enfance, adolescence, femmes, nos confidences, notre osmose, nos errances aussi parfois. Nos premiers amours, nos premières tristesses. Puis nos mariages, nos enfants, autres joies, autres peines, mais toujours dans le partage et la complicité. Combien de vacances passées avec nos familles respectives, combien de soirées partagées, de téléphones qui n'en finissaient pas, de fou-rires extraordinaires. Je connaissais tes secrets, tu connaissais les miens. Nous nous comprenions parfois simplement par un regard ou un sourire-
Puis la vie a fait elle aussi son chemin, une discorde bien des décennies plus tard, cette dispute idiote comme elles le sont souvent. Une "pause" douloureuse, une déchirure profonde que j'ai presque ressentie comme un deuil. Un manque énorme. Nos chemins se sont séparés un moment, trop long moment, un siècle, impression d’éternité sans avoir vraiment conscience de ce que ce mot pouvait signifier.
Puis un soir tard dans la nuit, la mauvaise nouvelle apprise par une autre personne. Je me souviens de l'angoisse éprouvée en apprenant ta maladie et de mes mains tremblantes en t'écrivant ce message dans la nuit à l’annonce de ce que tu commençais à vivre, ta réponse qui n’a pas tardé. Dès le lendemain, nous nous téléphonions, d'abord un peu empruntées par ce si long silence, puis nous avons retrouvé si vite notre complicité, je t'ai entendue combattive, forte, ce crabe ne gagnera pas.
C’est au début de ton combat, quelques jours plus tard, qu’ont eu lieu nos pudiques retrouvailles. Quelques secondes de pure émotion, puis notre étreinte si forte et emplie de tendresse et de joie de se retrouver enfin, nos rires de cristal mêlés à nos larmes, le temps était suspendu, nous étions à nouveau à l’unisson. Nous avons beaucoup parlé mais jamais de cette « absence » qui nous a mangé des mois d’amitié fraternelle. Hier était aujourd’hui, comme si cette absence n’avait jamais existé.
Tant de choses se sont passées que cela ne pouvait être des coïncidences. Un resto, deux, des visites à ton chevet. Encore des rires, tu étais si forte, encore cette complicité que d’autres ne pouvaient comprendre et que certains nous enviaient.
Ton état s'est aggravé, je suis venue plusieurs fois te rendre visite, nous nous appelions aussi. Mais j'avais décidé de ne plus revenir, je voulais garder de toi ce sourire, ton regard magnifique, te voir tant que tu étais encore consciente. Garder cette image de toi pour toujours.
Ce dimanche matin, un pressentiment, malgré ma décision, j'ai ressenti ce besoin irrépressible d'être près de toi, encore une fois. A la cafeteria de l'hôpital se trouvaient ta fille, tes frères et sœurs, tes neveux et nièces. Je me suis rendue dans ta chambre quelques minutes, un de tes frères était là, puis je suis allée retrouver la famille au rez-de-chaussée. Nous avons parlé de toi évidemment pendant quelques minutes. Je me suis alors rendu compte que nous étions tous réunis, j’ai donc prévenu que je venais te dire au revoir une dernière fois.
Seules toutes deux dans cette chambre immaculée, paroles murmurées dans ton sommeil profond, ma main bouillante sur ta main inerte, ton souffle trop bien rythmé par l’artificiel. Puis mes mots chuchotés à ton oreille « laisse-toi aller, lâche prise ». Quelques secondes puis le silence. Sous mes yeux effarés, toi mon amie de toujours, ma sœur, mon Autre, tu t’en es allée vers l’ailleurs.
Terrible et merveilleux moment puisqu'il était inéluctable, ressenti comme une complicité que le destin nous a offerte. Peut-être m’as-tu attendue, m’as-tu entendue. Je dis peut-être, mais j'en suis convaincue.