Du vent, des mots

Derrière les notes

18 février

Dans deux mois, ça fera douze ans que nous sommes mariés. Quelle idiote je suis. Toutes ces années que je le laisse faire derrière mon dos, que je refuse de croire aux soupçons, que j’étouffe et que je réprime mes intuitions, que je me reproche tous ces doutes pour finalement les rejeter par fidélité. Et tout ça pour quoi ? Pour lui, pour nous ? Quand cette fille a appelé en pleurs, je ne l’ai pas crue. Mais pourquoi mentir ? Son histoire est bien trop banale pour être mensongère. Elle est amoureuse. Ça s’entend. Ça se ressent. Elle pensait qu’ils allaient se marier, avoir des enfants. Objectivement, c’est répugnant, mais je ne peux pas lui en vouloir à cette pauvre idiote, elle me fait pitié. Ce qui blesse plus que tout autre chose c’est la prise de conscience. Ce qui fait mal, ce n’est pas la jalousie, je n’en ressens pas. C’est moi qui suis mensongère. C’est moi qui mens. Ce mensonge, c’est ma vie.

20 février

J’ai confronté Ben à son retour de Dubaï. Au premier abord, il était choqué et a tout nié en bloc, mais quand il a compris que je savais pour les autres filles, il a soudainement été pris d’un calme foudroyant. Je ne sais pas ce qui est pire : que notre vie entière soit basée sur des mensonges ou le fait qu’il s’en fout complètement que je le sache. C’est horrible, mais je n’arrive même pas à être outrée. Ça fait trop longtemps que ça dure et que je sais sans savoir. Je pourrais au moins être soulagée d’avoir des preuves, mais non. Demain, on part à la montagne, dans un spa, pour le weekend.

25 mars

“Reviens, on recommence à zéro.” Ça me dégoûte. J’en pleurerais si je pouvais. Je hurlerais si fort que les oiseaux s’arrêteraient de chanter et la ville disparaitrait entière dans sa poussière et sa saleté. Cette phrase résonne dans ma mémoire depuis des semaines et c’est une torture. C’est la même phrase qu’il avait utilisée quand on était encore étudiants. Il avait eu une histoire et j’étais partie. Qu’est-ce que je suis conne. Si seulement je pouvais rebrousser chemin. Si seulement je pouvais faire passer un message à qui j’étais ce jour-là. Je me mettrais en garde, je me mettrais des claques, je mettrais tout sens dessus dessous pour me faire comprendre, je me menacerais et m’ordonnerais de prendre mes cliques et mes claques, de me casser au plus loin et le plus vite possible. Le dégoût me saisit rien que de penser au temps qui a passé depuis que j’ai accepté de donner ce pardon. Quelle farce, j’arrive à peine à le mettre par écrit. Ce n’est pas une vie, ça. Tout mon être se raidit et j’en ai la nausée, c’est atroce. Ce qu’on ne dit pas assez, c’est qu’accepter une fois de se retrouver en position de subir des saloperies fait tacitement valeur de carte blanche. Les excuses, le repentir, tout ça, c’est du vent, c’est vide. Quel enfoiré, j’aurais dû tout dévoiler. J’ai tellement tremblé de rage, tellement bouillonné de haine, de douleur, et de désespoir que je suis incapable de lever ne serait-ce que le petit doigt aujourd’hui. Je suis vide. Je ne suis plus. Je suis paralysée, prisonnière. Un matin, on se réveille et cette soupe nauséabonde d’amour et de haine s’est évaporée pour ne laisser qu’un résidu collant dont on ne peut pas se débarrasser. Voilà où je vis. La voilà la belle vie qu’on s’est promis. Merci pour tout. Au final, ce qui me dégoûte plus que tout dans cette histoire, c’est moi. C’est moi qui ai dit "je te pardonne", "je reviens". C’est moi qui ai fermé les yeux, qui ai fermé le verrou, et c’est moi qui ai décidé de garder les yeux fermés. J’ai suivi mon geôlier de plein cœur. Il avait la main douce, le gant de velours. Qu’est-ce que c’était bon. J’ai fermé les yeux et je l’ai laissé faire. J’ai joui. Je l’ai fait jouir. Mais lui, il construisait ma cellule. Il a construit ma prison, mais c’est moi qui y ai mis les pieds, qui m’y suis assise, qui ai fait installer les rideaux, poser le tapis. C’est moi qui ai fait la poussière, qui ai pris les fleurs, veillé des semaines entières pendant les voyages d’affaires, sorti le chien, nourri le chat. J’ai fermé la porte derrière et j’ai jeté la clef. Je vous en supplie, entendez-moi, aidez-moi. Je ne sais pas comment. Je ne sais plus rien. Je ne sais plus quoi faire. Je suis perdue. Aujourd’hui, je ne sais plus qui j’étais, mais encore pire : je ne sais plus qui je suis. Je suis personne. Je n’ai plus de voix, plus de force, plus de larmes, plus rien. Je suis encore vivante, mais je suis morte à l’intérieur, et à l’extérieur, une façade, dure, blanche, belle, froide, vide. Je n’ai plus de mots. Appeler au secours ? Si je pouvais rire, je le ferais. Secourir qui ? Où ? Comment ? Pourquoi ? Ma prison est parfaite. Comment appeler au secours quand je n’ai ni questions, ni réponses. Pas de problèmes, pas de solutions. Je ne suis plus rien du tout.

29 mars

C’est dans la tête. Tout va bien. Rester concentrée sur les belles choses. Ce passage si bref. La beauté est partout autour de moi. Le lac est scintillant. Les magnolias sont en fleur. Ça sent l’été, un peu. Nous avons tant de chance d’être ici. Vivre entourés de splendeur.

1er avril

J’observe les oiseaux. La vague de froid doit leur créer des colonnes d’air chaud qui les porte sans effort vers le ciel. Même les corneilles qui d’habitude sont si glauques se laissent hisser et tourbillonner à des hauteurs pas possibles. Je sais que c’est prendre des libertés mais je n’arrive pas à imaginer qu’ils n’y prennent pas de plaisir. Se laisser tomber dans le vide et porter par le vent.

4 avril

Dimanche de Pâques. J’ai parlé à Marine, qui est chez Maman avec ses enfants. Tout le monde n’en peut plus de s’inquiéter pour Ben. “Comment il va le petit mari ? Ça doit être dur de voyager pour le travail ? Embrasse-le pour nous. Il nous manque.” J’ai dû prétexter une visite pour abréger. Marine a dit que j’étais désagréable. Je n’ai pas commenté.

6 avril

Ben est rentré de Londres comme prévu. Il est de mauvaise humeur. Il dit que c’est une affaire qui a déçu, mais j’ai accès à ses contacts. Depuis qu’il est de retour, un prénom avec un numéro anglais est biffé : Lauren.

7 avril

J’aimerai pouvoir me battre. Je n’ai rien à dire.

10 avril

Apéro dînatoire à la maison avec les Delattre. Sourires. Bientôt le “grand jour”.

20 avril

J’imagine l'inquiétude quand vous ne me verrez pas redescendre. Vous me trouverez ici, vous trouverez ce journal. Une partie de moi est désolée de devoir partir comme ça. Vous direz : “quel dommage, c’est horrible”, et “la pauvre”. Mais tout ça c’est du vent, des mots.

Perrine, Bordeaux +33 5**10

Emily, Singapour +65 3*****78

Maude, Paris +33 1**79

Nadège, Zoug +41 76*****43

Lauren, Brixton +44 79**21

Lin, Berlin +49 3* ** 35

Misha, NYC +1 4***26

Isabel, Madrid +34 6** ** 72