Clémence et les petits chapeaux

Derrière les notes

Elle s’appelle Clémence.

Enfin, Clémence, c’est le prénom que ses parents lui ont offert quand ils sont venus la chercher à Donetsk, en Ukraine.

À onze ans, elle était tombée par hasard sur son acte de naissance, découvrant ainsi qu’en réalité, elle se prénommait Olga. Ses parents ne lui avaient jamais caché son adoption. Pourtant, ils étaient peu enclins à s’étendre sur ce sujet.

Depuis ce jour, quand elle se regardait dans le miroir, elle y voyait une dame élégante coiffée d’un petit chapeau à plume et à voilette qui laissait entrevoir un visage sans âge. Comme un témoin de son identité disparue. Elle n’avait jamais osé l’avouer à ses parents, mais elle trouvait "Olga" tellement plus mystérieux et exotique. Elle regrettait qu’ils n’aient pas conservé son prénom de naissance.

Son affection pour les chapeaux commença à cette époque, comme un prolongement de son double. Avec ses petits chapeaux, elle devenait Olga. C’était son secret. Plus rien ne l’arrêtait. C’était son costume de super héroïne.

Elle les confectionnait en cachette dans la buanderie. Le mercredi après-midi. Quand sa mère sortait.

Elle avait appris à se servir de la machine à coudre en regardant des tutos sur internet. Ça semblait pourtant si simple. Malgré tout, ses points n’étaient ni droits ni de la taille qu’elle souhaitait. En fin de compte, elle passait plus de temps à enfiler l’aiguille qu’à coudre. Elle prenait d’infinies précautions pour ne pas se blesser de crainte d’être découverte. Elle découpait les vieux vêtements que sa mère destinait au Secours populaire.

Elle en avait un peu honte. Pour se racheter, elle donnait la moitié de son argent de poche de la semaine à Boris, un SDF qui faisait la manche devant le bureau de poste de son quartier. Elle l’aimait bien, Boris. Il lui souriait de son sourire sans dent et sans malice. Et puis surtout, il lui disait "merci Ninotchka" en lui faisant un clin d’œil. Comme s’il connaissait ses origines slaves. Dans ses yeux, elle avait l’impression d’être une princesse russe en exil et que lui seul connaissait son secret.

Elle dissimulait ses ouvrages sous son matelas. Le matin, elle choisissait son couvre-chef du jour, suivant son humeur et la couleur du ciel. Elle ne l’ajustait sur sa tête qu’une fois le coin de la rue franchi. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle cachait ses créations à ses parents. Naïvement, elle avait le sentiment qu’ils démasqueraient Olga en découvrant sa passion pour les chapeaux. Or pour rien au monde elle ne voulait leur faire de la peine.

Ces couvre-chefs lui valurent nombre de désagréments au collège. Les ados sont cruels. Les moqueries allaient bon train dès qu’elle pénétrait dans la cour du collège. Clémence, qui portait bien son prénom d’adoption, n’y voyait que des plaisanteries sans importance.

Autant ses camarades la trouvaient bizarre, autant ses enseignants louaient son enthousiasme et sa vivacité d’esprit. Même le professeur d’histoire-géo qu’elle assaillait de questions sur la lutte des classes et le réchauffement climatique avait fini par apprécier leurs joutes verbales. Il avait bien essayé de lui faire comprendre que la vie serait plus douce pour elle si elle renonçait à porter ses bérets ridicules dans l’enceinte du collège. Mais elle l’avait renvoyé dans ses 22 : « J’avais la naïveté de croire que vous étiez enseignant. Pas gardien d’un troupeau de moutons. » Il n’aborda plus jamais la question.

Tao était le seul qui acceptait de s’asseoir à ses côtés en classe. En fait, le jour de son entrée en 6e, c’est elle qui avait été attirée instinctivement par ce garçon.

Tao était petit. Il avait sauté une classe et pour ne rien gâcher, il portait des lunettes d’une épaisseur indécente. En clair, tout pour séduire Clémence et Olga.

Tao avait, comme on dit, la bosse des maths. Elle avait toujours trouvé cette expression ridicule. Comme si les chameaux savaient compter ! Elle imaginait Tao avec une énorme bosse sur le front, un peu à la « Elephant Man ». Elle ne l’en aurait aimé que plus.

Les maths et elle, ça faisait 2 – voire 4. Tao l’aidait donc à percer le mystère des équations du second degré, tandis qu’Olga prenait sa défense pendant les intercours quand les grands s’amusaient à prendre ses lunettes pour un ballon de volley.

Elle n’hésitait pas à shooter dans les tibias des petites brutes. Ces joutes de couloir ne portaient pas à conséquence – jusqu’au jour où un coup de pied mal contrôlé alla se loger malencontreusement dans l’entrejambe d’un apprenti volleyeur. Il était entré à l’infirmerie en pleurnichant.

Les parents de Clémence avaient été convoqués illico dans le bureau du proviseur. Clémence, suivant ses droits constitutionnels, garda le silence. Ses parents abasourdis découvrirent en bloc son amour pour la boxe thaïe, les mouvements écolos, le communisme et les chapeaux loufoques. Le lendemain, son père l’amena à l’amicale franco-cubaine pour lui acheter la casquette du Che.

La fin de sa scolarité se passa sans heurts. Tao grandit d’un coup et sauta de nouveau une classe avant de quitter définitivement la région. Clémence allait devoir résoudre seule l’énigme des intégrales, des dérivées et du premier baiser.

Ce n’est qu’au lycée qu’elle en fit l’expérience. Elle n’était pas ce qu’on appelle communément un canon. Elle était plutôt une kalachnikov. Fiable, élégante et efficace. Elle n’était pas attirée par les playboys gominés qui faisaient se pâmer ses amies. Son truc à elle, c’était les premiers de la classe. Plus ils étaient timides et introvertis, plus ils l’intéressaient.

Mais une fois le défi relevé et consommé, le geek prenait immanquablement de l’assurance, devenant aussi fade et insignifiant que ces congénères.

Plus tard, son parcours étudiant refléta son impatience, elle croquait les sujets d’étude comme elle croquait la vie et à l’occasion les hommes.

D’abord passionnée par la photographie, elle se serait bien vue grande reporter de guerre. Elle avait commencé par photographier toutes les fleurs et les insectes de son jardin, avant de passer aux portraits en noir et blanc de ses voisins. Ses parents avaient accueilli avec soulagement l’avènement du numérique. Peu après, elle s’était inscrite dans une école de journalisme.

Si les bancs de l’université n’avaient pas assouvi sa soif d’aventure, ils lui avaient permis de faire la connaissance de Thomas. Pour lui, elle troqua journalisme contre économie. Elle était moins passionnée par les ventes à découvert que par le sourire du trader en herbe. Mais quand elle le surprit penché sur la poitrine de sa voisine de chambre, sa passion pour les indicateurs financiers s’envola aussi vite que la mer envahit le Mont-Saint-Michel pendant les grandes marées.

Très vite également, elle se félicita de ce revirement. Elle prit conscience que ce qui la faisait vibrer au fond, c’était les rencontres. C’était le langage. Pour la première fois, le chemin cessait de serpenter. Elle serait interprète.

Si elle avait d’abord songé au russe et au mandarin, l’évidence lui sauta aux yeux devant la retransmission des débats publics de l’Assemblée nationale.

Comme la majorité des entendants, elle se figurait que le langage des signes était universel. Ce nouveau défi ne lui fit pas peur. Bien au contraire. Ainsi elle ne renoncerait ni au russe ni au mandarin.

Elle faisait régulièrement la plonge dans des restos russes ou chinois. Elle voulait entraîner son oreille à tous les accents. Elle changeait donc d’établissement presque tous les soirs. Elle aurait préféré faire le service en salle, surtout dans les restaurants russes. Les clients, après quelques verres de vodka, n’y sont pas avares de bons mots. Hélas, sa maladresse avait eu raison de son apprentissage. Elle dut renoncer, pour un temps, à saisir la musicalité des jurons slaves.

Son chemin prit encore une légère courbure. Aujourd’hui, elle enseigne la langue des signes dans une école pour sourds et malentendants. C’est là que je l’ai rencontrée. Elle portait un petit chapeau cloche violet. Elle voulait faire découvrir les vibrations de la musique à ses élèves…

… et moi ça me va.