Entre 20 heures et 22 heures
Derrière les notes
Le carnet
Je n’avais pas prévu de trouver quoi que ce soit. La veste en jean dormait au fond d’un carton, pliée sur elle-même comme un vieux chien fidèle. Dans la poche intérieure, un rectangle plus dur que la doublure. J’ai tiré doucement. Un petit carnet bleu, corné aux angles, l’élastique fatigué. Clairefontaine, sans doute. On reconnaît le papier au toucher : lisse, mais avec cette mince résistance qui accroche un peu l’encre.
À l’ouverture, l’odeur remonte : papier, poussière, encre. Les premières pages ne disent rien d’autre que des dates, des heures, des mots isolés, des flèches qui se répondent. Des ratures nettes, des repentirs propres. Puis, au milieu, sur une page laissée presque blanche, deux vers, posés comme on pose une boussole :
Pour elle, il y a Noël et les rires d’enfants. Pour moi, il y a les hôtels entre vingt heures et vingt-deux heures.
En marge, un trait vertical, et dessous, des notations en liste : "lumière tiède", "draps qui font du bruit", "silence d’ascenseur", "dimanche". À la page suivante, rien, sinon un coin déchiré, l’ombre d’un ticket agrafé puis arraché. Plus loin, trois initiales au crayon, presque effacées, un schéma de couplets : A / B / A’. Puis une interrogation : deux voix ?
Je feuillette. On croirait entendre des bouts de mélodie se répondre sans jamais se rejoindre, comme des pièces de verre qu’on secoue dans la paume. Ici, une hésitation sur un mot : "gagnante" barré, remplacé par "vivante", puis barré encore. Là, une phrase coupée net : "Est-ce qu’on peut aimer …"
Le carnet tient presque dans la main. Il tient aussi une histoire entière qu’il refuse de dire d’un seul trait. Ce n’est pas une chanson. Pas encore. Plutôt un embranchement : à gauche, la maison et le bruit des couverts dans l’évier ; à droite, la chambre impersonnelle, les rideaux lourds, l’horloge du chevet qui avale des minutes trop vite.
Je referme. Le bleu a noirci aux plis. Je le rouvre. Les deux vers sont toujours là, stables comme une marche au bord du vide. Ils ne désignent personne, et pourtant ils appellent deux voix, peut-être trois. On devine des noms qu’on n’écrira pas, des dates qu’on ne recoupera pas. On devine surtout la question au cœur : qui gagne quoi, quand le temps est compté ?
Ce carnet ouvre une porte sur une chanson qui n’a jamais vu le jour, mais qui respire encore entre ses lignes : des heures volées, un sapin qui clignote, un premier de l’an silencieux, un homme qui part avant que le jour n’insiste. Je pose le pouce sur la marge. La page crisse. J’entends déjà les voix.
Le soir
Il me dit que je suis belle, et je le crois à m’en brûler. Je le crois comme on croit à une aube qui ne vient jamais vraiment. Chaque fois, c’est la même scène, le même hôtel au papier peint discret, la même odeur de lessive trop propre pour être honnête. Je m’y rends avant lui, toujours. Il dit que ça le rassure, que j’ai déjà mis de la lumière, de la chaleur. Alors j’allume une lampe, je défais un bouton, j’écoute battre ma peur.
Je connais les bruits du couloir, le grincement du chariot des femmes de ménage, le soupir de la chaudière. Le temps s’y étire comme une corde mouillée. Quand il frappe à la porte, tout reprend couleur. Il entre, et le monde se resserre autour de sa silhouette. Dans ses bras, j’oublie tout : le monde, les autres, moi. L’amour a toujours ce goût de clandestinité qui me fait croire qu’il est plus fort que tout.
Il parle peu. Moi, je remplis les silences, je tisse des promesses dans le creux de son cou. Il me dit que je suis belle. Je l’entends comme une prière. Quand il me quitte, il dit toujours la même phrase : "On s’appelle." Ce "on" m’arrache chaque fois un morceau de peau.
Je le regarde s’habiller dans la pénombre. Le bruit de sa ceinture, le claquement de sa montre qu’il remet à son poignet, la cravate qu’il défait à moitié. Tout est chorégraphié. À vingt-deux heures, il aura déjà franchi la porte, rejoint sa vie d’avant, sa vie à lui. Je reste dans les draps tièdes, j’attrape son odeur, je la garde entre mes doigts comme une cigarette qu’on refuse d’écraser.
Je me lève, je me regarde dans le miroir. Ma peau a le goût de lui, ma bouche a le goût du mensonge. Je fais couler l’eau du bain, je m’y plonge pour me rincer du feu. C’est une liturgie à l’envers : je me purifie du sacré. Les bulles éclatent, une à une, comme des minutes qu’on m’arrache.
Dans la vapeur, j’entends encore sa voix. Il m’appelle "mon amour".
Le jour
Les enfants ont mis leurs bottes à l’envers. Il a souri, distrait, avant de partir. Je lui ai demandé s’il rentrait tard. Il a répondu "je ne sais pas", comme on dit "laisse-moi vivre un peu". J’ai refermé la porte, ramassé les miettes du petit-déjeuner, et l’odeur suave d'un parfum féminin m’a suivie dans la cuisine. Suave ? Écœurant plutôt. J'ai ouvert la fenêtre. Il flottait encore, obstiné, sur le col de son manteau. Il était trop tôt pour poser des questions.
La journée s’est étirée comme toutes les autres : école, courses, dossiers à boucler, messages sans importance. La maison tient debout parce que je fais semblant d’y croire. Parfois, je m’imagine à sa place, là-bas, là où il va. Je ne vois rien, je distingue seulement des bribes : une lampe trop basse, une tasse de café oubliée, une peau qui n’est pas la mienne. Une femme, sûrement plus libre, plus rieuse. Elle ne demande rien, elle prend juste ce qu’on lui donne.
Je n’ai pas de colère. Juste une fatigue qui ressemble à de la sagesse. Parfois je la remercie, cette autre. Grâce à elle, il me parle plus doucement. Il m’écoute, parfois, entre deux silences. Peut-être qu’elle lui apprend à m’aimer autrement.
Le soir, quand il rentre, il marche sur la pointe des pieds, comme pour ne réveiller personne. Les enfants dorment depuis longtemps. Je fais semblant aussi. Il se déshabille dans le noir, se glisse à côté de moi. Son corps est froid, son souffle régulier. Je pourrais tout dire, tout casser, tout savoir. Mais je ne dis rien. Je garde ma dignité comme on garde une chandelle dans le vent.
Un jour, nous nous sommes croisées. Dans un magasin. Une coïncidence absurde. Je n’ai pas eu besoin de réfléchir : je l’ai reconnue. Pas son visage, non. À sa manière de retenir sa respiration. Elle m’a reconnue. Nous avons eu la même bouche, la même peur. Dans son regard, j’ai vu ce que je refusais de voir dans le mien : le manque, le doute, l’attente. Nous n’avons pas échangé un mot. À quoi bon ? Nos rôles étaient déjà écrits. Je suis rentrée, j’ai préparé le dîner. Il est rentré plus tôt ce soir-là. Il m’a embrassée sur la joue, distrait, avant de dire : "Tu sens bon". J’ai souri, sans y croire.
Entre chien et loup
Je ne mens pas. Je simplifie.
Je ne trompe pas, je prolonge. C’est différent. Ou du moins je le crois.
Je marche entre deux rives. Chez l’une, je ris. Chez l’autre, je respire. Je voudrais n’avoir qu’un seul cœur, mais il bat en décalé, comme deux instruments mal accordés.
Parfois, j’aimerais qu’elles se rencontrent, qu’elles comprennent que je ne suis pas à la hauteur de ce qu’elles voient en moi. L’une me rend vivant, l’autre me rend durable. L’une est l’instant, l’autre est la continuité. J’essaie juste d’aimer deux fois la même lumière, sous deux visages.
Je me dis que c’est possible. Je me le répète jusqu’à y croire. Mais le miroir ne me rend plus qu’un reflet brouillé. Je ne sais plus à qui appartient ma voix quand je dis "je t’aime".
Entre vingt heures et vingt-deux heures, je me sens vrai. Après, je deviens un souvenir qui conduit dans la nuit. Je rentre, j’efface les traces, je me lave des mains qui m’ont aimé. Je redeviens celui qu’on attend, celui qui dit "ça va ?", celui qui embrasse les enfants sans savoir s’il est encore leur père ou seulement leur décor.
Parfois, dans le silence, j’entends leurs deux respirations se mêler. Je ne sais plus laquelle me manque le plus. Alors j’écris pour ne pas choisir. Quelques mots, griffonnés à la hâte : Pour elle, Noël et les rires d’enfants. Pour moi, les hôtels entre vingt heures et vingt-deux heures.
Je ferme le carnet. Je me dis que c’est une chanson. Et que tant qu’elle reste inachevée, personne ne souffre tout à fait.
Ce qu'il reste
Le carnet a refait surface par hasard, des années plus tard. Un vide-grenier, une pile de livres, une boîte de souvenirs anonymes. Il portait encore cette odeur d’encre et de nuit, ce bleu passé par le temps. J’ai reconnu l’écriture tout de suite : ces lettres serrées, droites, presque timides, et les silences entre les lignes.
Il ne restait que quelques pages, griffonnées de phrases sans sujet, de prénoms raturés, de mots suspendus. On y lisait à tour de rôle une femme qui attend, une autre qui se tait, et un homme qui cherche encore la vérité entre deux mensonges tendres. Leur voix se confondent. On ne sait plus qui parle, ni à qui.
Tout s’entremêle, comme si la chanson avait existé un instant, juste le temps d’un souffle partagé. Puis le crayon s’était arrêté, sans point final.
J’imagine que la page s’est refermée un soir de doute, entre deux lampes, entre deux vies. Peut-être qu’il a préféré laisser la chanson inachevée pour ne pas trahir l’équilibre fragile qu’elle décrivait. Peut-être aussi qu’il savait qu’en la terminant, il condamnerait l’une d’elles.
Sur la dernière ligne, l’encre s’efface à moitié. On distingue pourtant, dans la lumière oblique : Elles se ressemblent plus qu’elles ne le croient…
Et puis plus rien.
La chanson ne sera jamais écrite. Mais elle existe, dans le creux de leurs trois solitudes, là où la musique s’arrête juste avant le dernier accord.
Idée originale : Jean-Jacques Goldman
Eric Jean-Jean : C'est toujours comme ça que tu travailles ? Tu m'avais montré une fois le petit carnet que tu as sur toi. Tu l'as toujours ? Tu travailles toujours dessus ?
Jean-Jacques Goldman : Oui.
Eric Jean-Jean : Alors, tu as écrit aujourd'hui ?
Jean-Jacques Goldman : Non, j'ai écrit hier. Hier, j'ai trouvé une super idée !
Eric Jean-Jean : Alors c'est un petit carnet bleu tout petit, un peu plié par la poche du jean.
Jean-Jacques Goldman : Ben ouais…
Eric Jean-Jean : Un petit carnet Clairefontaine. Tu ne veux pas nous la dire, ta super idée ?
Jean-Jacques Goldman : En fait, c'est une femme qui parle, une maîtresse. Et elle dit, pour elle, pour l'autre, il y a la fête de Noël, il y a les dîners en famille, il y a les enfants, la belle maison, il y a la voiture… et pour moi il y a les hôtels entre 20h et 22h et tout ça… mais il y a aussi les étreintes et puis il y a aussi la solitude, le premier de l'an, tout ça… Un peu le parallèle entre ces deux femmes, je ne sais pas si ça fera une chanson un jour…
Eric Jean-Jean : C'est le pendant de "Je voudrais la connaître" en fait. "Je voudrais la connaître", c'était l'officielle !
Jean-Jacques Goldman : Oui, mais "Je voudrais la connaître", ce n'est pas tout à fait la même chose, c'est la femme délaissée qui voudrait connaître la nouvelle. Là, c'est plutôt, est-ce que finalement, la gagnante est celle qu'on croit ? Est-ce que c'est celle qui, le dimanche, le samedi, va au supermarché et le dimanche va chez ses beaux-parents ou est ce que c'est celle qui le retrouve comme ça, une heure volée ou deux heures comme ça dans un petit hôtel, où c'est intense, je ne sais pas…
Eric Jean-Jean : Comment ça naît une chanson ? C'est peut être une question qu'on t'a beaucoup posée…
Jean-Jacques Goldman : En rencontrant, en lisant, en écoutant parler….
Paroles et musiques (RTL, 15 décembre 2001, propos recueillis par Eric Jean-Jean)