Envole-moi
Derrière les notes
L’hiver tombait doucement sur la base aérienne de Villacoublay. Le vent s’infiltrait par les fenêtres mal calfeutrées des chambrées, emportant avec lui l’odeur tenace du kérosène et du café trop amer. Assis sur son lit de fer, le dos contre le mur, Jean-Jacques tenait sa guitare sur ses genoux, une précieuse Gibson SG qu’il avait achetée en travaillant dans le magasin de sport familial.
Il grattait doucement. Pas pour faire de la musique, non. Pour se rappeler. Se rappeler qu’il y avait un ailleurs. Une autre vie. Un autre tempo.
Autour de lui, les autres appelés jouaient aux cartes, riaient fort ou dormaient déjà, roulés dans leurs couvertures grises. Personne ne faisait attention à lui. Et c’était mieux ainsi. Il avait appris à se faire discret. À n’être qu’un visage de plus dans la masse. Tant mieux. Cela lui laissait du temps pour écrire, en cachette, dans un carnet aux pages cornées qu’il glissait sous son oreiller dès que quelqu’un approchait.
Une mélodie flottait dans l’air. Incomplète. Presque timide. Il la fredonnait en boucle depuis des semaines, sans parvenir à poser les mots justes dessus. Elle lui revenait toujours au même moment : au crépuscule, quand le ciel virait à l’orange et que les avions passaient bas, très bas, juste au-dessus de sa tête.
Il dressa l’oreille. Un de ses camarades, originaire de Vaulx-en-Velin, racontait sa banlieue.
Jean-Jacques prenait des notes à un rythme saccadé : sale… épaves… les tours… laideur… violence… fatalité… ennui… Les pièces du puzzle s’assemblaient, comme par magie.
La journée avait été longue. Un exercice de simulation, encore. Il s’était appliqué. Sérieux, concentré. Mais à quoi bon ? Il ne voulait pas de cette vie-là. Pas vraiment. Il se contentait d’être là, d’attendre que le temps passe, que les autres décident pour lui.
Ce soir, pourtant, quelque chose clochait. Il avait reçu une lettre de Khanh Maï. Froide. Sèche. Sans appel.
« Jean-Jacques, on ne peut pas continuer comme ça. Tu ne viens plus répéter. Tu n’es jamais dispo. Je sais que tu es pris par l’armée, mais nous, on avance. On n’attendra pas. »
Il avait lu la lettre deux fois. Puis il l’avait froissée. Puis il l’avait relue encore.
Il pensa à Taï Phong, à tout ce qu’il avait appris grâce à la discipline sans faille, quasi militaire (cela le fit sourire intérieurement) de Khanh Maï. Et à cette armée qui, malgré tout, lui offrait un cadre, une discipline, une manière d’exister autrement.
Il soupira.
Dans un coin de la chambre, un autre appelé alluma une cigarette en douce. L’odeur envahit l’espace. Jean-Jacques se leva, sortit discrètement dans la cour.
Le froid lui mordit le visage.
Au loin, une étoile brillait, solitaire.
Il leva les yeux vers le ciel.
Le hangar C de la base aérienne était baigné d’un froid métallique, à peine atténué par les souffles chauds des turbines en révision. Des silhouettes casquées passaient en silence entre les carcasses d’avions, concentrées, comme dans un sanctuaire.
Jean-Jacques ajusta son casque de vol. Ce matin-là, on avait demandé à quelques appelés "curieux et motivés" de participer à un exercice de sélection. Pas obligatoire, avait dit le caporal. Mais recommandé. Une occasion de sortir de la routine.
Il n’avait pas vraiment hésité.
Pas vraiment compris pourquoi, non plus.
Peut-être parce qu’il avait envie de sentir autre chose que le poids des jours identiques. Peut-être aussi parce qu’un pilote, c’est un peu un funambule qui a appris à dompter la chute.
Le test consistait à simuler une panne en haute altitude. Rien de dangereux, juste une mise en condition. Réagir vite. Garder le cap. Appliquer les procédures, mais aussi improviser si nécessaire.
Il s’était débrouillé. Pas brillamment. Mais avec sang-froid. Une sorte de calme instinctif, presque incongru.
À la sortie du simulateur, un homme l’attendait.
Grand. Le visage taillé dans le granite. Regard vif, mais calme. L’uniforme impeccablement repassé, sans ostentation.
— Goldman ?
Jean-Jacques se raidit. Se mit au garde-à-vous.
— À vos aises, fit l’homme en souriant à peine. Capitaine Valmont. Je supervise les candidats au programme spécial d’orientation avancée. C’est un peu long comme nom, mais vous comprendrez plus tard.
Il le fixa un instant.
— D’habitude, ceux qui viennent ici rêvent de vitesse. De gloire. Vous, non. Vous êtes ailleurs.
Jean-Jacques haussa légèrement les épaules, mal à l’aise.
— J’ai fait ce qu’on m’a demandé.
— Non, vous avez fait mieux. Vous avez ressenti les choses. Vous avez choisi une trajectoire qui n’était pas dans les manuels. Pourquoi ?
Silence.
Puis, presque malgré lui :
— Parce qu’elle m’a semblé juste.
Le capitaine ne répondit pas tout de suite. Il hocha lentement la tête.
— Vous avez l’âme de ceux qu’on envoie là-haut.
Jean-Jacques resta figé.
— Là-haut ?
— Pas tout de suite. Pas encore. Mais peut-être un jour. L’aéronautique évolue. On parle déjà d’orbite basse, de stations habitées. On aura besoin de profils atypiques. De gens capables de solitude. De sensibilité. Pas seulement d’obéir aux ordres.
Il s’approcha, baissa la voix.
— Vous n’êtes pas qu’un soldat, Goldman. Vous êtes un veilleur. Ça se voit dans vos yeux.
Jean-Jacques ne sut quoi répondre.
Valmont tendit une fiche. Une date. Un lieu. Un test complémentaire.
— Réfléchissez. Mais ne tardez pas trop. Ce genre de porte ne reste pas ouverte indéfiniment.
Il s’éloigna.
Jean-Jacques regarda le papier. Puis le ciel, à travers le vitrage du hangar.
Une traînée blanche fendait l’azur.
Sceaux, deux heures du matin. Dans la cave des parents de Khanh. Des amplis grésillent. Une basse vrombit en boucle. Des baguettes claquent sur une caisse claire. Dans ce tumulte, Jean-Jacques gratte distraitement les cordes de sa Gibson SG, sans conviction. Comme souvent, il a fait le mur, et doit rentrer avant six heures à Villacoublay.
Khanh Maï, adossé au mur, l’observe. Les bras croisés. L’air tendu.
— T’as pas l’air d’être là, Djay-Djay.
Jean-Jacques lève les yeux. Il tente un sourire. Ça sonne faux.
— J’suis juste fatigué. J’ai eu une grosse journée.
Khanh se détache du mur. Il parle doucement, mais chaque mot claque.
— Ça fait des semaines que t’es "fatigué". Que tu rates les répètes. Que t’arrives en retard ou que tu pars trop tôt. Tu crois qu’on ne le voit pas ?
Un silence gêné s’installe. Stephan lève les yeux, puis détourne le regard. Taï baisse le volume de son ampli. Jean-Alain relit ses notes.
Jean-Jacques pose sa guitare. Il soupire.
— Je fais ce que je peux, Khanh. C’est pas comme si j’étais libre de mes mouvements. C’est l’armée. Y’a des ordres, des obligations...
— Et nous, on est quoi ? Des figurants dans ta vie ? Des passe-temps ? Tu veux qu’on t’attende encore combien de temps ?
Jean-Jacques se lève. Il essaie de calmer le jeu.
— Je veux pas qu’on s’engueule.
Mais c’est trop tard.
— T’es jamais vraiment là, Goldman. Ni ici, ni ailleurs. Tu planes. Toujours entre deux trucs. T’écris, tu composes, ouais… mais pour qui ? Pour quand ? Pour plus tard ? Ce groupe, il a besoin de quelqu’un qui s’engage. Pas d’un type qui rêvasse sur son lit de camp avec une guitare posée sur les genoux.
Jean-Jacques encaisse. Il reste droit. Il ne crie pas. Mais il sent la morsure des mots.
Il prend sa veste. Son carnet. Il hésite. Puis il se retourne, une dernière fois.
— Je croyais que t’avais compris. Que la musique, c’était un refuge pour moi. Un truc vital. Je vous ai jamais pris pour un passe-temps. Mais je peux pas être deux personnes à la fois.
— Alors choisis.
Il ne répond pas. Il sort.
La porte claque. Brutalement.
Dehors, le soleil commence à pointer. La banlieue bruisse, indifférente. Il marche sans but, les mains dans les poches, le carnet serré contre lui. Il pense à cette proposition, au test complémentaire, à ce capitaine étrange qui avait parlé d’étoiles et de solitude.
Il pense à Khanh. À leurs débuts. Aux rêves de disques. A Barclay qui a gardé leur première chanson en otage. Aux discussions en cours avec Warner. À cette fusion unique qui ne se reproduirait jamais.
Et pourtant… il sent que la décision est déjà prise. Doucement. En lui. Comme une ligne de basse qu’on n’entend pas tout de suite, mais qui porte toute la chanson.
Il s’arrête devant un mur tagué. Un graffiti en lettres rouges : "Born to run".
Une brume glaciale recouvrait le tarmac de Villacoublay ce matin-là. Les moteurs ne grondaient pas encore. Le silence était presque solennel.
Jean-Jacques avançait, dossier sous le bras, regard fixe. Il s’apprêtait à rejoindre le hangar technique pour son premier jour dans le "programme d’orientation avancée", comme ils disaient. Un intitulé flou, presque banal. Mais il sentait que quelque chose basculait.
Le Capitaine Valmont l’attendait. Droit comme un mât, lunettes de vol relevées sur le front. Il ne parlait pas beaucoup, Valmont. Mais chacun de ses mots semblait découper l’air avec précision.
— À l’heure. Bien.
Il se mit à marcher, lentement, Jean-Jacques à ses côtés.
— Ici, ce n’est plus le service militaire. C’est une école. Et un tamis. On garde ceux qui tiennent.
Ils passèrent devant un Mirage F1 à moitié démonté. Des techniciens s’affairaient autour.
— Là-haut, dit Valmont en désignant le ciel du menton, tu ne fuis pas. Tu fais face. À tout. À toi-même surtout.
Jean-Jacques resta silencieux. Il pensa à ses chansons inachevées. À Khanh Maï. À ses rêves devenus silences.
— Il n’y a pas d’issue dans l’espace, poursuivit Valmont. Pas de coulisses, pas de rideau rouge pour t’abriter. Juste toi, ton souffle, et ce que tu as dans la tête.
Ils entrèrent dans une salle de briefing. Une maquette de station orbitale trônait au centre.
— Les Américains parlent de Skylab. Les Russes, de Saliout. Nous, on regarde plus loin. Des vols conjoints. Des orbites stables. Des modules européens. On aura besoin de pilotes, de scientifiques... mais aussi d’âmes sensibles.
Jean-Jacques haussa un sourcil, surpris.
— Vous pensez qu’il faut être sensible pour aller là-haut ?
Valmont le fixa.
— Je pense qu’il faut être capable d’émerveillement. Sinon, on devient fou. Ou robot.
Jean-Jacques baissa les yeux. Il caressa distraitement l’arrière de son carnet, rangé dans sa poche intérieure.
Les semaines passèrent. Il apprit à décoder des cartes stellaires, à comprendre la dynamique orbitale, à respirer sous pression, à survivre dans des conditions absurdes. Il courait, s’entraînait, répétait des procédures jusqu’à l’épuisement.
Et le soir, dans le silence de la chambre, il ressortait sa guitare. En cachette.
Il ne composait plus vraiment. Il murmurait. Des bouts de lui. Des bouts d’ailleurs.
Un jour, alors qu’il jouait à voix basse, la porte s’ouvrit.
Valmont entra. Il écouta quelques secondes. Ne dit rien.
Puis :
— Ne la cache pas. C’est elle qui te tiendra en orbite.
Et il referma la porte.
Jean-Jacques sourit, pour la première fois depuis des mois. Pas un sourire de scène. Un sourire de fond.
Il grattouilla quelques notes. Il fredonna : « Minuit se lève, en haut des tours… »
Le ciel avait changé. Mais il n’avait pas disparu.
Baïkonour, 1985.
Le vaisseau européen Orphée-1 repose, prêt à rugir, sur son pas de tir. Autour, la steppe kazakhe s’étend à perte de vue, figée dans l’aube rose. Le silence est immense, juste troublé par quelques bruits de vérifications techniques, comme des soupirs métalliques.
Dans la capsule, Jean-Jacques est déjà installé. Le casque entrouvert, la combinaison pressurisée mais pas encore verrouillée. Il ferme les yeux. Respire lentement. Il connaît chaque son de cette machine, chaque cliquetis, chaque vibration. Il les a répétés des milliers de fois.
Mais aujourd’hui, ce n’est pas un exercice.
Aujourd’hui, il part.
Face à lui, trois autres astronautes — un Italien, une Allemande, un Russe. Compétents, brillants. Mais ils ne parlent pas. Pas encore. Chacun est replié sur ses propres peurs, ses propres totems intérieurs.
Jean-Jacques regarde à travers le hublot. Le ciel est clair. Parfait. Il devrait être rassuré.
Mais il sent son cœur battre au rythme d’un vieux tempo. Un battement qui remonte de loin. Très loin.
Il revoit Khanh Maï, ce soir-là. Le regard dur. Les mots tranchants. Il n’a jamais répondu à sa lettre. Il n’a jamais su si Taï Phong avait compris son choix. S’ils l’avaient haï. Ou oublié.
Il pense à sa guitare, bien emballée dans la soute personnelle. Valmont a autorisé qu’il la prenne avec lui. Un geste rare. "Pour le moral", avait-il dit. Mais il savait que c’était plus que ça.
Il pense à Michael Jones. Ce nom croisé au détour d’un article. Le nouveau guitariste chanteur de Taï Phong. Un Gallois. Il chante à sa place maintenant. Il a repris certaines compositions. Des mélodies familières, légèrement altérées. Comme des souvenirs mal accordés.
Et puis il y a cette chanson entendue à la radio, quelques jours plus tôt. Johnny Hallyday. Un titre de Michel Berger. "On a tous quelque chose en nous de Tennessee..."
Jean-Jacques avait écouté en silence. Une boule dans la gorge. Michel Berger était décidément le meilleur auteur-compositeur français des années 80. Avec Daniel Balavoine et Francis Cabrel, probablement.
La voix de la contrôleuse retentit dans son casque.
— T moins 9 minutes. Vérification finale.
Il s’attache. Le clic métallique résonne comme un point de non-retour. Il regarde à nouveau le ciel. Il ne tremble pas.
Il pense à ses parents, à sa sœur, à son frère. A Catherine, cet amour de jeunesse, qui elle aussi lui a demandé de faire un choix. À cette phrase qu’il a un jour noté dans son carnet : "Peut-on rater une vie en en choisissant une autre ?"
Il ne sait pas. Mais il est là. Et c’est tout ce qu’il peut offrir.
Ses doigts effleurent les touches de son ordinateur de bord. Une routine. Un leurre.
Mais dans sa tête, une mélodie s’impose. Plus nette que jamais.
Envole-moi, loin de cette fatalité qui colle à ma peau…
Le compte à rebours s’accélère.
Dans neuf minutes, il ne sera plus sur cette Terre.
Et pourtant, il n’a jamais été aussi présent.
Le silence, dans l’espace, n’est pas un silence. C’est une présence. Un velours invisible qui entoure chaque geste, chaque souffle, chaque pensée. Jean-Jacques l’a appris dès les premiers jours.
À bord d’Orphée-1, les journées s’enchaînent selon une routine stricte : mesures, relevés, expériences. Puis repos. Puis sport. Puis encore des expériences.
Mais entre les blocs horaires, il y a des interstices. Des moments où le vide devient intime.
C’est là qu’il compose.
Flottant dans le module de repos, la guitare sanglée à ses cuisses, il laisse les notes dériver dans l’air recyclé. Il n’écrit pas vraiment. Il ne sait plus écrire comme avant. Il murmure. Son esprit enregistre. Des bribes. Des éclats.
C’est un tout petit monde… fragile au creux de nos mains…
Ses coéquipiers l’écoutent parfois, en silence. Parfois non. Chacun sa bulle. Chacun son orbite.
Il partage le module avec un homme imposant. Alexei Kourakov. Officier de liaison soviétique. Représentant officiel de l’Armée Rouge. Présence silencieuse, regard de pierre, mais voix étonnamment douce.
Un soir, alors que Jean-Jacques jouait doucement, Alexei s’est arrêté.
— Chopin ?
— Non. Quelque chose à moi.
— On aurait dit un adagio.
Il s’est assis. Puis, à la surprise de tous, il a commencé à fredonner. Une voix grave, vibrante, qui remplissait l’espace comme un feu de cheminée.
— Vous avez été chanteur ? demanda Jean-Jacques.
Alexei hocha la tête.
— Dans les Chœurs de l’Armée Rouge. Vingt ans. Avant que la voix ne cède.
Jean-Jacques sentit quelque chose se fendre. Il se souvint des concerts qu’il allait voir, enfant, au Palais des Sports, avec toute sa famille. Il se souvenait du rouge, de l’or, de la puissance. Il avait été bouleversé. Pas par le patriotisme. Par l’humanité de ces voix, au milieu des drapeaux.
Ils parlèrent longtemps, ce soir-là. De musique. D’enfance. De solitude aussi.
Alexei évoqua la perestroïka. Gorbatchev. L’espoir, mêlé à la peur.
— Les idées sont bruyantes, dit-il. Mais les hommes… ils sont faits de silences.
Jean-Jacques nota cette phrase dans son carnet.
Les idées sont bruyantes. Les hommes sont faits de silences.
Il pensa à son père, à Pierre, à Taï Phong, à ce qu’il aurait pu dire à Khanh Maï. Il pensa à la France, à l’URSS, à ce qu’on défend parfois malgré soi.
Il reprit son carnet.
Les gens qui se battent sont, en général, des gens qui sont très proches les uns des autres, qui se ressemblent beaucoup. Physiquement, ils se ressemblent, bien que beaucoup de choses les séparent.
Un matin, en manipulant un bras robotique, il rata une manœuvre. Léger choc. Rien de grave. Mais assez pour déclencher une alerte. Il fut rappelé à l’ordre. Rigueur. Procédure.
— Tu rêves trop, Goldman, lui glissa le commandant italien.
Il acquiesça. Mais il savait que c’était faux. Il ne rêvait pas. Il ressentait.
Et ce ressenti, là-haut, était plus précieux que toutes les procédures.
Le module d’observation était plongé dans la pénombre. Seules quelques LED clignotaient paresseusement, comme des lucioles artificielles. Jean-Jacques s’était glissé là en silence, en dehors de tout horaire. Il avait demandé une permission exceptionnelle. "Observation réflexive", avait-il noté dans le registre.
La coupole, vaste œil tourné vers l’abîme, l’enveloppait.
Il ne dit rien. Il se contenta de regarder.
Et la Terre apparut.
Bleue. Tremblante. Immobile et mouvante à la fois. Elle n’avait rien d’un territoire. Ni d’un pays. Ni même d’une planète. C’était une goutte de lumière suspendue dans l’obscur.
Et soudain, il fut envahi.
Par la sensation d’être minuscule. Et pourtant relié. Par tout ce qu’il avait aimé, fui, espéré. Par cette colère ancienne contre un monde trop étroit. Par cet appel qu’il n’avait jamais su nommer.
C’est un tout petit monde...
Il avait murmuré ça. Sans s’en rendre compte. Juste assez fort pour que son micro, encore ouvert, le capte.
Il prit sa guitare.
Elle flottait doucement devant lui, comme une compagne fidèle.
Il ferma les yeux. Puis il chanta.
Pas une chanson écrite. Pas une chanson prévue.
Une chanson née là, au creux du silence et de la stupeur.
C’est un tout petit monde, Fragile au creux de nos mains, Balançant ses secondes, Entre tellement... et rien.
Sa voix tremblait, mais ne faiblissait pas. Elle vibrait comme une onde. Une onde que même le vide ne pouvait retenir.
Les membres d’équipage s’étaient arrêtés. Alexei, immobile dans le module adjacent, ferma les yeux.
Sur Terre, la transmission — prévue pour une démonstration technique — avait continué. Les ingénieurs de l’ESA et du CNES, surpris par la voix venue d’ailleurs, avaient décidé de ne pas couper le flux.
Dans un centre de contrôle à Toulouse, une femme pleura sans savoir pourquoi.
À Moscou, un vieux technicien leva la tête. Il n’avait pas compris les mots, mais il avait reconnu l’émotion.
À Paris, un journaliste de France Inter suspendit sa chronique. Et lança la diffusion en direct.
La chanson dura trois minutes trente. « Le rock, le dollar, les antennes. Coca et kalachnikov. Mmmmh, mmh mmh, Coca et kalachnikov. » Puis Jean-Jacques se tut.
Le silence qui suivit fut plus fort que n’importe quel tonnerre.
Il regarda encore la Terre. Il murmura, une dernière fois : Coca et kalachnikov.
Il rangea la guitare. Referma le hublot. Reprit sa place, sans un mot.
400 kilomètres plus bas, dans un salon modeste de Normandie, un petit garçon de sept ans, les yeux grands ouverts devant l’écran, n’en avait pas raté une miette.
Il s’appelait Thomas.
Et il se prit, lui aussi, à rêver.
03:12 UTC.
Le vaisseau vibra d’un souffle anormal. Puis l’alarme éclata, sèche, assourdissante. Jean-Jacques ouvrit les yeux en sursaut. Aucune lumière rouge ne clignotait dans ses rêves. Celle-ci était bien réelle.
— Fuite d’azote dans le compartiment B ! lança l’Allemande depuis le panneau central.
— Stabilisateurs hors-seuil ! dérive entamée, ajouta l’Italien.
Jean-Jacques flotta jusqu’au terminal secondaire. L’écran principal indiquait un taux de rotation inquiétant. Le vaisseau Orphée-1 se mettait à tournoyer lentement, comme un manège devenu fou.
S’ils perdaient l’alignement, ils rateraient la correction d’orbite prévue dans moins de vingt minutes. Ils seraient livrés au vide.
Chacun se mit à son poste, mais la panique affleurait. L’ordinateur principal surchauffait. Une ligne de code clignotait en rouge : Fail-safe sequence rejected.
L’Italien hésita.
— Si on relance manuellement la gyrostase, on perd la redondance. C’est trop risqué.
Jean-Jacques regarda l’écran. Puis les autres. Puis, par-delà le hublot, le bleu immense de la Terre.
Il pensa aux visages qu’il laisserait derrière lui.
Et l’espace d’un instant, il repensa à son camarade de chambrée, Jean-Max.
Mort au combat, en opération extérieure.
Il se souvint de ses funérailles nationales. De la lenteur solennelle des drapeaux.
De la famille effondrée, soutenue par une délégation du Bleuet de France.
De ces petites fleurs cousues à la boutonnière, signe discret d’un pays qui n’oublie pas ses blessés, ni ses morts.
Il pensa à Jean-Max. À son courage.
Et cette certitude l’aida à résister.
À jurer intérieurement qu’il ne laisserait pas le vaisseau flancher.
À espérer encore.
À tenir.
Il s’avança calmement.
— Laisse-moi faire.
Il prit les commandes manuelles. Engagea la procédure d’alignement inertiel. L’écran vacilla. Il appuya sur "override" sans trembler. L’alarme siffla plus fort… puis s’éteignit.
L’indicateur de rotation ralentit. 0.84… 0.57… 0.12…
Stabilisation.
Silence.
Alexei posa une main ferme sur son épaule. Il ne dit rien. Mais son regard brillait.
Jean-Jacques inspira. Longuement.
Dans le journal de bord, plus tard, il écrivit :
"Trembler n’empêche pas d’agir. Flancher un instant n’empêche pas de se relever. Manquer de souffle n’empêche pas de jurer fidélité à ce qui compte. Résister, c’est espérer encore, même quand tout semble rompre."
Le retour sur Terre fut presque doux.
L’impact contrôlé, dans une steppe silencieuse. La chaleur d’un sol retrouvé. Le choc de la gravité, soudain redevenue loi. Et puis, les visages. Les sourires. Les flashs.
Jean-Jacques ne comprenait pas encore. Pas tout à fait. Il suivait les gestes, les consignes, le protocole de récupération. On le soutenait, on l’hydratait, on vérifiait sa tension. Il faisait "oui" de la tête à des questions qu’il n’entendait qu’à moitié.
Mais à mesure que son corps se réhabitua au poids, il sentit une autre forme de pression monter.
— Jean-Jacques, t’as vu ça ? demanda un technicien en lui tendant un petit poste radio.
Une voix saturée par l’émotion passait à l’antenne :
"...une chanson écrite là-haut, jouée en direct depuis l’espace, qui résonne comme un message universel. C’est un tout petit monde... Goldman nous rappelle que nous sommes tous suspendus à la même fragilité."
Il fronça les sourcils.
On lui tendit un téléphone. Une attachée de presse de l’ESA, fébrile.
— Jean-Jacques, vous êtes déjà en tendance partout. Les radios veulent vous parler. Un éditeur a appelé, il veut publier vos carnets de bord. Et chez CBS, ils...
Il l’interrompit doucement :
— Je viens juste de redescendre.
Elle rougit, confuse.
Dans le hangar d’accueil, on avait disposé un petit espace de repos. On l’y conduisit.
Mais il n’eut pas le temps de s’allonger.
Une délégation du ministère entra. Des représentants du Centre national d’études spatiales. Un conseiller culturel. Deux journalistes de télévision. On lui serra la main, on le félicita. On parla "d’un nouveau Saint-Exupéry", "d’un poète des étoiles", "d’un trait d’union entre science et âme".
Il ne sut s’il devait en rire ou en pleurer.
Dans un coin, un écran diffusait un extrait de sa chanson, accompagné d’images de la Terre vue du hublot. Un montage élégant. Déjà prêt.
"Balançant ses secondes, entre tellement et rien..."
Le conseiller culturel lui fit une proposition solennelle :
— Nous aimerions que ce morceau devienne l’hymne du programme spatial européen. Votre voix a franchi les frontières, les idéologies. Elle a parlé à l’humanité.
Jean-Jacques sourit poliment.
Dans sa poche intérieure, son carnet était toujours là.
Gribouillé. Froissé. Vrai.
Il se leva.
— Je peux aller marcher un peu ?
— Bien sûr, bien sûr, répondit-on.
Il sortit sur la piste, seul. L’air était lourd. Il sentit son dos s’alourdir aussi. Il n’était pas fatigué. Il était... traversé.
On lui proposait tout. Des micros, des albums, des livres.
Mais lui ne voyait que ce hublot. Cette chanson chantée pour personne.
Et pourtant entendue par tous.
Il s'était isolé dans une maison prêtée par l’Agence, quelque part dans les Alpes-de-Haute-Provence. Une retraite temporaire, soi-disant pour se "réadapter", mais surtout pour respirer à nouveau sans être vu.
Pas de télévision. Pas de radio. Une ligne fixe que personne ne connaissait. Un feu de cheminée, un vieux fauteuil. Et, bien sûr, sa guitare, posée contre le mur, comme une sentinelle silencieuse.
Les premiers jours, il n’avait rien écrit. Rien chanté.
Il avait simplement marché.
Des heures durant, seul sur les sentiers, avec pour seul dialogue celui de ses pensées. Il pensait au vaisseau, à la capsule, à la Terre qui tournait lentement sous ses pieds. Il pensait au regard d’Alexei, à cette chanson suspendue dans l’espace, à la manière dont elle avait été captée, récupérée, détournée.
Dans sa boîte aux lettres, des piles de lettres s’accumulaient. Des propositions. Des remerciements. Des déclarations. Des promesses.
Il ne les ouvrait pas.
Parfois, il allumait le magnétophone. Il réécoutait l’enregistrement de sa chanson dans l’ISS. Pas pour la retravailler. Pas pour la perfectionner. Juste pour entendre la vibration. Le moment. Le vertige.
"C’est un tout petit monde…"
Ces mots-là, il les avait chantés pour rien. Pour personne.
Et c’est peut-être pour ça qu’ils avaient touché tant de gens.
Et maintenant ? On attendait qu’il incarne quelque chose.
Un héros. Un poète. Une légende.
Un pont entre les étoiles et la Terre.
Un produit. Une voix. Une image.
Il regarda son reflet dans une vitre. Il vit un homme maigre, fatigué, aux traits marqués. Rien d’un héros. Pas d’auréole. Pas de lumière divine.
Juste un homme qui avait été, un instant, traversé par quelque chose de plus vaste.
Et ce quelque chose ne pouvait être mis en boîte. Ni vendu. Ni commenté.
Il ressortit son carnet. Il tourna les pages. Certaines étaient tachées. D’autres, à moitié effacées par l’humidité du vaisseau. Il tomba sur une phrase griffonnée pendant la mission :
Chanter n’est pas toujours parler. Parfois, c’est se taire autrement.
Il sourit.
C’était ça, son chemin. Non pas celui qu’on traçait pour lui, mais celui qu’il devinait, pas à pas, en creux. Un chemin de retrait, non pas pour fuir, mais pour rester juste.
Il n’avait pas besoin d’être l’homme de l’année.
Il voulait juste continuer à ressentir ce silence entre les notes.
Le soleil perçait à travers les volets entrouverts. Un silence de fin d’hiver emplissait la pièce. Le feu s’était éteint dans l’âtre, mais une douce tiédeur persistait. Jean-Jacques était assis à une grande table en bois, un stylo à la main, des feuilles éparpillées devant lui.
Ses partitions.
Des fragments d’avant. Des mélodies griffonnées entre deux exercices militaires. Des textes entamés puis abandonnés. Des idées qui avaient jailli, dans le tumulte ou la fatigue, et qu’il avait laissées là, comme des bouteilles à la mer.
Il les relisait une à une. Lentement.
Certaines le faisaient sourire. D’autres le gênaient.
Il en barrait plusieurs. D’un trait ferme. Non par rejet, mais parce qu’elles appartenaient à un autre lui. Un lui d’avant. Avant le silence du cosmos. Avant la beauté tremblante de la Terre vue de loin. Avant ce moment suspendu, guitare en main, quand il avait chanté non pour être écouté, mais parce qu’il ne pouvait pas faire autrement.
Il prit une feuille restée vierge. Il y inscrivit ces mots :
Ce que j’ai vu là-haut ne cherche pas à être entendu. Ça demande juste à être porté. Et parfois, à être déposé.
Puis il s’arrêta.
Pas besoin d’en faire une chanson. Pas maintenant.
Il tomba sur une page blanche, datée du 11 avril 1986.
Le titre griffonné au crayon : "Éloïse".
Il n’y avait que quelques lignes, quelques notes en suspens.
Des images d’étoiles et de cerfs-volants.
Une esquisse d’espoir, sans ironie.
Il ne savait plus exactement d’où c’était venu.
Peut-être d’un rêve. D’un visage oublié. D’un écho venu d’ailleurs.
Il relut. Ne corrigea rien. Referma doucement la page.
Et laissa le titre en haut.
Éloïse.
Ce qu’il avait vécu là-haut n’était pas une fuite. C’était un face-à-face. Un dépouillement. Et maintenant, tout ce qui sonnait faux — même sincèrement écrit — lui semblait déplacé.
Il sortit marcher un moment.
Dans la lumière oblique, les montagnes s'étendaient, immobiles. Les arbres nus dessinaient des veines contre le ciel. Il pensa : C’est encore plus beau depuis que je suis revenu.
Il comprenait mieux, maintenant, ce qu’il refusait.
Pas la reconnaissance. Pas l’admiration.
Ce qu’il refusait, c’était d’être transformé en quelque chose qu’il n’était pas. Un emblème. Un messie. Un nom qu’on accole à des discours qu’il n’a pas écrits.
Il voulait continuer à être un homme qui doute, qui cherche, qui ne sait pas toujours — mais qui essaie d’être vrai.
Et cela, il ne l’échangerait contre rien.
Il rentra.
Reprit la guitare.
Joua un accord suspendu.
Et sourit.
L’aube était encore grise sur la base militaire d’Istres.
La cérémonie de clôture avait été discrète, comme il l’avait demandé. Pas de fanfare. Pas de tribune. Quelques mots sobres des responsables de mission, une poignée de journalistes maintenus à distance. Le Centre préférait cultiver le mythe du silence, désormais. C’était plus vendeur que les grandes déclarations.
Jean-Jacques signa les derniers papiers, rendit les effets prêtés. On lui remit un badge symbolique, frappé d’un "Orphée-1 – 1985", avec sa photo et une inscription en latin.
Il le glissa dans une poche, sans un mot.
Il sortit du bâtiment administratif, la guitare en bandoulière. Le vent était sec, chargé de poussière. Le ciel d’un bleu presque mat.
Il marcha jusqu’au bord du tarmac.
Le sol vibrait encore légèrement de l’activité du matin. Des silhouettes s’affairaient autour d’un chasseur, plus loin. Un avion-cargo décollait à l’horizon, emportant des pièces détachées, ou peut-être des souvenirs.
Il s’arrêta là, juste avant les lignes jaunes.
Le silence. Enfin.
Puis une voix derrière lui, grave, familière.
— C’est une belle journée pour partir.
Il se retourna.
Valmont était là. Moins raide que dans ses souvenirs. Le regard plus doux, peut-être.
Ils se regardèrent longuement, sans dire grand-chose. Puis Valmont fit un pas. Tendant la main, doucement.
— Si tu veux qu’on t’aide à te relever…
Jean-Jacques était assis. Valmont devait imaginer qu’il ne s’était pas encore réhabitué à la pesanteur terrestre.
Jean-Jacques le fixa. Son regard ne contenait ni refus, ni reproche. Juste une certitude.
Il sourit. Pas pour séduire. Pas pour rassurer.
Un sourire d’accord.
Puis, tranquillement, il répondit :
— Non. Je marche seul.