Envole-toi, Laëtitia

Derrière les notes

Leur première rencontre ? Laëtitia ne s’en souvient plus très bien, tellement elle a l’impression de l’avoir toujours connu. Stéphane et elle se retrouvaient souvent en salle informatique quand ils étaient à l’université, à l’époque où la fibre n’existait que dans les rêves des geeks. Elle sourit en repensant à sa timidité quasi maladive, à ses éternels T-shirts mangas, à ses yeux qui se baissaient dès qu’elle croisait son regard. À l’instant même où il lui a donné son parapluie alors qu’ils sortaient tous les deux de la fac sous une pluie battante, elle a su qu’elle était fichue.

Ce jour de septembre, alors qu’elle se rend dans le parc voisin pour déjeuner sur le pouce, Laëtitia se perd dans ses pensées. Dix ans que Stéphane la chérit et multiplie les attentions au quotidien. Le petit-déjeuner préparé comme elle l’aime, le petit mot laissé sur la porte du frigo, le dernier livre de son auteur préféré qui l’attend au retour du travail… "Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour", telle est sa citation fétiche qu’il se plaît à lui répéter depuis toutes ces années. Ces petits gestes amoureux, la plupart de ses amies en rêvent et ne se privent pas de le lui dire. Alors, pourquoi s’est-elle mise à douter ainsi ? D’où lui vient cette lassitude, ce sentiment de porter le monde sur son dos ?

Elle entend soudain les cris, rires et pleurs mêlés des enfants qui tournoient dans l’aire de jeux toute proche. Son cœur se serre, ses entrailles aussi. Combien de fois a-t-elle parlé à Stéphane de son envie de materner ? Combien de fois lui a-t-il répondu : "Mais on a tout le temps, ma douce… Profitons de nous deux…" Et combien de fois a-t-elle eu envie de lui rétorquer, alors même qu’il la serrait dans ses bras : "En profiter ? Comment ? Tu déclines tous mes projets de voyage. Le pavillon d’or de Kyoto, tu l’as découvert sur Google Maps… Te cogner à la réalité, trop peu pour toi… !" Mais de tout cela, elle n’ose se plaindre – ni à lui, qu’elle a peur de blesser malgré tout, ni à ses proches, qui ne cessent de lui dire combien elle a de la chance d’avoir un homme aussi gentil à ses côtés.

Les premiers temps, Laëtitia a dû pourtant batailler pour le faire accepter par sa famille et son premier cercle. Taiseux, habillé comme un éternel ado, fuyant les grands rassemblements… C’est peu dire qu’il a détonné dans le paysage qui était le sien. Ses amis, fêtards invétérés, s’étaient interrogés : allaient-ils continuer à la voir ou allait-elle s’enfermer dans une vie casanière ? Et que pouvait-elle trouver à un garçon si différent d’elle ? Mais vite rassurés, ils ont appris à connaître et même à aimer Stéphane. Clac, le piège était refermé.

Le piège ? Mais quel piège ? Elle s’en veut immédiatement d’avoir eu de telles pensées. Car on est loin du pervers narcissique qui enferme sa compagne dans une spirale de violence psychologique et physique. Les premières années, ils les ont vécues à l’unisson. Il lui concoctait ses plats préférés, elle gérait le budget. Il faisait les courses et s’occupait du quotidien, elle planifiait et organisait leurs vacances. Et chacun gardait son indépendance. C’était un bon équilibre – elle le pensait sincèrement à l’époque et n’en était pas peu fière, face à ses copines parfois exaspérées par leur "petit couple modèle". Mais cette répartition portait déjà en elle les germes de la fracture.

Alors, pourquoi ce sentiment de prison dorée ? Prison aux barreaux flasques, mais néanmoins impossibles à franchir ? Quand a-t-elle commencé à avoir le sentiment que l’enfant qu’elle souhaitait, elle l’avait déjà en taille XL ?

Alors qu’elle se rapproche des serres du parc, elle se remémore soudain l’instant précis où elle a ressenti un découragement n’ayant d’égal que sa déception. Le week-end manqué à Rome. Elle avait tant espéré cette "surprise" ; elle lui avait tant de fois dit qu’elle rêvait de visiter le Colisée ! Il lui répondait invariablement qu’un jour, il l’amènerait là-bas. La Saint-Valentin approchait, elle croyait voir partout ces signes annonciateurs d’un séjour magique. Et le 14 février, patatras. Stéphane s’installe sur son PC, comme d’habitude, et lance son jeu favori, où le héros déambule dans la Rome antique – belle ironie du sort. Le midi, il l’emmène dans leur resto italien préféré – c’était donc ça, la réservation à mots couverts par téléphone. Laëtitia comprend trop tard qu’elle s’est fourvoyée.

Stéphane, cet homme rêvé et rêveur du quotidien, incapable de se projeter dans l’avenir. Laëtitia, les pieds ancrés dans la réalité et la tête pleine de projets à court, moyen et long terme. Deux faces d’une même pièce, pensait-elle au début. Et maintenant ? Deux caractères que tout oppose ? Allaient-ils sombrer dans la caricature de la "séparation pour différends irréconciliables" ?

Laëtitia rejoint les rives du fleuve, dont les courants traîtres semblent aussi agités que ses pensées. Elle s’assoit sur un banc, ne s’aperçoit même pas que les gouttes tombent peu à peu. Les gens commencent à s’affairer autour d’elle : nounous qui récupèrent leurs ouailles, employés pressés qui repartent au bureau, vieilles dames sous leur parapluie. Elle, elle se replonge dans l’une de leurs rares discussions sur leur couple, un an plus tôt. Elle avait enfin réussi à lui exposer clairement son mal-être, sans drame ni larmes. Lui ? Il était resté le regard blessé, sans savoir quoi dire et encore moins quoi faire, comme sonné. Comprenait-il ce qu’elle attendait de lui ? Euh, oui… enfin, pas vraiment… "Tu veux un bébé, c’est ça… ? Et aller à Rome… ? Bien sûr, ma douce, on fera tout ça, si c’est ce que tu veux ; tu sais que je ne souhaite que ton bonheur…" Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait, bien sûr. Mais elle avait voulu y croire. Croire si fort au fait que Stéphane grandisse et devienne un homme qui sache prendre les choses en main, sans qu’elle ait besoin de penser à tout, d’anticiper en permanence.

Frissonnant sous la pluie de plus en plus battante, Laëtitia quitte son banc et marche d’un pas pressé vers la sortie du parc. Elle repense aux semaines qui ont suivi cette discussion. Stéphane se montrait encore plus aux petits soins et avait même fait des efforts pour organiser une sortie, un repas entre amis. Elle se forçait à ne plus prendre cette fameuse charge mentale à son compte. Mais insidieusement, la routine était revenue s’installer, avec les mêmes habitudes ancrées en chacun… Résignation – voilà un mot qui devrait être rayé du dictionnaire, qui plus est chez une "même-pas-trentenaire". Mais c’est bien ce terme qui avait traversé ses lèvres quand elle avait dû avouer le sentiment qui la tuait à petit feu. Et la personne qui avait recueilli ces confidences, il avait fallu que ce soit Tristan.

Qui d’autre que ce collègue charmant et charmeur – dont elle avait dû repousser les discrètes avances les premiers jours – aurait pu incarner le mieux ce point de bascule ? Ce seul souvenir la trouble suffisamment pour qu’elle en oublie de faire un signe au chauffeur du bus, qui passe devant elle sans s’arrêter. Elle était rentrée un soir et avait une nouvelle fois trouvé Stéphane devant sa console. Elle lui avait donné deux missions, ce jour-là, à lui qui était en congé : trouver le cadeau d’anniversaire de mariage de ses propres parents et fixer une date de déjeuner avec eux. Chou blanc sur les deux tableaux… "Je suis désolé, j’ai oublié… Mais promis, je m’en occupe demain", lui avait-il dit, les yeux rivés sur l’écran. Mais elle, elle ne voyait que trop bien la scène se profiler à l’horizon. C’est elle qui finirait par arpenter les magasins de la ville pour trouver le présent qui ferait plaisir à ses beaux-parents. Et elle aussi qui les appellerait pour les inviter. Ce soir-là, Laëtitia avait craqué et était repartie aussitôt, sans laisser à Stéphane le temps de réagir. En chemin vers les rues du centre-ville, elle avait appelé sa meilleure amie pour improviser une soirée filles salvatrice. Pas de bol, Marina était coincée à la maison avec ses jumeaux ce soir-là – Audrey, sa compagne, était de garde à l’hôpital. Mais Laëtitia avait refusé de s’avouer battue et avait poussé les portes de ce restaurant thaï à la déco zen qui lui faisait de l’œil depuis plusieurs mois.

Mais qu’est-ce qui lui avait pris ? Une fois attablée, elle s’était sentie horriblement gênée. Qu’allaient penser les serveurs, les autres convives ? Une femme seule au restaurant, ça soulève forcément des questions, voire de la pitié, non ? Mais une fois le cocktail maison avalé, elle avait commencé à se détendre et à apprécier cette soirée solo – en attendant un pad thaï qui s’annonçait délicieusement épicé. C’est là qu’elle avait vu Tristan entrer dans la salle, accompagné de deux amis. Elle avait en vain tenté d’ignorer son signe de la main… Il avait fini par venir à sa table : "Je ne sais pas ce que tu fais là toute seule, mais ce serait sympa que tu te joignes à nous !" Elle avait accepté, faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Et avait passé une soirée des plus gaies avec Tristan et ses deux compères, qui l’avaient régalée de leurs récits de voyages et de soirées d’éternels étudiants… Elle avait littéralement bu leurs paroles – et un autre cocktail maison. Après le repas, Tristan avait proposé de la ramener. C’était tentant, bien trop tentant… Et c’est dans sa voiture, de fil en aiguille, qu’elle en était venue à se confier sur son mal-être grandissant. À sa grande surprise, il avait su l’écouter, la relancer en douceur, lui faire préciser certains aspects de son histoire restés jusque-là obscurs, même pour elle. Leur conversation s’était poursuivie tard dans la nuit, mais il avait fini par la ramener chez elle – et chez Stéphane – en se contentant de lui souhaiter bonne chance.

Dans le bus, Laëtitia se demande ce qui se serait passé si Tristan avait tenté de l’embrasser ce soir-là. Elle ne l’aurait probablement pas repoussé, prise dans les vertiges de l’alcool et de son regard attentif, perdue dans ses doutes. Mais elle l’aurait sans doute regretté illico… Elle voulait tellement sauver son histoire, leur histoire. À son retour, Stéphane s’était confondu en excuses sans trop comprendre ce qui avait vraiment occasionné cette désertion de leur doux foyer. Elle lui avait pardonné et tenté de croire à ses promesses, une fois de plus. En vain.

Six mois ont passé depuis cet épisode – et rien n’a changé. Ou plutôt si : c’est elle qui a fait sa mue. Encore trempée, Laëtitia descend à son arrêt, parcourt les quelques centaines de mètres qui la séparent de leur petit pavillon, passe la porte… Trois heures plus tard, elle contemple le fruit de son travail. Elle a fait disparaître toute trace d’elle dans la maison – ne restent plus que les quelques affaires qu’elle a rassemblées dans des cartons. Ses parents passeront les prendre plus tard – quand eux aussi auront encaissé le choc. Elle n’a pris que le strict nécessaire dans son sac à dos, les compagnies aériennes pouvant être intraitables sur le poids des bagages. Car c’est bien à l’aéroport qu’elle se rend ensuite, direction le bout du monde. Et celui avec qui elle part, c’est Tristan. Lui qui a su, ces derniers mois, la porter à bout de bras, lui redonner le sourire, la faire de nouveau rêver… sans rien attendre, ou si peu. Elle ne lui a rien promis – lui non plus d’ailleurs. À Stéphane, avec qui elle aurait tant aimé réaliser ce voyage, elle ne laisse sur la table qu’une carte reprenant sa nouvelle devise : "Vivre ses rêves et non rêver sa vie." Et au dos, trois mots aussi implacables que le bruit de la porte qu’elle claque derrière elle : "Adieu, oublie-moi."