Et si...

Derrière les notes

« Cette lettre peut vous surprendre… »

Je ne saurai jamais pourquoi c’est précisément ce matin que cette chanson de Goldman m’a touchée en plein cœur. Je la connais pourtant depuis longtemps – je l’ai même entendue en concert. Mais il faut croire que Jean-Jacques Goldman a raison : il faut avoir eu le temps d’entasser quelques souvenirs pour se sentir pleinement concerné.

Aujourd’hui, c’est à toi que j’aimerais écrire, sur ce beau papier à lettres qui ne sert jamais. À toi, Stéphane, qui m’as fait découvrir l’univers de Paul McCartney et de John Lennon – et à toi qui auras été mon premier amour.

J’ai 16 ans, je viens de rentrer en première. Mon groupe préféré ? Pas Fredericks-Goldman-Jones, à qui je prête une oreille encore distraite à l’époque. Ni Oasis, ni Nirvana, et encore moins IAM, contrairement à mes copains de lycée. Non, ceux qui me transportent et que j’écoute à longueur de journée, ce sont les Beatles. Mes parents sont complètement passés à côté des années 60 outre-Manche ; eux, ils étaient plutôt Johnny. Heureusement, mon parrain s’est chargé de mon éducation musicale et m’a fait découvrir les Beatles sur sa vieille platine vinyle. Depuis, c’est une passion quasi exclusive que je nourris à ce quatuor qui aura pourtant eu une courte carrière – dix petites années avant que le groupe n’éclate… Car si j’écoute inlassablement « Hey Jude », « Eleanor Rigby » ou « Yesterday », je ne laisse aucune place aux albums de Lennon ou McCartney. Dans ma tête, ce sont eux les responsables de la séparation. Il est donc hors de question que je leur accorde la moindre attention – l’intransigeance de l’adolescence.

Ça, c’était jusqu’à ce que je te rencontre, Stéphane. Je t’avais bien remarqué, dans les couloirs du lycée, même si tu ne faisais pas partie des stars du bahut. Toi et ta tignasse bouclée, ta nonchalance, tes T-shirts improbables… Tu étais très loin de mon univers – du moins c’est ce qu’il me semblait. Un jour que j’avais mes écouteurs vissés sur les oreilles, seule sur un banc dans la cour, j’ai senti une main sur mon épaule : « Tu as oublié ta veste à la cantine, tiens. » Je bredouille un vague merci, ne sachant comment enchaîner. Mais ça ne te désarçonne pas :

  • Tu écoutes quoi ?
  • Hum, rien qui ne soit susceptible de t’intéresser…
  • Essaie toujours, tu pourrais être surprise !
  • Les Beatles… Tu vois, je te l’avais dit !
  • Ah, c’est toi la 2e fan du lycée ? Car je te grille la politesse, c’est sûr. Quel album ? Tu me files un écouteur ?

C’est ainsi que notre histoire a commencé. Nous partageons donc la même passion pour les Beatles – et c’est tellement rare que nous avons l’impression d’être les deux OVNIS du lycée. Nous passons de longues heures à papoter assis en tailleur pendant les heures creuses, ou au téléphone le week-end. Tu ris en entendant mon jugement péremptoire sur Lennon et McCartney : « C’est parce que tu ne les connais pas. Je trouve certaines de leurs chansons solos bien meilleures que la plupart des chansons des Beatles… » Je suis très sceptique, mais j’accepte de tester. Tu me prêtes des CD et je me laisse séduire par chacun des univers des deux frères ennemis – tout en continuant à préférer la période du groupe. Tu savoures néanmoins cette petite victoire et nous commençons à rêver d’un éventuel concert de McCartney – le jour où il se décidera à faire une tournée. Malheureusement, nous vivons dans une petite ville, loin des salles de spectacle, et les concerts sont exclus. Nous loupons donc les deux dates d’octobre 1993 à Bercy de McCartney… Mais nous sommes les premiers à acheter les albums Bleu et Rouge des Beatles qui sont réédités en CD un mois avant. Et nous continuons à disserter des heures sur nos British préférés.

Car nous sommes quasiment devenus inséparables. Nous deux, c’est un peu le mariage de la carpe et du lapin. La littéraire pur jus et le scientifique. Notre duo en étonne plus d’un, chez les profs qui lèvent un sourcil en nous voyant ensemble et chez tes copains de classe qui ne comprennent pas trop ce qu’on a à se dire. Nos amis communs, eux, ne pipent mot. Et attendent patiemment que nous nous décidions enfin à nous avouer nos sentiments. Encore faudrait-il que l’un de nous deux le fasse, ce fameux premier pas. Mais empêtrés dans notre timidité, tellement effrayés, peut-être, de perdre ce que nous avons déjà, nous n’osons pas. Cette connexion m’est si précieuse et me semble tellement plus forte que les liens que tissent les petits couples du lycée à grand renfort de baisers langoureux.

Nous finissons par partager bien plus que les Fab Four. On se raconte nos vies, je me confie à toi, tu me dévoiles ta sensibilité en évoquant les textes et musiques de nos chanteurs communs. Nous arrivons ensemble aux soirées, et tout est prétexte à nous retrouver, à nous parler, encore et encore.

Mais rien ne se passe. C’est de l’amour à n’en pas douter… ou peut-on en douter, justement...? Un amour platonique est-il un véritable amour ? J’aime à le penser. En tout cas, c’est un fait : tu auras été mon premier amour – un amour bien plus profond que d’autres qui auront été « concrétisés » – quel vilain mot ! – par la suite.

Les mois et les années passent. Les études supérieures dans des villes différentes. Les rencontres avec d’autres personnes, inévitables et pourtant souhaitables. Je me suis résignée au rôle d’amie et nous avons continué à nous voir, à la faveur des vacances. Un jour, grande nouvelle pour nous deux : Paul McCartney annonce une nouvelle tournée, qui passe par Paris – enfin ! Mais patatras, je vis à l’autre bout de la France. Qu’à cela ne tienne : hors de question que cette date se fasse sans nous. Au prix d’une organisation épique, je m’arrange pour revenir le temps d’un week-end. Et nous allons enfin à ce concert, tous les deux. Nous entendons les premières notes de musique. La magie opère ; j’observe tes réactions, tu sembles transporté – à ta façon, pudique. Nous vivons un moment si intense de connexion et de partage que je souhaite presque qu’il se passe quelque chose, ce soir-là… Que TU fasses quelque chose – oui, je sais que c’est lâche… Mais je repars le lendemain. À quoi bon, te dis-tu peut-être ?

À la fin de ce week-end de rêve, tu me raccompagnes à la gare, à une heure de route de chez toi. Nous parlons à bâtons rompus, comme toujours, mais j’ai le cœur serré. Je n’oublierai jamais cette séparation tout en pudeur… Tu me laisses devant le train, dont l’accès t’est bloqué sans billet. Je te remercie pour ce week-end, puis je m’éloigne, la mort dans l’âme. Je parcours les 50 mètres du quai seule, les larmes aux yeux. Je me retourne à mi-chemin ; tu es toujours là, à me regarder partir. Je pense à une chanson de Goldman, « Puisque tu pars », mais aussi à « Chanter pour ceux qui sont loin de chez eux », que nous avons entendue en chemin à la radio. Je me demande si tu fais aussi le rapprochement. Je détourne enfin le regard pour trouver le courage de monter dans la voiture. So long, Stéphane.

Nous nous revoyons malgré tout régulièrement ; il nous reste cette connexion si singulière, qui dure encore quelques années – jusqu’à ce que tu rencontres ta future femme, peu de temps après que je t’ai présenté mon futur mari. Nous restons en contact de loin en loin. Quelques années plus tard, McCartney fait de nouveau escale à Paris. Évidemment, nous allons au concert ensemble pour partager ce bonheur que seuls nous pouvons comprendre, un bonheur au goût d’inachevé. Et si...? Mais chut, mieux vaut se taire…

Nos liens finissent par se déliter, à mon grand regret. Tu ne réponds plus à mes appels. Plusieurs années se sont écoulées depuis notre dernier café. Tu manques, tant. Mais peut-être est-ce mieux ainsi…

Trouverai-je un jour le courage de t’envoyer cette lettre… ? Rien n’est moins sûr. J’aurais peur de te perdre définitivement en heurtant ta pudeur. Mais je voudrais tant te revoir, à défaut de « nous » revoir, pour retrouver la connexion qui était la nôtre. Oserais-je alors te poser la question de la chanson : « Avons-nous bien vécu la même histoire ? » Cette question qui reste en suspens, malgré tout. « Il est certaines blessures au goût de victoires », dit Goldman. Assurément, notre histoire, quelle qu’elle ait été pour toi, fait partie de mes plus belles réussites.