Impossible rédemption ?
Derrière les notes
Aujourd’hui, Manon a 16 ans. Comme sa mère, elle est servante au château. Aujourd’hui est un jour spécial. Il y a une grande fête au château. Oh, pas en son honneur, non. En l’honneur d’un Lieutenant étranger, émissaire d’un pays du Nord. Même si cette fête n’est pas en son honneur, Manon se fait belle.
Toute la journée, elle aide sa mère en cuisine, parmi les hasteurs, paiges, souffleurs, sauciers, sommiers, et autres poulliers, sous l’égide du chef des broches et du maître queue, un feudataire local dont le moindre souci est bien le soin des sauces et la préparation des banquets.
Après une dernière répétition générale, le ballet peut commencer. Manon sert les dellegrouts et le karumpie, lourds à ses mains d’enfant. Elle virevolte avec grâce parmi les convives, et remarque le Lieutenant étranger, différent des hommes d’ici, blond et grand. Elle s’arrête, interdite, et manque faire tomber son plat, qui porte des verres en cristal, emplis de vin destiné aux invités.
Remarquant son trouble, le Lieutenant se lève et vient directement se servir, lui glissant à l’oreille, en lui frôlant la hanche, “Tu es bien jolie”, dans un divin sourire. Manon rougit, balbutie un merci, et reprend son service.
Durant les jours qui suivent, Manon ne cesse de penser à ce beau Lieutenant, déjà reparti pour son pays natal, et qu’elle ne reverra sans doute jamais. Tourmentée par de coupables pensées, elle décide de se confesser auprès de Monsieur le Curé, après la messe dominicale.
Monsieur le Curé se dit offensé des propos de Manon, et lui pose des questions inquisitrices sur ses troubles sentiments. Il l’interroge sur sa vertu. La chaste Manon, qui est l’innocence même, ne connaît pas le mot. Monsieur le Curé souhaite qu’elle le rejoigne dans le Presbytère, et commet l’irréparable.
Effondrée, Manon erre sur le chemin qui la mène à la maison de ses parents. En chemin, elle croise son grand frère, qui était inquiet de ne pas l’avoir revue après la messe, alors que sa famille s’était réunie au village en ce dimanche après-midi. Entre deux sanglots, elle finit par trouver les mots. “Il m’a déshonorée”. Juste quatre mots, qu’aussitôt elle crie.
Le frère de Manon, tout bon Chrétien qu’il soit, ne peut se résoudre à accepter que sa sœur ait pu subir une telle infamie. Il se précipite chez le Curé afin de demander réparation. Le Curé lui propose de l’argent, ce qui décuple la fureur du frère outragé. “Comment osez-vous ?”. Le Curé, inquiet pour son sort, demande au frère de Manon de revenir le soir même, seul.
Le frère de Manon revient chez lui retrouver sa femme et son fils. Sa femme remarque bien à quel point il semble bouleversé, lui qui est d’habitude de si bonne composition. Il évite ses questions comme la peste noire, et elle finit par ne plus insister. Il finit par lâcher : “ce soir, j’irai voir Monsieur le Curé pour régler un différend. Je ne sais pas à quelle heure je rentrerai.”
Après le souper, le frère de Manon retourne à l’église, se demandant en chemin quelle proposition le Curé va bien pouvoir lui faire. Comme s’il était possible de racheter l’honneur de sa sœur. Le Curé n’est pas seul. Il est en compagnie du Seigneur, et de soldats, qui s’emparent de lui. Il est jeté sans ménagement dans un cachot du château, personne n’ayant voulu lui expliquer de quoi il était accusé.
Durant plusieurs jours, il est torturé par le bourreau du Seigneur, qui veut lui faire avouer ses péchés, alors qu’il ne sait toujours pas ce qu’on lui reproche. Après une semaine, on l’extrait de sa geôle, et il se retrouve devant le Seigneur et le Curé, qui lui intiment d’avouer son crime.
Au cours d’un procès inique, qui ne dure que quelques minutes, et sans que le frère de Manon ne puisse prendre la parole, le Curé annonce qu’il doit être relevé de son obligation de secret, car Manon lui a confié qu’elle avait été déflorée par son frère. Alors qu’il se lève pour clamer son innocence et révéler la vérité, le frère de Manon est frappé, puis bâillonné. Le Seigneur annonce la sentence : la peine de mort, par décapitation, sort plutôt enviable généralement réservé aux nobles. Dans sa grande mansuétude, le Curé a convaincu le Seigneur de ne pas le faire pendre comme la coutume l’exige.
Le frère de Manon est donc décapité. Il n’a revu, ni sa sœur, ni sa femme, ni son fils, ni ses parents, qui ont simplement été informés par un messager du Seigneur qu’il avait commis un abominable crime, dont il a dû être puni séance tenante.
Manon a compris. Alors elle se tait. Toute sa vie, elle y pense encore et encore et toujours. Elle n’ose en parler à personne. Ni à ses parents, ni à sa belle-sœur, ni à la faiseuse d’anges qui l’a libérée de son impossible grossesse. Ni au beau jeune homme qu’est devenu son neveu. Ni à son mari qu’elle rencontre l’été suivant à une fête du village. Ni à ses filles qui deviennent servantes à leur tour. Elle ne les autorisera cependant jamais à rester seules en présence de Monsieur le Curé. Sans leur expliquer pourquoi.
Les années passent. Le Curé, après un sacerdoce qu’il trouve exemplaire, empreint de bienveillance, de générosité et de prévoyance, meurt dans son sommeil, à l’aube de ses 79 ans, âge vénérable s’il en est.
Persuadé de sa probité, il est fort surpris par le Paradis qui l’attend, qui n’est pas celui qu’on lui a enseigné toute sa vie. Il doit répondre de ses actes devant des jurés, qui lui enjoignent de reconnaître ses péchés afin de connaître la rédemption. Il refuse, et ne souhaite parler qu’à Dieu. Ou à Jésus. Ou au moins à Saint-Pierre. Il ne peut concevoir reconnaître sa faute. Alors il doit expier ses péchés.
Durant trente-sept réincarnations successives, il devient tour à tour victime, bourreau, complice, lâche, mais nie toujours les faits lors de son bilan karmique, et accroît son passif au lieu de se libérer de cette culpabilité qu’il ne peut admettre.
Printemps 1998. Il pense avoir réussi sa vie, alors qu’il l’a gâchée. Il est riche, oh ça oui. Grâce à l’héritage de ses parents. Il est divorcé, mais parce que sa femme avait un caractère épouvantable. Son fils est parti le jour de ses 18 ans, et il ne l’a jamais revu, mais c’était un enfant difficile, qu’il fallait mater. En vérité, il a élevé ses enfants dans un climat de terreur psychologique, et son pervers-narcissisme lui a permis de donner le change auprès de ses collègues et de ses amis. Sa fille a 20 ans. “Quelle cruche. Une vraie blonde celle-là. Comme sa mère.” Elle vient de rencontrer l’homme de sa vie, mais elle ne le sait pas encore. Elle souhaite quand même le présenter à son père.
Il se méfie. Un intrus. On veut lui voler sa fille. Il va se débarrasser de lui, ce n’est pas un problème. Il s’est déjà immiscé dans la vie privée de sa fille avant. Il sait comment faire. C’est pour son bien.
La rencontre. Le trouble. Il le connaît. Il le sait. Il le sent. Mais comment est-ce possible ? L’intrus a grandi à l’autre bout de la France. Une pensée fugace lui traverse l’esprit. Un prénom qui ne signifie rien pour lui. “Manon”. Il se reprend. “Et sinon, vous faites quoi dans la vie ?”. “Ah, d’accord.”. “Vous habitez dans la région depuis longtemps ?” Il n’écoute pas les réponses, tant il se demande comment et pourquoi il a la sensation de le connaître.
“Vous n’auriez pas une sœur qui s’appelle Manon ?”. L’intrus le regarde, surpris, sa fille aussi. Non, l’intrus n’a pas de sœur qui s’appelle Manon. “Non, pour rien.”
Durant vingt ans, il est persuadé que l’intrus lui veut du mal, veut se venger (mais de quoi, lui qui a tellement été bienveillant, prévenant et généreux envers sa fille) et souhaite sa perte. Dans les coulisses, il tente de nuire à leur couple, tout en prétendant le contraire vis-à-vis de ses collègues et de ses connaissances. Il se targue de leur offrir de mirobolants cadeaux et de somptueux avantages. Quand il est seul, face à son miroir, il abhorre ce gendre qui a su construire une famille unie et une carrière gratifiante là où lui a échoué dans ces deux domaines. Il invective son miroir d’un ton comminatoire, sans comprendre cette haine farouche qui l’envahit jour après jour.
Son gendre supporte de moins en moins ce ressentiment qu’il perçoit de façon diffuse, puis de façon de moins en moins subtile au fur et à mesure que les années passent. Un jour, il le confronte et lui demande d’arrêter de vouloir régenter la vie de sa fille. L’acharnement de son beau-père à son égard s’intensifie.
L’intrus pressent que son beau-père ne peut le détester au seul motif qu'il lui a volé sa fille. En proie à ses propres tourments intérieurs, il ne peut continuer à supporter un fardeau qu’il sait ne pas être le sien. Un jour, il se décide à aller voir une énergéticienne. Démarche incongrue pour un cartésien comme lui.
Dès qu’il entre dans son cabinet, l’énergéticienne voit la rancœur de son beau-père, ancrée, lourde, pesante. Pas depuis vingt ans, non, mais depuis trente-sept générations. Le gendre est abasourdi. L’énergéticienne lui révèle l’histoire de Manon, du Curé, du frère du Manon, de sa décapitation. Le gendre comprend pourquoi depuis plusieurs mois, lorsqu’il a l'intuition que son beau-père pense à lui, il ressent des picotements le long de la nuque.
L’énergéticienne le libère, les libère, de leurs liens, de tous leurs liens, l’aide à rompre les chaînes qui unissent leurs corps énergétiques. Il continue à haïr son gendre, mais ne sait même plus trop pourquoi. Son gendre lui a pardonné le mal qu’il lui a fait, le mal qu’il a fait à sa famille, le mal qu’il a fait à Manon et à son frère. Il ne peut plus être le réceptacle de cette culpabilité qui tourmente son beau-père depuis trente-sept incarnations.
Un jour, son beau-père meurt. Seul. Son âme se souvient alors de toutes ses existences passées. Cette fois, il a compris. Il est prêt. Il se purifie à travers les différents niveaux qui le mènent à la pesée des âmes. Il demande pardon pour ses crimes passés. Il reconnaît ses fautes. Pour la première fois en trente-sept vies, il réalise qu’il aurait pu être en paix avec lui-même et avec les autres depuis bien longtemps. Il n’en ressent aucune colère, et aucune frustration. Simplement des regrets. Sincères et entiers.
On lui rappelle la citation du Cardinal de Retz : “Il y a très loin de la velléité à la volonté, de la volonté à la résolution, de la résolution au choix des moyens, du choix des moyens à l'application.”
Son seul souhait est de rattraper le temps perdu, et de faire le bien. De consacrer sa vie aux autres. Il demande à revenir sur Terre pour redevenir prêtre. La boucle est bouclée. Il peut enfin être en paix.