Je voudrais vous revoir
Derrière les notes
Au Eagle and Child, Oxford, le 12 septembre 1997
Bien cher Jean-Jacques,
J’aimerais vous raconter une histoire.
Alors que j’arpentais les rues de Montrouge il y a quelques semaines, j’ai surpris mon esprit à vagabonder. L’odeur de la pluie, s’abattant en clapotant sur les pavés, m’a ramenée à mon amour de jeunesse. Cette odeur, c’est la même que celle qui m’a envahie, ce fameux soir du 16 octobre 1965, lors d’une parenthèse enchantée au cœur d’Oxford. Plus de trente ans se sont écoulés, déjà. Et pourtant, les souvenirs de ces instants sont encore vifs dans ma mémoire.
Vous en souvenez-vous, seulement ? Ou avez-vous oublié cette nuit froide ? Cette nuit qui, de sa pluie torrentielle, me contraint à me réfugier au Eagle and Child de la St Giles' Street ? Ma correspondante Anna et moi étions mouillées de la tête aux pieds. Le froid nous mordait la peau, mais nous riions. Cet échange scolaire, que j’attendais depuis si longtemps, m’apportait un nécessaire dépaysement. Loin de Montrouge, de mes parents et de ma morne routine. Candides adolescentes, nous rêvions notre vie, nous croyant capables de tout. Après avoir pénétré dans ce bar avec fracas, j’ôtai ma capuche, qui m’avait jusqu’ici protégée des regards. Et du vôtre.
J’observai autour de moi et admirai les murs de ce pub qui, il y a bien longtemps, avaient accueilli le grand Tolkien. Dans ce cocon, aussi poétique que masculin, les hommes riaient à gorge déployée. Rouges d’ivresse, ils savouraient chaque seconde de cette nuit hors du temps. L’odeur de la bière remplaçait lentement celle de la pluie, et le froid laissait place à la chaleur qui émanait de l’âtre rougeoyant. L’euphorie était palpable, les couples dansaient au rythme des violons…
Là, je vous ai vu. Vous m’observiez d’un air curieux, certainement surpris qu’une jeune fille ait franchi la porte de cet endroit peu recommandable. Un seul regard suffit à arrêter mon cœur, pourtant si pudique. L’amour ? J’en ignorais tout. J’avais à peine quatorze ans, et le seul garçon avec lequel j’aie jamais vécu était mon frère. Il faut dire que mon école de filles ne facilitait pas les rencontres. Pourtant, ce soir-là, même le temps semblait ne plus exister. Mon corps conserve intacte chacune de mes sensations, chaque élément de ce décor nocturne, les visages heureux, la chaleur montant à mes joues…
Les cheveux en bataille, vous m’auriez presque fait penser à Tom Sawyer. Dans vos yeux, j’ai vu la liberté. J’ai perçu la détermination. J’ai ressenti une force qui, en quelques secondes, m’insuffla le désir de vous suivre. Entendant mon accent français à couper au couteau, vous êtes alors venu me voir. Vous étiez ravi, me disiez-vous, de trouver une Française ici. Nous étions dans la même école, mais ne nous étions jamais croisés. Après quelques jeux de regards, nos mains se sont frôlées et Anna m’a rappelé qu’il nous fallait rentrer…
Nous avons passé ainsi une dizaine de jours, nous revoyant chaque après-midi au parc de l’université. Nous découvrions avec joie les alentours de cette ville surprenante. Nous étions des aventuriers, vous comme moi. Nous nous émerveillions devant chaque arbre, chaque édifice, chaque coutume surprenante. J’étais heureuse. Vous le sembliez, vous aussi.
Le dernier jour de ce périple fut pour moi d’une tristesse infinie. Nous longions la Cherwell, sous ce froid automnal, nos mains enfouies dans nos poches. Marchant, côte à côte, vous m’avez parlé de vos projets. Vous aimiez chanter, me disiez-vous. Chanter la liberté, l’amour, l’humanité… Peut-être, un jour, entonneriez-vous vos propres chansons ?
Le soir même se tenait un bal, pour fêter la fin de notre séjour. J’avais mis ma plus belle robe. J’espérais que vous me remarqueriez. Et j’ai dansé, comme si c’était la dernière fois. Cette expérience outre-Manche se terminait en beauté, au milieu des rires et des chants. Une parenthèse enchantée était sur le point de se clore, mais nous n’y pensions pas. Vous me regardiez. Vous ne dansiez pas, m’aviez-vous dit. Alors que le dernier single des Beatles, Yesterday, nous berçait de romantisme, vous vous êtes approché. Vous m’avez alors prise par la main et m’avez regardée quelques secondes. Selon vous, mes yeux bleus étaient un doux miroir. Vous vous êtes penché vers moi, et j’ai senti votre souffle dans mon cou. Vous vouliez connaître le nom de mon parfum. Ce n’était qu’une eau de Cologne à la fleur d’oranger. D’ailleurs, je la porte encore aujourd’hui.
Vous avez souri de me voir troublée. Et soudain, vous m’avez volé un baiser.
"Tu vas me manquer, Martine"
Cet instant restera à jamais gravé dans mon cœur. Mes jambes ont tremblé avec une telle intensité que je crus m’effondrer. J’aurais aimé te dire quelque chose. J’aurais aimé t’avouer mes sentiments. J’aurais aimé… Mais je n’ai pas osé. J’ai rougi, j’ai souri, j’ai baissé les yeux. Ces tourments, de n’avoir pas su t’ouvrir mon cœur, refont parfois surface. Je revis alors cette scène, dans ses moindres détails. Mais j’imagine une fin différente. J’imagine te rendre ton étreinte. J’imagine te rendre ce baiser. J’imagine te demander de partir loin et de m’emmener avec toi.
Mais je ne fais qu’imaginer, bien incapable de changer le passé.
Dès le lendemain, il a fallu rentrer à Montrouge. Le train des filles n’était pas le même que celui des garçons. Vous partiez l’après-midi. Tu m’as alors accompagnée, pour me dire au revoir. Je revois ton visage, à travers cette vitre presque opaque. Nous nous regardâmes jusqu’à la dernière seconde, nous promettant de nous appeler bien vite.
Et puis… J’ai quitté Paris. C’était l’hiver. À peine un mois s’était écoulé depuis ce baiser. La neige tombait à gros flocons, formant au sol un tapis somptueux. Mais pour moi, tout n’était que désolation et solitude. Je me suis sentie si seule ! Le camion de déménagement roulait vers Strasbourg, où s’était déjà installé mon père. Et moi, je pleurais en silence, laissant les larmes glisser le long de mes joues. Je n’ai même pas essayé de les retenir. J’aurais bien voulu parler à ma mère... Mais quel crédit accorder au petit cœur brisé d’une enfant ?
Le temps guérit les blessures. Il fait tout oublier, disait-on. Je l’aurais voulu, moi aussi.
Ce départ, vécu comme un déchirement violent, me changea en fantôme. Mon esprit et mon cœur, eux, étaient restés à Montrouge. J’aurais tout donné pour y revenir. Pour croiser à nouveau ton regard. Tu m’as appelée à plusieurs reprises, l’année qui suivit. La dernière de nos conversations fut brève. J’ai appris que tu avais rencontré une jeune fille, résidant à côté de chez toi. Tu m’as souhaité tout le meilleur dans ma nouvelle vie en Alsace, et puis… sans doute m’as-tu oubliée.
Moi ? Je ne le pouvais pas. J’attendais. Du fauteuil au divan, je m’inventais des voyages. Tu habitais mes songes. Tu hantais tous mes rêves. Je t’ai écrit une centaine de lettres que je ne t’ai jamais envoyées. Après tout, tu aurais trouvé ces enfantillages ridicules. Je me suis mariée, tout comme toi. J’ai eu deux beaux garçons. J'avançais tant bien que mal, tentant de sceller cette partie de moi-même qui me ramenait en arrière. Je ne suis pas Peter Pan. Même si je le voudrais, parfois. J’ai été heureuse, oui. Ma carrière de graphiste m’a ouvert des horizons inespérés. J’ai aimé mon mari, et mes fils sont ma plus grande fierté.
J’ai ainsi mené ma barque, comblée, jusqu’à cette année 1982 où ta voix a résonné dans ma tête. Il ne m’aura pas fallu bien longtemps pour la reconnaître, m’en faisant lâcher ma tasse de café… C’était un jeudi. C’était inattendu. Cela me fit l’effet d’un électrochoc, réveillant des fantômes et décors que je croyais à jamais disparus. "Il suffira d’un signe". Je l’ai écoutée plus d’une centaine de fois, m’imprégnant de ce cri de liberté que j’avais déjà perçu en toi, alors que tu n’étais qu’un enfant. Ces quelques braises, ravivées des cendres, suffirent à bouleverser le calme apparent de mon existence.
Tu ne m’as plus jamais revue, et pourtant, j’étais là. Dans l’ombre de tes pas, admiratrice dès la première heure. J’ai acheté tes albums, chacun de tes mots me ramenant à ce garçon au regard malicieux. Ce garçon en culottes courtes que je revois me faire signe, une dernière fois, sur le quai de la gare.
J’aimerais te revoir. Et aussi le savoir : avons-nous bien vécu la même histoire ?
Me voici donc, mettant à nu ces sentiments si longuement enfouis. Je suis revenue au Eagle and Child, là où tout a commencé. C’est depuis une de ses tables que je t’écris. J’ignore si j’aurai la force de te faire parvenir cette lettre… ou si elle brûlera, comme les précédentes. Mais en écoutant Quand tu danses, ce matin, mes yeux se sont brouillés. J’ai eu une certitude.
Si je ne t’écris pas maintenant, mes regrets seront éternels.
Martine, une admiratrice surgissant du passé.
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Nous sommes le 20 novembre 2001. Le nouvel album de Jean-Jacques Goldman, tant attendu par ses fans, sort enfin. Parmi la foule d’admirateurs, Martine est là. Elle est une, parmi tant d’autres. Et comme à son habitude, elle fait partie des premières à s’emparer du précieux disque. Elle parcourt les titres du regard, curieuse de savoir ce que réserve cette pépite. Ses yeux s’arrêtent alors sur l’un d’eux. "Je voudrais vous revoir".
C’est, à n’en point douter, le premier qu’elle écoutera. Au bout de quatre ans, elle découvrira alors que sa lettre est arrivée à destination...