Jean-Jacques
Derrière les notes
Encore un matin
Après une soirée un peu trop arrosée, au cours de laquelle nous avions fêté notre anniversaire de mariage en tête-à-tête, nous étions gentiment en train de nous réveiller, l'esprit brumeux.
Elle soupira. "Encore un matin".
Machinalement, je continuai. "Un matin pour rien. Une argile au creux de mes mains."
De quoi tu parles ?
Bah... de la chanson.
Quelle chanson ?
Comment ça, quelle chanson ?
Quelque chose clochait. J’allumai la lumière.
Sandra ! Mais qu’est-ce que tu fais là ?
Comment ça, qu’est-ce que je fais là ? Je te signale que cette maison est autant à toi qu'à moi !
A ce moment-là, un chat roux, installé au pied du lit, donna un coup de patte au chat noir qui se trouvait à côté.
"Sulu, arrête d'embêter ta sœur !"
Je ne comprenais rien de ce qui était en train de se passer, mais je risquais quand même :
- J'imagine qu'elle s'appelle Nyota...
- Je te signale que c'est toi qui as choisi les prénoms...
Respirons. Respirons. C’est un cauchemar. Je vais me réveiller. Cela n’a aucun sens. Je sentais mon cœur battre la chamade, en regardant Sandra, que je connaissais certes de vue dans la mesure où nous avions organisé des conférences ensemble, mais je ne l’avais jamais rencontrée en vrai. Et je n’avais jamais eu de projet de construction de maison, ou envisagé d’adopter deux chats prénommés Sulu et Nyota…
Alors que je regardais autour de moi, scrutant cette immense chambre qui m’était totalement inconnue, une jeune fille fit irruption dans la chambre et sauta sur le lit en s’exclamant "Hi, Daddy !".
Dévisageant cette adolescente rousse aux yeux bleus et aux cheveux ébouriffés, j’essayais de voir quelle était ma part, et quelle était celle de Sandra.
J’avais buggé sur le "Hi Daddy". Je demandai à Sandra : "Elle ne parle pas français ?"
– Arrête de raconter n’importe quoi ! Tu sais bien que Luna est bilingue. Luna, tu sais que ton père préfère que tu lui parles en français.
– Pardon, Papa.
Daddy ? Luna ? Bilingue ? Son père ? Les mots rebondissaient dans mon cerveau à la recherche de réponses. J’étais à la limite du malaise vagal.
Sandra sentit que son mari ne se sentait pas bien, et demanda à sa fille de les attendre dans la cuisine. Nyota sentit que son maître ne se sentait pas bien, et vint se lover sur lui. Sulu sentait qu’il était de trop, et suivit Luna. Sandra était inquiète. Elle ne savait pas à quoi s’attendre.
- Sandra, il faut que tu me croies. Je viens d'un univers parallèle.
- Ah, encore une nouvelle idée pour un roman que tu ne finiras pas ?
- Je suis sérieux !
- J'appelle ton psychiatre. Tu es en pleine décompensation.
- Sandra, écoute-moi, regarde-moi. Je te jure sur la tête de Philip K. Dick que ce que je vais te dire est vrai.
Sandra ne savait pas si elle était surprise que son mari l’appelle par son prénom (il ne le faisait quasiment jamais), ou si elle avait peur de l’air hagard de son mari, qu’elle n’avait jamais vu ainsi.
– Où sommes-nous ?
– Dans notre maison.
– Où est cette maison ?
– A Pacific Palisades.
– En Californie ?
– Bah oui.
– Qu’est-ce qu’on fait là ?
– C’est là où on vit, avec notre fille, et nos deux chats.
– Je ne comprends rien. Recommençons depuis le début. Où nous sommes-nous rencontrés ?
– A une Convention Star Trek, à Pasadena, en 2003. Je t’ai entendu parler français dans la file d’attente, alors je me suis fait passer pour ta copine pour te rejoindre et gagner quelques heures. Tu as trouvé cela cocasse. On a passé deux heures à discuter en attendant d’avoir un autographe de Leonard Nimoy. Comme nous étions tous les deux habillés en Vulcain et avec l’uniforme de TOS, il a demandé au photographe officiel de prendre une photo de nous trois, et la photo est au-dessus de notre lit.
Levant la tête, je remarquai effectivement la photo au-dessus de notre lit. Sandra était très jeune, très belle, et très Vulcaine. Pas étonnant que je sois tombé amoureux d’elle.
– Que sais-tu de mon enfance ?
– Quasiment rien. Tu n’as jamais voulu en parler. J’ai rencontré ta famille une fois, quand nous nous sommes mariés.
– Ah.
Est-ce que tout cela était si important, finalement ? Je demandai à Sandra de me faire visiter la maison. Elle ouvrit la grande baie vitrée de notre chambre, qui débouchait sur une immense terrasse en teck, avec une vue imprenable sur le Pacifique, à couper le souffle.
Notre chambre disposait – évidemment – d’un immense dressing, et d’une non moins immense salle de bains avec baignoire, douche double et jacuzzi. À cet étage se trouvaient également le bureau de Sandra, rempli de livres scientifiques, deux chambres d’amis, une salle de bains pour les invités, ainsi que la chambre de Luna, qui disposait évidemment de sa propre salle de bains.
Sandra s’amusait de l’air impressionné de son mari, qui découvrait sa maison comme un enfant découvre une fête foraine. Une maison démesurée, aussi grande que mes rêves.
Au rez-de-chaussée, une immense cuisine américaine s’ouvrait sur une gigantesque salle-à-manger, qui se prolongeait par un salon plus cozy, qui débouchait sur un salon-bibliothèque qui n’avait pas grand-chose à envier à celle de Saint-Gall. Luna lisait un recueil de nouvelles de Fredric Brown. Je n’avais pas tout raté.
La maison étant construite à flanc de colline, chaque étage proposait une vue imprenable sur l’océan. Seule la piscine s’interposait entre le rez et le Pacifique.
– En bas, c’est ton étage. Il y a une salle de projection, qui fait office de salle de concert quand tu invites des artistes à la maison, une salle de sport, une cave à vin, et ton bureau. Avant qu’on n’aille en bas, tu ne veux pas voir le rooftop ? Il est très chouette.
Pris de vertiges, je vacillai, et dus m’asseoir par terre. J’avais le souffle coupé. Comment tout cela était-il possible ?
– Avec quel argent, murmurai-je. Comment pouvons-nous avoir une maison à Pacific Palisades ? Elle doit valoir des millions !
– Même un peu plus maintenant… Tu ne te souviens vraiment de rien ?
– Je ne me souviens pas de cette vie-là en tout cas. Dans la vie dont je me souviens, j’habite en Suisse, je suis…
Je n’osais pas terminer la phrase. Cela n’avait aucun sens, et je ne connaissais pas suffisamment Sandra pour savoir comment elle réagirait en apprenant que j’avais deux enfants avec une autre femme.
Je revins à la charge.
– Comment avons-nous pu nous permettre de nous offrir cette maison ?
– Mais grâce à toi ! En 2012, cela faisait 15 ans que tu travaillais aux Etats-Unis. Tu avais acheté des actions Apple, puis des actions Amazon, puis des actions Google…
– Et c’est grâce à cela que nous sommes devenus aussi riches ?
– Oh non, c’est quand tu as acheté 1'000 bitcoins avec ta prime de fin d’année, en décembre 2012.
J’eus le souffle coupé.
– Mille bitcoins ? Nous avons mille bitcoins ?
Sandra éclata de rire.
– Plus maintenant. Mais il nous en reste suffisamment pour pouvoir profiter de la vie depuis quelques années déjà, et vivre de nos passions. Moi pour la science, et toi pour Star Trek.
Star Trek, ma passion ? Mais alors… Pris d’un étrange pressentiment, je dévalai les marches de l’escalier, ouvrai une première porte (ah, non, c’est le cinéma), une deuxième porte (ah, non, c’est une salle de bains), puis une troisième (ah non, c’est une salle de sport). Puis une quatrième. Je n’étais pas prêt.
Fascinant
Au moment où j’ouvrais la porte de mon bureau, je me demandais à quel point il serait différent de celui dans lequel je passais le plus clair de mon temps depuis tant d’années. Il était, bien sûr, immense, avec des milliers de CD, de DVD, de bluray et un immense écran qui me permettait sans doute de pouvoir regarder des films ou d’écouter de la musique quand la démesure de ma salle de cinéma privée se faisait ressentir. Cela ne m’étonnait pas, et était plutôt conforme à ce que j’aurais fait avec de tels moyens.
Mais aucune trace de Jean-Jacques Goldman. Aucun CD entre ceux de GiedRé et de ceux de Govrache. Aucun poster. Aucun DVD. Rien. Tout avait été remplacé par une memorabilia entièrement consacrée à Star Trek, et à Spock en particulier. Alors certes, Spock était mon père spirituel, mais de là à l'avoir grandeur nature dans mon bureau, j'en restais estomaqué.
Sandra m’avait suivi, et observait mes réactions. Elle pensait que je délirais, et hésitait encore à appeler les urgences psychiatriques, mais pour l’instant, mon état lui semblait encore acceptable. Cependant, elle sursauta quand je me retournai d’un coup.
– Où sont mes disques de Jean-Jacques Goldman ?
– Qui ?
– Jean-Jacques Goldman ! Jean. Jacques. Gold. Man.
Je l'avais prise par les épaules et je l'avais secouée en articulant chaque syllabe. Je pris conscience qu’elle avait peur. Je la lâchai.
– Excuse-moi. Je ne voulais pas te faire de mal. Dans le monde d’où je viens, je consacre tout mon temps libre à un chanteur qui s’appelle Jean-Jacques Goldman.
– Je suis désolée. Je n’en ai jamais entendu parler.
Pris d’un soudain tremblement, je m’assis à même le sol, et pris ma tête entre mes mains.
– Réveille-toi ! Réveille-toi ! Réveille-toi !
Luna se tenait dans l’embrasure de la porte. Elle n’avait jamais vu son père dans cet état.
En relevant la tête, je pris conscience du spectacle déplorable que j’offrais à ma famille.
– Allons manger.
Pendant que nous étions en train de visiter la maison, Luna nous avait préparé un petit-déjeuner à base d’œufs, de bacon, d’avocats, de toasts, de tomates et de fruits frais. Je donnais le change sur le patio face à l’Océan, pendant que Luna et Sandra riaient entre deux bouchées.
Je repensais à "L’univers en folie" de Fredric Brown. A "Sliders" aussi. A "Mr Nobody". Qu’est-ce qui s’était passé ? Quel était le sens de tout cela ? Pourquoi me réveiller dans un monde dans lequel je suis riche mais dont Jean-Jacques Goldman ne fait pas partie ?
– Sandra, est-ce que tu connais Coluche ?
– Bien sûr. Il a consacré sa vie aux Restos du Cœur.
– Sa vie ? Il est encore vivant ?
– Chaque année, il organise un spectacle avec des humoristes, qui rapporte pas mal d’argent.
– Et Michel Berger ?
– Il est mort quand j’étais petite.
– Et Freddie Mercury ?
– Mort aussi.
– Mince. Et Daniel Balavoine ?
– C’est ton chanteur préféré ! C’est la personnalité préférée des Français, depuis qu’il a écrit un album pour Johnny Hallyday et un album pour Céline Dion. Personnellement, je préfère quand même ce qu’il écrit pour lui.
Quelle ironie. Je perds Goldman et je gagne Balavoine. J’aurais préféré ne pas devoir choisir entre les deux.
– Si je n’ai pas besoin de travailler, je fais quoi de mes journées ?
– Après le Covid, tu as pris conscience que tout pouvait s’arrêter, alors tu as pris un coach sportif qui vient à la maison trois fois par semaine, puis ton kiné personnel te fait un massage pour que tu puisses récupérer plus vite.
Je ne m’étais même pas encore regardé dans un miroir. Effectivement, j’avais gagné au change.
– Mais à part du sport, je fais quoi ?
– Tu t’occupes de ton site.
Sueurs froides.
– Quel... quel site ?
– fascinant.net.
Quelle question. Évidemment que mon site s’appelait fascinant.net. J’attrapai mon téléphone dans ma poche. Je fus rassuré de pouvoir m’identifier avec mon pouce plutôt qu’avec un code que je ne connaissais pas. J’étais rassuré par la logique de l’organisation de mes apps. Sur la barre de recherche google, je tapai "Jean-Jacques Goldman". Quelques résultats. Une maigre biographie. Chanteur de Taï Phong. Trois 45 T solo sortis chez Warner entre 1976 et 1978. C’est tout. Je tapai www.parler-de-sa-vie.net. Ce site est inaccessible.
Est-ce que j’avais seulement envie de voir ce qui se trouvait sur fascinant.net ? N’aurais-je pas honte de mon idolâtrie ? Ce n’est pas ce qui me préoccupait le plus. Il avait beau avoir disparu des radars après la sortie du dernier album de Taï Phong en 1979, Jean-Jacques était encore vivant.
– Sandra, il faut que je te laisse.
– Que tu me laisses ? Pour faire quoi ?
– Il faut que je retrouve Jean-Jacques Goldman.
C’est pour ça que j’irai là-bas
Dans l’avion qui me menait à Paris, je repensais à la discussion houleuse qui avait eu lieu avec Sandra, aux pleurs de Luna qui avait l’impression que je l’abandonnais, et aux regards tristes de Sulu et de Nyota qui n’avaient pas passé un seul jour de leur vie chez nous sans moi. Pourquoi abandonner un rêve pour une chimère ?
J’avais trouvé Jean-Jacques Goldman dans l’annuaire, Avenue Verdier à Montrouge. Après tout, pourquoi être sur liste rouge quand personne ne vous connaît ? Dix fois, cent fois, mille fois, je ressassais ce que je pourrais bien lui dire une fois que je serais devant lui. Il fallait que je réfléchisse et que je récupère du décalage horaire. J’appelai ma tante Viviane, qui habite à Fontenay-aux-Roses, pas très loin de Montrouge. Cela faisait des années que nous n’avions plus eu de contact. J’avais honte. Dans mon monde à moi, c’est de loin la tante dont je me sens le plus proche, et avec qui j’ai partagé le plus de choses. Mon autre moi se serait probablement installé à l’hôtel, mais mon vrai moi savait que revoir Viviane valait tous les cinq étoiles.
Viviane habitait toujours dans le même appartement. J’étais venu en RER, et j’étais passé à pied devant le fameux pensionnat qu’évoque Maxime Le Forestier dans la chanson qui porte le nom de cette sympathique ville de la banlieue sud.
Avant de retrouver Jean-Jacques Goldman, je devais me retrouver moi-même.
Je passai plusieurs jours chez Viviane. Pour récupérer du décalage horaire, certes, mais pour comprendre ce qui avait pu se passer. Visiblement, l’absence de Jean-Jacques Goldman n’avait pas eu d’impact sur ma famille. Mais mon exil en Californie avait été interprété comme une fuite et un abandon. Je n’avais plus de contact avec personne. J’avais totalement refait ma vie autour de mon rêve américain. Mon besoin de revanche sociale n’avait pas été infusé par les valeurs humanistes des chansons de Jean-Jacques Goldman. Mon empathie s’était peu à peu étiolée. Certes, j’étais devenu riche. Mais j’étais devenu égoïste.
L’espace de quelques jours, Viviane et moi avons retrouvé ces passionnants échanges que nous avions quand j’étais plus jeune, et qui étaient les mêmes dans ce monde-ci. C’était rassurant.
Je n’avais toujours pas de plan précis en tête, mais un jour, j’eus le courage d’aller à Montrouge, devant la fameuse villa Avenue Verdier. Le nom ''Goldman'' était sur la boîte aux lettres. Après quelques secondes d’hésitation, je sonnai. Mon cœur battait à tout rompre. Je sonnai une deuxième fois. Déçu, je m’apprêtais à faire demi-tour quand un VTT s’arrêta devant la porte.
_– Je peux vous aider ? _demanda le cycliste en enlevant son casque.
– Vous êtes Jean-Jacques Goldman.
Ce n’était pas une question.
"Vous êtes Jean-Jacques Goldman." Je n’arrivais pas à dire autre chose.
– Oui, répondit-il, troublé mais agacé. Que puis-je faire pour vous ?
– Dans le monde d’où je viens, vous êtes le plus grand auteur-compositeur français.
Il éclata de rire. "Non, ça, c’est Balavoine."
– Je vous assure. Vous êtes le seul à avoir eu autant de succès en tant que chanteur qu’en tant qu’auteur-compositeur pour les autres artistes.
– Bien sûr, répondit-il ironiquement. Et j’ai écrit pour Johnny Hallyday et Céline Dion, probablement, aussi. Bon, je ne sais pas ce que vous voulez, mais il faut que je me change pour aller jouer au tennis avec mon frère.
– Robert ?
– Comment connaissez-vous son nom ? Lui aussi c’est un auteur-compositeur hyper connu dans le monde d’où vous venez ? Écoutez, je ne sais pas qui vous êtes ni pourquoi vous êtes venu chez moi, mais ça ne m’intéresse pas.
Il referma la porte de son garage. J’avais foiré mon coup.
Autre histoire
Retour à la case départ. Installé dans la brasserie Avenue Verdier, je commande une bière, et je commence à réfléchir. Pourquoi Jean-Jacques Goldman n’a-t-il jamais sorti son premier album solo en 1981 ? Marc Lumbroso. Je tapai son nom sur Google, puis cliquai sur sa fiche Wikipédia. "Marc Lumbroso, né le 1er mars 1950 dans une famille juive de Tunisie, est un producteur de musique français." Tiens donc. Né le 1er mars. Comme Sandra et moi. Quelle coïncidence. Je continuai ma lecture. "Marc Lumbroso, qui a commencé par des études de droit, est essentiellement un éditeur et un directeur artistique. Parmi les chanteurs dont il a publié les disques, on peut citer Maxime Leforestier, Vanessa Paradis, Maurane, Patricia Kaas, Mc Solaar, Keren Ann, Raphael et Christine and the Queens. Il a également édité la musique du film Les Choristes. Il a dirigé le label Polydor de 1987 à 1990, avant de créer son propre label, Remark Records. Il a été président d'EMI France en 1999, puis du Syndicat national de l'édition (SNEP) de 2000 à 2002. En 2013, il a remporté le prix de l'édition décerné par la Sacem."
Il ne manquait que Jean-Jacques. Comment entrer en contact avec Marc Lumbroso sans qu’il ne me prenne pour un fou ? Je consultai mon carnet d’adresses, au cas où. La plupart des noms ne me disaient rien du tout. Alexandre Fievée. Oh, je connais Alexandre Fievée, grand avocat spécialisé en droit de la propriété intellectuelle, et auteur. Dans mon monde habituel, nous communiquons essentiellement par Whatsapp. Visiblement, nous nous connaissons très bien, puisque nous nous envoyons des nouvelles, des photos, des blagues, des memes. En remontant le fil de nos discussions, je découvre que j’ai sorti Logique : une biographie de Monsieur Spock, qui n’a eu qu’un succès d’estime, mais qui semble représenter l’aboutissement de mon travail. Alexandre a négocié mon contrat, et nos points communs (nos goûts musicaux, notamment), nous ont rapprochés. Notre dernier échange date de plusieurs mois. Je l’appelle.
– Salut Alexandre. Tu es à Paris en ce moment ? Je suis à Montrouge.
– Qu’est-ce que tu fous à Montrouge ?
– C’est une longue histoire. Dis-moi, est-ce que tu connais Marc Lumbroso ?
– Oui, c’est un de mes clients, pourquoi ?
– Est-ce que tu pourrais organiser un repas entre nous trois ?
– Je vois ce que je peux faire. Je te rappelle.
Quelques jours plus tard, nous nous retrouvions dans une brasserie à Neuilly. Marc Lumbroso se demandait ce qu’un fan de Star Trek pouvait bien lui vouloir, lui qui avait consacré sa vie à la musique.
– Qu’est-ce que vous faisiez entre 1979 et 1981 ?
– Oh la ! C’est quoi cette question ? C’est un interrogatoire ? Il faut que je vous fournisse un alibi ? C’est pour ça que vous m’avez demandé de venir avec mon avocat ?
Qu’est-ce que je pouvais être maladroit…
– Pardon. Je ne voulais pas vous brusquer. À la fin des années 70, quand vous cherchiez à éditer de nouveaux artistes, comment arriviez-vous à les repérer ?
– Oh, je fréquentais les clubs, les bars, les maisons de disques, les petites salles…
– Et vous ne regardiez pas la télé pour découvrir de nouveaux talents ?
– Ma télé est tombée en panne en 1979. Je n’avais pas les moyens de la faire réparer. J’ai attendu des années avant d’en racheter une autre.
Une panne de télé. C’était vertigineux. Marc Lumbroso n’avait plus de télé au moment où Anne-Marie Batailler était passée sur TF1. Il n’avait donc pas pu noter le nom de l’auteur-compositeur de sa chanson. Une carrière ratée à cause d’une défaillance technique.
– Avez-vous déjà entendu parler de Jean-Jacques Goldman ?
– Non. Jamais.
Ce n’était pas Marc Lumbroso que j’aurais dû contacter. Prétextant un rendez-vous urgent, je pris congé de Marc et d’Alexandre, et cherchai frénétiquement les coordonnées de Jean Mareska, le Directeur Artistique de Taï Phong, qui avait lui aussi cherché à placer les chansons de Jean-Jacques auprès des maisons de disques, à la fin des années 70.
Jean Mareska était à la retraite depuis bien des années, mais sa voix s’était illuminée quand j’avais évoqué Jean-Jacques Goldman. Il m’avait invité à le rejoindre chez lui. Il me parla pendant des heures. Tout ce qu’il me raconta sur Taï Phong, sur les trois 45 T solo, était raccord avec ce que je savais. La divergence apparut en 1980.
Un jour vers 1980, avant que je ne quitte Warner, Jean-Jacques est venu me voir avec une maquette de dix ou douze titres. Il avait enregistré ces titres sur son quatre pistes dans sa cave, sommairement. Il me dit : "Les singles, j'ai réfléchi, c'est pas mon truc, je veux faire un album." J'ai pris la bande et je suis allé la faire écouter au directeur de la production française, qui était, à l'époque, Jean-Pierre Bourtayre, l'ex-collaborateur de Claude François. Il a tout de suite dit non à l'album de Jean-Jacques. J'ai insisté et il accepté de produire un single. J'ai repris ma petite voiture et je suis allé à Montrouge porter la réponse à Jean-Jacques, qui était dans son magasin de sports. J'ai essayé de le convaincre d'accepter le single, mais il n'en voulait pas : c'était un album ou rien du tout. Je suis reparti me disant que je pourrais convaincre Bourtayre. Je lui en ai reparlé, en proposant de faire un album pas trop cher mais le "Non", fut toujours aussi catégorique. J'ai donné cette nouvelle réponse à Jean-Jacques, qui a envoyé chez Warner un petit mot qui lui ressemblait, précis et concis, du genre : "Vu les bons résultats qu'on a obtenus ensemble quant à ma carrière en français, merci de me rendre mon contrat". Et Warner lui renvoya son contrat. En août 1980, j'ai quitté Warner. Des gens nouveaux étaient arrivés, en moins d'un an, de nombreux autres contrats avaient été rendus : à Rose Laurens, qui est partie ailleurs faire "Africa", à Hervé Cristiani, qui est parti ailleurs faire "Il est libre Max", à Philippe Lavil qui est parti faire "Il tape sur des bambous" chez RCA, Jean Shulteiss, qui a fait "Confidences pour confidences" chez Carrère... Quelques mois après, fin 1980 ou début 1981, comme j'étais libre, j'ai proposé à Jean-Jacques d'aller présenter son album aux autres maisons de disques. Il a accepté. J'ai donc fait le tour de toutes les maisons de disques que je connaissais, ma bande sous le bras, en disant partout : "Écoutez, c'est l'ex-chanteur de Taï Phong...". Il y en avait une dont je me souviens bien : "Il suffira d'un signe". À la base, c’était une chanson lente, presque molle. Je me souviens que Jean-Jacques un jour a rajouté une guitare derrière et cela a donné la pêche. Malgré ça, avec cet album, je me suis fait jeter de partout : de chez RCA, Philips, AZ. Le seul qui m'ait donné une réponse négative cohérente fut le patron de la production chez Barclay, Claude Righi, que je connaissais car il avait fait un passage chez Warner. Il m’a dit qu'il développait un artiste à la couleur de voix trop similaire à celle de Jean-Jacques : Daniel Balavoine. De mon côté, je commençais à m’occuper de Philippe Lavil. On a fait ensemble "Il tape sur des bambous", qui a explosé en 1982. Après, je n’ai plus jamais eu de contact avec Jean-Jacques. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.
Sans Marc Lumbroso, pas de Jean-Jacques Goldman. La boucle était bouclée.
Pas l’indifférence
Je ne m’avouais pas vaincu pour autant. Maintenant, je savais. Je ne pouvais pas remonter le temps pour réparer la télé de Marc Lumbroso, mais il y avait forcément quelque chose à faire.
Pendant plusieurs heures, je marchais dans ce Paris qui n’avait pas changé par rapport à mes souvenirs. La Tour Eiffel, le Champ de Mars. Une panne de télé. C’était ridicule. Absurde. Injuste. Le Musée Bourdelle Avenue Pasteur. Sculpture. Désinvolture. Montparnasse. Est-ce que je reprends le train pour Châtellerault ? Il est trop tard là aussi. On ne peut pas refaire le passé. Arrivé Parc Montsouris, je me remémorais de chouettes moments avec des personnes qui n’ont jamais entendu parler de moi dans cette vie-là. Géraldine. Flavien. C’est triste. Porte d’Orléans. Mairie de Montrouge. Jardin Fertile. Mes pas m’ont guidé Avenue Verdier.
Je sonne. Il commence à être tard. Il ouvre.
– Encore vous !
– J’ai compris.
– Moi, ce que je comprends, c’est que c’est la deuxième fois que vous venez chez moi, alors que je ne vous ai rien demandé.
Il allait fermer la porte sans autre forme de cérémonie quand soudain…
"Tout mais pas l’indifférence !"
Visiblement, je n’avais pas qu’un coach sportif en Californie. Ce cri du cœur avait sonné remarquablement juste.
"Tout mais pas le temps qui meurt..."
Jean-Jacques se figea.
"Et les jours qui se ressemblent..."
– Comment connaissez-vous cette chanson ?
– Dans le monde d’où je viens, elle est sur votre premier album.
La curiosité prit le dessus.
– Et vous en connaissez beaucoup, des chansons comme ça ?
Je repensai à toutes les chansons qu’il avait écrites à la fin des années 70. Je n’étais pas sûr pour les autres, mais celles-là avaient forcément existé.
– "Il suffira d’un signe", "Quelque chose de bizarre", "Quand la musique est bonne", "Si tu veux m’essayer", "Plus fort", "S’il suffisait d’aimer"…
– Bon, entrez, il faut qu’on parle.
Dans un autre monde
– C’est vous qui êtes allé voir Jean Mareska tout à l’heure ?
– Oui.
– Il m’a appelé. Cela faisait plus de quarante ans que je n’avais pas eu de ses nouvelles. Vous cherchez à prouver quoi ?
– Est-ce que vous avez écrit une chanson qui s’appelle "Ton autre chemin" ?
Jean-Jacques reste bouche bée.
– Mais… Je ne l’ai jamais fait écouter à personne tellement elle était… dérangeante.
– Imaginez un instant que votre ami n’était pas fou. Il vous a parlé de quoi, quand il vous a appelé de Suède ?
– Il m’a parlé d’événements qui ne se sont jamais produits, de souvenirs qu’il avait, de choses que nous n’avions pas faites.
– Peut-être qu’en fait, il n’était pas fou, mais qu’il s’est retrouvé, tout comme moi, dans un monde qui n’était pas le sien.
– Cela n’a aucun sens ! C’est de la science-fiction !
– Je ne peux pas vous expliquer ce qui s’est passé. La seule chose que je sais, c’est que dans le monde d’où je viens, vous avez sorti des albums, vous avez écrit pour des dizaines d’artistes, et vous êtes le Français préféré des Français.
Je n’aurais pas dû dire cela. Il me croit encore moins maintenant. Les gens détestent les compliments, lui encore moins, mais il doit prendre cela pour de la flagornerie. Je corrige le tir.
– Combien avez-vous écrit de chansons ?
– Oh, une petite centaine je dirais. Une cinquantaine entre 75 et 80 et quelques dizaines d'autres depuis, selon mon inspiration.
– Des chansons comme "Qu'elle soit elle" pour Caroline, "Dors bébé dors" pour Michaël, "Elle avait 17 ans" pour Nina ?
– C'est quand même très étrange tout ce que vous êtes en train de me raconter. À part ma famille, personne n'a jamais entendu ces chansons.
– Ce que je peux vous dire aussi, c'est que dans le monde d'où je viens, vous en avez écrit 300, dont plus de 180 pour d'autres artistes.
– Ah oui ? Vous pouvez me chanter une de ces chansons-là ?
– Je réfléchissais à une chanson dont j’étais certain qu'il ne l'avait pas écrite avant d'être connu.
Je me lançais dans "Aïcha".
– C'est intéressant. C'est quoi les accords ?
– "Je crois que c'est…" J’essayais de me souvenir. "Do mineur. La bémol. Mi bémol. Si bémol."
– C'est pas très original. J'ai écrit ça pour qui, alors ?
– Pour Khaled.
– Khaled ? Il n'a jamais chanté en français !
– Effectivement, "Aïcha" était la première chanson qu’il a chantée en français. Elle a été chanson de l'année en 1997, et elle a été reprise dans le monde entier dans plein de langues.
– Vous avez un autre exemple ?
– Le premier album que vous avez écrit pour Céline Dion est l'album francophone le plus vendu de tous les temps.
– Le premier album ? Parce que j'en ai fait d'autres avec elle ?
– Oui ensemble, vous en avez fait trois.
– Et ils ont mieux marché que celui que Daniel Balavoine lui a écrit en 1995 ?
– Dans le monde d'où je viens, Daniel Balavoine n'a jamais écrit pour Céline Dion. Pour Johnny Hallyday non plus d'ailleurs.
– Admettons que vous ayez raison. Qu'est-ce que cela changerait à ma vie maintenant ?
– Honnêtement, je ne sais pas. Ma vie a été tout aussi chamboulée que la vôtre, j'aimerais bien comprendre pourquoi et comment.
– Tout ce que vous me racontez relève de la psychiatrie.
– Si j'étais vraiment fou, comment pourrais-je connaître des chansons comme "Appartenir", "Il me restera", "Il y a", ou "Filles faciles"?
– Écoutez, il est tard. Je m'occupe de mes petits-enfants demain. Ça vous dirait qu'on fasse un footing dans trois jours et qu'on continue cette discussion à tête reposée ?
Jean-Jacques court vite malgré ses 70 ans passés. Les premiers kilomètres, j'arrive à maintenir le rythme tout en discutant avec lui, de la pluie, du beau temps, de l'actualité, du sport, de ma famille. Je pense qu'il est en train de me tester, de me jauger. Les réponses que je lui donne sont probablement absurdes, dans la mesure je n'ai pas le même référentiel que lui, mais elles sont tellement étayées qu’il se dit peut-être que mon histoire tient la route.
Au bout de 7 km, il voit que je commence vraiment à m'épuiser alors il bifurque vers la droite et revient en direction de sa maison. Une fois que nous sommes arrivés chez lui, il me lance, "Entre, on va prendre une douche."
Devant mes yeux écarquillés, il éclate de rire.
– Je te rassure, pas ensemble ! Il y a une douche à la cave, et moi j'irai à l'étage. Fais comme chez toi.
La cave ? La fameuse cave où il a écrit ses premières chansons ? Je traverse le home studio. Il n'a pas changé depuis les photos que j'avais vues dans la presse jeune en 1982. Tout est recouvert de housses. Cela semble faire bien longtemps que ces appareils n'ont pas été utilisés. Même les guitares et le clavier.
J'entends Jean-Jacques me crier du haut de l'escalier : "C'est au fond !" Si c'est un rêve, pourvu que je ne me réveille pas maintenant. Pendant que je prends ma douche en essayant de clarifier mes idées, Jean-Jacques, est entré dans la salle de douche sans que je l’entende.
– Je te laisse des vêtements de mon fils. J'ai mis tes vêtements à laver. Tu pourras les récupérer tout à l'heure.
Affublé d'un vieux survêtement oversize de Michaël, je trouve la situation encore plus absurde que la première fois où j’ai adressé la parole à Jean-Jacques Goldman.
J’en rêve encore
– Tu m'as dit que j'avais écrit 300 chansons et trois albums pour Céline Dion. Tu peux m'en chanter une ?
– La plus connue est en Ré, de mémoire, mais lors de ta tournée 98, tu la chantais en La.
Si j’ai un coach sportif et un coach vocal, dans cette autre vie, je n’ai hélas pas pris de cours de musique. Mes connaissances sont donc lacunaires. J’avais travaillé "Pour que tu m’aimes encore" pour nos vingt ans de mariage cependant. Je me souviens donc des accords de la version 98, et des paroles. Sol. La. Ré. La. Je lui donne des indications. Il tente de deviner les accords et la façon de jouer en fonction des paroles et de ma ligne vocale approximative dans les aigus.
– C’est pas mal, cette chanson, mais je vois mal comment elle a pu avoir du succès.
Le pauvre. S’il savait.
Je tente une autre approche. Une chanson dont il a écrit le texte, mais dont il n’a pas composé la musique.
– Joue Mi, La mineur, Ré mineur, Fa.
Je lui chante "Personne ne saurait".
– Incroyable ! J’ai vraiment écrit ça ?
– Les paroles, oui.
– Je devais sacrément aimer la musique pour écrire ce texte. Tu as un autre exemple ?
– Si, Do dièse mineur, La, Mi.
Je commence à chanter "J’en rêve encore".
Arrivé au refrain, il s’aperçoit que je n’arrive pas à atteindre les notes les plus hautes. Il transpose ses accords deux tons plus bas, à mon grand soulagement.
– J’ai écrit ça pour qui ?
– Gérald de Palmas. C’est lui qui a composé la musique.
– De Palmas ? Le gars qui a fait "Sur la route" ? Il était retourné à la Réunion après l’échec de son deuxième album, non ?
– Dans mon autre monde, tu l’as invité à chanter avec toi sur scène, et après le concert, il t’a dit qu’il avait un blocage. Il t’a envoyé quelques maquettes, et tu as écrit ce texte. "J’en rêve encore" a eu un énorme succès.
– Tu peux me redire la phrase sur son corps dans ton corps ?
– "Son corps à lui dans ton corps. Oh, j’en crève encore."
Il répète la phrase en détachant chaque mot.
– C’est beau.
– C’est de toi.
– Je ne pense pas.
– Et pourtant.
En attendant ses pas
J’ai beau chercher sur mon téléphone, pas de miracle. Aucune trace d’aucune chanson de Jean-Jacques Goldman. J’ai acheté un paquet de 500 feuilles, et je tente de retrouver les paroles des 300 chansons. Je sais qu’il y en a 300. Je les classe par ordre alphabétique du mieux que je peux.
Je vis toujours chez Viviane, qui a l’air d’être heureuse de retrouver le neveu avec qui elle s’entendait si bien quand il était plus jeune. Elle ne me pose pas de questions sur mon emploi du temps. Parfois, je suis là, parfois pas. Je la préviens pour ne pas qu’elle s’inquiète. Elle ne veut pas que je lui verse de loyer, alors je fais des courses, et je prépare des repas de temps en temps. Mon cousin et ma cousine n’ont pas changé par rapport à mes souvenirs. Je n’ose pas demander à la copine de mon cousin ce qu’est devenue ma femme, elles qui sont allées à l’école ensemble.
Jean-Jacques m’a donné son numéro. Il m’appelle deux ou trois fois par semaine désormais. Il déchiffre mes feuilles manuscrites. Il a ressorti ses guitares, son clavier et son ordinateur. Il retranscrit les mélodies du mieux qu’il peut, et nous essayons de retrouver ensemble les arrangements. Il ne fait cela que pour les chansons qu’il ne connaît pas. Il ne m’a jamais fait écouter les maquettes de l’époque. Mais il me raconte parfois des anecdotes sur les bouts de scotch qui lui permettaient d’assembler les bandes. Ou la fois où il a dû repasser la bande de "Quand la musique est bonne", sur laquelle il avait marché par inadvertance. C’est bien plus simple avec les moyens informatiques modernes.
Un jour, il m’envoie un message pour me dire qu’il est en retard, et il en est désolé. Je m’installe à la brasserie, en face de chez lui. En attendant. Cela me fait penser à "En attendant ses pas" qu’il a écrite pour Céline Dion, mais je ne me souviens plus trop des paroles.
"En attendant ses pas, je mets la musique tout bas". Il manque des syllabes. "Un soir, un matin, un printemps, le dégel". Il est pénible aves ses métaphores météoristiques. Les paroles se mélangent dans ma tête. "Encore un soir". "Encore un matin". "Je prends soin de moi pour qu’il ne voie pas". "Il ne me voit pas". "Il y a de l’eau fraîche, du miel et du vin". Ah, il manque la vanille. "Je peins des fleurs aux portes". "Mais repeindre, ses volets". Comment donner un sens à tout ça. A tout ça.
Jean-Jacques arrive, comme d’habitude, sur son vélo. Je traverse la rue pour le rejoindre. Il éclate de rire en voyant ma mine déconfite.
– Bah alors, qu’est-ce qui t’arrive ?
– Je suis en train de tout mélanger.
– Avec un peu de chance, ça fera peut-être un gâteau.
Ça me fait penser à la chanson que j’ai écrite pour ma cousine. Je la lui chante.
– C’est de moi, ça ?
– Non, de moi.
– Ah, donc c’est bien toi qui as écrit ces chansons !
– Non, c’est la seule qui soit digne d’intérêt. Toutes les autres, c’est vraiment toi qui les as écrites.
Plusieurs mois se sont écoulés. Je suis retourné plusieurs fois en Californie. Sandra ne comprend pas cette quête absurde. Luna, Sulu et Nyota me font la gueule à chaque fois. Je leur ai proposé de venir en France. Personne n’a envie. Est-ce que je suis en train de mettre ma vie de famille en danger pour un mirage ? Jusqu’à quand ?
L’envie
Souvent, quand nous descendons dans son home studio, je lorgne sur les vieilles bandes qui sont dans des rangements ouverts. Jean-Jacques fait semblant de ne pas s’en apercevoir.
– Est-ce qu’il y a une chanson que tu aimerais écouter ?
– Comment ça ?
– Donne-moi n’importe quel titre, et on va voir si elle fait partie des maquettes que j’ai enregistrées.
– "L’envie".
– Je l’avais proposée à Sardou. Je n’ai jamais eu de réponse.
– C’est le plus grand tube de Johnny.
– Johnny ? Tu parles. Je lui avais proposé "Plus fort", il ne m’a jamais répondu.
– Tu sais, Jean-Jacques, il ne faut pas que tu en veuilles aux artistes eux-mêmes. Je suis sûr qu’ils n’ont jamais entendu les chansons.
– Le talent, c’est également savoir s’entourer des bonnes personnes. Bon, on l’écoute ?
Jean-Jacques farfouille dans ses cassettes, qui ne sont pas classées dans un ordre particulier. Après quelques minutes, il trouve celle où il a enregistré "L’envie".
Mon cœur bat de nouveau la chamade.
"Qu’on me donne l’obscurité, puis la lumière...".
C’est la même. Trois tons plus haut, mais c’est la même. Basse, batterie, guitare, synthés, voix. C’est rudimentaire, mais tout est là.
Jean-Jacques regarde mes réactions. Je fais semblant de ne pas le remarquer.
La bande se termine.
– Jean-Jacques…
– Oui ?
– Qu’est-ce que je dois faire pour te donner l’envie d’avoir envie ?
– L’envie d’avoir envie de quoi ? Tu me vois, à 70 ans passés, chanter "Filles faciles" ?
J’ai échoué. La flamme s’est éteinte. Je n’ai pas réussi à provoquer une nouvelle étincelle.
– Pourquoi m’avoir donné cet espoir, ces derniers mois, alors ?
– Je ne t’ai jamais donné aucun espoir. C’est toi qui as voulu y croire. Je ne t’ai rien demandé. J’étais heureux avant que tu débarques dans ma vie. Je le serai après aussi. Je n’ai jamais eu envie d’être connu, tu sais.
– Je sais. Mais…
– Ma vie, tout le monde s’en est très bien passé jusqu’à présent. Personne ne m’attend. Ni Céline Dion, ni Johnny Hallyday. Par contre, toi, tu as une famille qui t’attend en Californie. Rentre chez toi maintenant.