J'le croise tous les matins
Derrière les notes
Le réveil sonne, comme chaque matin. Il est quatre heures cinquante cinq. Un sempiternel recommencement me pousse invariablement vers la cafetière, celle qui m'aide à rentrer dans la vie dès potron minet. Sur les bons conseils de ma grand-mère et aussi par beauté de la nostalgie qu'elle m'inspire, je rajoute toujours un peu de chicorée dans ma mixture. L'enfance s'invite ainsi à ma table de petit-déjeuner en m'envoyant des images réconfortantes venues du passé. Chacune de mes tasses m'emmène vers une nouvelle journée en me donnant un peu de courage. La vie ressemble à un éternel recommencement, une routine qui prend racine dans le fait qu'il faille aller gagner sa vie. Nous n'avons pas le choix, il faut aller gratter...
Après dix minutes de marche, j'arrive sous les voutes de «ma» gare de banlieue. Mon train part à cinq heures quarante-cinq en direction de la grande ceinture ouest de Paris. Je prends mon poste à sept heures dans une petite usine qui fabrique des aliments pour animaux. Cela fait déjà dix ans. Dix ans que je pratique le même exercice chaque matin. Mon mari se lève après moi et conduit nos enfants à l'école. Nous avons deux filles de 8 et 13 ans. De jolies métisses, issues de mon mariage avec un papa martiniquais, ancien patron de bar à Case-Pilote. Moi, je suis une maman du sud ouest de la France. Je viens d'un petit village blotti sur les collines du Gers, pas très loin de Auch.
En attendant la rame qui m'emmènera vers le paradis culinaire des chiens et des chats, je me pose sur un siège orange fluo, avec sur les oreilles un vieux walkman dont les mousses sont elles aussi de la même couleur. J'écoute Depeche Mode et Simple Minds, des groupes qui me ramènent en arrière, mais ça me fait du bien. Il n'y a aucune mélancolie dans cette posture qui me fait aimer le temps d'avant. Parfois, je ne suis pas très bien réveillée et je me demande si tout est bien réel. Ce sont souvent les mêmes personnes qui déambulent sur ces quais. Parfois, je me dis que nos vies sont des quais de gare. Nous sommes tous en partance. Avec des gens qui vont et viennent dans nos existences et descendent à leur guise dans les gares qui leur conviennent. Nous marquons des arrêts, volontaires, imposés, puis nous repartons vers d'autres destinations. La vie est un grand voyage. Nous ignorons sa durée, et ce qu'on appelle maladroitement le hasard nous fait rencontrer d'autres voyageurs. Quoi que l'on puisse en dire, nous sommes en permanence à guetter les trains de notre vie en évitant les terminus...
De ces visages que je croise régulièrement, il en est certains à propos desquels j'essaie de me faire des petits films. Je m'imagine qui ils peuvent bien être. Il y a cette femme étrange qui pousse un landau vide en pleurant. Mille interprétations sont possibles, mais une seule me semble probable. C'est atroce de promener ainsi sa misère dès l'aube. Cette femme me serre le cœur. J'ai mal pour elle... La perte d'un enfant met les gens devant l'insupportable. «Que peut-on bien faire après ça» ? Faire avancer un landau vide en se donnant l'illusion que la vie est toujours là... Pour ne jamais oublier. Pour tenter de vaincre dans la plus triste des défaites. Pour se faire croire qu'on peut «gagner» en toutes circonstances. A la manière du pêcheur d'Hemingway qui rentre au port en ayant gagné le combat contre son énorme espadon, mais qui n'en ramène que la carcasse.
l y a aussi ce garçon, la quarantaine, qui porte toujours un étui à guitare et que je vois presque chaque matin vers cinq heures quarante. Il colle l'instrument contre lui comme s'il était réconfortant. Il a l'air épuisé. Il rentre certainement de concerts ou de répétitions. A coup sûr, il rêve d'aller se coucher et semble en avoir bien besoin. Emmailloté dans des vapeurs d'alcool ? J'ai remarqué qu'il me regarde. Peut-être se prête-t-il au même exercice que le mien ? Peut-être qu'il se fait de petits films en se demandant qui je suis. Avec qui je vis. Quel métier j'exerce. Si j'habite un appartement ou une maison. Si je mets du vieux pain sur mon balcon, ou si j'y fais pousser des aromates. D'ailleurs, ai-je même un balcon ? J'ai le sentiment qu'il se dit «je voudrais la connaître»... Je ne sais pas ce qu'il s'imagine, mais à l'évidence, il regarde vers moi, avec un air aussi timide qu'intrigué. Il doit se demander si j'ai des enfants, si c'est moi qui les coiffe, les habille. Peut-être a-t-il des sentiments pour moi. Sa manière de lorgner sur ma personne en dit long sur sa solitude matinale. Il donne l'impression d'être en souffrance, de vouloir à tout prix s'accrocher à quelqu'un ou quelque chose qu'il serrerait contre lui comme sa guitare. De mettre sa main dans la main d'une autre. Il doit chanter du blues ou quelque chose d'un peu triste. Il se peut que je fasse fausse route et qu'il mette toutes ses joies et ses colères dans des bon vieux morceaux de rock, une autre manière de repousser la réalité un peu plus loin. Une façon artistique de lutter noblement. De se battre sur le manche d'une guitare, seule façon acceptable de se mettre dans des cases.
Certains matins, il porte des lunettes de soleil, et derrière le voile adoucissant qu'elles lui procurent, je devine qu'il sera un peu malheureux de ne pas me voir le week-end sur ce quai de gare. Il n'ose pas m'aborder et ça fait longtemps que dure cette espèce de séduction à distance. Pourtant, je ne suis pas née de la dernière pluie, je ne suis pas un perdreau de l'année et je sens bien qu'il aimerait me dire quelque chose. Je sais qu'il est en quête de chaleur humaine. Ce sont des choses qui transpirent. On a beau travailler à l'usine, ça n'empêche pas de savoir ce qui se cache dans le cœur des hommes.
Quand je serai avec ma famille, il maudira ces fins de semaine qui l'interdiront de me croiser pendant deux jours. Si j'étais célibataire, c'est moi qui irais lui parler et qui prendrais l'initiative, en femme résolument moderne. Je le trouve touchant. Attachant. Plus encore grâce à cette timidité qui se dégage de lui. Une timidité presque maladive, qui paraît l'enfermer dans son monde. J'espère que quand il rentre tous les matins vers cinq heures quarante, il emporte chez lui un peu de bonheur après m'avoir regardée. Il a une tête à mériter d'être heureux, et ça, ça ne trompe pas non plus. S'il pouvait trouver un peu de force sur ce quai en m'observant. S'il pouvait y avoir quelque chose de beau malgré la distance qui nous sépare et ma vie qui est déjà sur des rails. J'entends le bruit de ses santiags qui claquent dans le hall de la gare et au fond de moi, je lui souhaite le meilleur. Il m'a l'air d'être un vrai gentil. Il emporte dans son sillage l'étrangeté des amours platoniques. Chaque matin, il semble me chanter la chanson magnifique d'une histoire impossible. Ce genre de chanson qui reste à jamais enfermée dans l'étui d'une guitare... Parce que l'étui d'un instrument, ça doit être fait avec la même matière que celle qui enveloppe les cœurs. Un cuir un peu trop sensible qui marque facilement dès qu'il reçoit un coup. Tout ça pour dire, que la vie c'est souvent fait d'amour, ça laisse toujours des traces un peu partout.