John Chavis : Être le premier

Derrière les notes

La porte qui tremble

La nuit est lourde, sans étoiles. L’air ne bouge plus. Les moustiques s’écrasent contre les vitres, les mêmes vitres qu’ils finiront par briser.

Dehors, ils sont cinq, peut-être six. Je reconnais certaines voix. Des hommes qui m’ont serré la main, jadis. Qui m’ont appelé “Révérend”. Ce soir, ils ne m’appellent plus. Ils hurlent. Ils cognent.

Un premier coup sec sur la porte. Bois contre poing. Bois contre haine. Bois contre peur.

Je suis assis dans ma chaise, la grande, celle que j’ai réparée moi-même. Le cuir a craqué sous mes genoux, mais elle me tient encore.

La Bible est sur mes genoux. Elle est ouverte au hasard. Comme chaque soir. Comme au temps de mes tournées, quand je prêchais dans les champs. Comme au temps de l’école, quand les enfants noirs venaient le soir, à la bougie, les mains tachées d’encre et de promesses.

Je ferme les yeux.

Je sens mes 75 ans dans mes os, mais mon esprit reste vif. On ne me l’enlèvera pas. Ils peuvent me prendre mon école, ma voix, mes papiers, mon souffle. Ils ne peuvent rien contre mes souvenirs.

Et ce soir, je vais m’en nourrir.

J’ai été le premier.

Et ce sera mon dernier soir.

Alors je me souviens…

Servir une patrie qui ne veut pas de moi

Je n’avais pas encore seize ans.

Ils cherchaient des bras pour la guerre. Moi, je cherchais une place dans ce pays. On m’a tendu un parchemin. “Signe ici”. J’ai pris la plume sans trembler. Mon nom, bien droit. JOHN CHAVIS. Le recruteur était surpris que je sache écrire mon nom, lui qui s’attendait à ce que je signe d’une croix.

L’encre était encore humide qu’un homme blanc m’a tendu la main. Franche. Égale. Comme si j’étais… comme lui. C’était la première fois.

Ce jour-là, j’ai cru que quelque chose basculait.

On m’a donné un uniforme, un fusil, et la promesse - muette - qu’en versant mon sang, j’effacerais ma couleur. Que la patrie me reconnaîtrait, enfin.

J’ai marché avec eux. J’ai dormi sur la terre froide. J’ai entendu mourir des hommes dont je ne connaissais que les râles de douleur.

Personne ne m’a insulté dans les tranchées. Là, le seul ennemi, c’était celui qui portait l’uniforme d’en face.

Et puis la guerre s’est finie.

Je suis rentré, libre - du moins en apparence. Je possédais un cheval, une femme, un enfant. Et cette étrange idée que je faisais partie du pays que j’avais servi.

Mais au village, certains ne voyaient plus qu’un nègre en selle.

Un fracas me ramène à la nuit.

La vitre vient d’exploser. Un caillou, ou un poing. Je n’ai pas vu. Les éclats ont atterri dans ma soupe, que je n’avais pas touchée. Un filet de bouillon coule sur la table.

Ils se rapprochent. Ils veulent me faire taire.

Mais avant qu’ils n’entrent, je veux me souvenir encore.

De ce jour où j’ai gravi la première marche vers la lumière.

La première marche vers la lumière

Princeton, 1792.

J’étais un homme libre. Et pourtant, je marchais sur les allées de l’Université comme sur des œufs. Chaque pas sonnait faux aux oreilles des autres. Un homme noir, ici ? À quoi bon ?

Mais moi, je savais pourquoi j’étais là.

John Witherspoon m’avait accepté dans son cercle, presque à contrecœur, mais sans hypocrisie. “La théologie ne regarde pas la couleur de la peau, Monsieur Chavis. Seulement celle de l’âme”

Je m’accrochais à ses mots comme à une bouée.

Je me souviens de l’odeur de l’encre fraîche, du crissement des plumes sur le papier jauni. Le grec ancien, le latin, les Psaumes et les Pères. J’apprenais à lire les Écritures dans la langue des anges… et celle des conquérants.

Chaque soir, je recopiais les versets à la lueur d’une chandelle.

Et chaque matin, je faisais mine d’ignorer les regards.

On me demandait sans cesse : “Vous êtes certain d’avoir votre place ici ?” Bon, ce n’étaient pas les mots qu’ils employaient, mais je me refuse à salir mes souvenirs en répétant leurs injures et leurs invectives. Je répondais par mes notes. Par ma mémoire. Par ma foi.

Je savais que j’étais le premier. Et je dérangeais.

Je ne répondais pas aux provocations. Je me taisais. J’apprenais. Pour tous ceux qui viendraient après moi.

Une explosion.

Le mur vibre. Une boule de feu lèche les rideaux.

Un cocktail incendiaire - je n’aurais pas cru qu’ils iraient jusque-là. L’odeur de la fumée se mêle à celle du papier ancien. Mes livres. Mes sermons. Mes cahiers. Tout brûlera.

Mais pas ce souvenir. Il est en moi.

Et tant que je respire, je peux encore me rappeler.

Prêcher entre les lignes

Virginia, Maryland, Caroline - je les ai traversées à pied, à cheval, parfois porté par la seule volonté de parler.

Entre 1801 et 1807, j’étais un prédicateur sans église fixe, mais pas sans paroissiens. Les clairières devenaient temples, les arbres faisaient office de colonnes, et la nuit était notre seul toit.

On m’attendait. Les Noirs libres, les esclaves, parfois même des Blancs. Tous debout, fatigués de leurs semaines, mais avides d’une autre parole.

Je ne pouvais pas parler d’émancipation. Alors je parlais de Moïse.

Je ne pouvais pas citer les chaînes. Alors je parlais du désert.

Je ne pouvais pas nommer l’injustice. Alors je récitais les Béatitudes, avec lenteur, en regardant chacun dans les yeux.

“Bienheureux ceux qui pleurent… car ils seront consolés”.

Les regards se croisaient, brièvement. Blancs et Noirs ensemble, mais chacun replié dans son propre campement intérieur.

Je prêchais la même foi. Mais je savais qu’ils n’entendaient pas le même message.

Je n’étais pas naïf. Mais je croyais à la graine semée.

Et j’avais reçu ce privilège : porter la Parole. Même entre les lignes.

Le bruit du bois qui cède.

Un verrou vient de sauter. Il y en a encore un, mais il tiendra peu.

Les voix se rapprochent. Une lampe tombe, roule. Ils rient.

Je n’ai plus de psaume à leur offrir. Mais ma mémoire est encore debout.

L’école de la nuit

  1. Raleigh.

J’avais prêché la Parole. Il était temps d’enseigner les mots.

Une simple pièce dans ma maison, quelques bancs usés, une ardoise pour tout tableau. Et pourtant, ils venaient. Les fils de juges et de gouverneurs, chemise amidonnée, accent traînant. Et, plus tard, ceux qu’on n’attendait pas : les enfants d’esclaves affranchis, le regard droit, la peur logée dans la nuque.

Le jour, j’enseignais Cicéron, les déclinaisons grecques, l’algèbre et la bienséance.

La nuit, je reprenais les bases : lire, écrire, compter. Mais c’est le soir que je voyais les regards les plus vifs. Ceux qui dévoraient chaque mot, comme s’il allait s’envoler. Ceux qui buvaient le savoir avec une soif ancienne, héréditaire.

Je n’avais pas de programme. J’avais des visages.

Parfois, je tombais de fatigue. Mes mains tremblaient. J’écrivais sur deux cahiers à la fois, l’un pour les blancs, l’autre pour les autres. J’enseignais deux mondes, dans une même pièce, à des heures différentes.

Un jour, j’ai reçu une lettre.

Un ancien élève. Il signait “Docteur James L. Wortham”. Il m’écrivait depuis Philadelphie. Il disait : “Révérend, j’opère des corps, mais c’est votre enseignement qui m’a opéré l’esprit”.

J’ai relu cette phrase cent fois.

Elle valait plus que toutes les médailles.

Un fracas.

La porte de derrière vient de céder. Je ne sursaute même plus.

Des pas dans le couloir. Ils avancent. Lentement. En savourant la peur qu’ils pensent susciter en moi.

Je continue à écrire. Pour laisser une trace. Une phrase. Un mot. Une mémoire.

Peut-être que quelqu’un, un jour, tombera dessus.

La parole interdite

  1. La Virginie est en flammes.

Nat Turner s’est levé, et avec lui, le vent de la peur. Des hommes, des femmes, des enfants blancs tués dans leur sommeil. La vengeance n’a pas tardé. On a pendu sans procès, brûlé sans preuve, effacé sans mémoire.

Et puis, le silence. Celui qui s’inscrit dans la loi.

Désormais, plus aucun homme noir ne pourra prêcher. Pas même un homme libre. Pas même un homme qui a enseigné à leurs fils.

Alors j’ai fermé ma Bible. En public.

Mais en secret, je continuais. J’écrivais. Des sermons que je ne lirais jamais à voix haute. Des lettres, aussi. L’une d’elles, je l’ai envoyée à Willie P. Mangum. Mon ancien élève devenu sénateur.

Je lui ai écrit : “Si je me tais, ce n’est pas que j’ai changé d’avis. C’est que vous avez changé le prix de la parole”.

Je n’attendais pas de réponse. Et je n’en ai pas eu.

Ils ne m’ont pas mis en prison. Ils m’ont laissé me faner. Une rente symbolique, un respect muet, comme pour un vieux chien fatigué.

Mais je ne suis pas un chien. Et je ne suis pas fatigué.

Les pas se rapprochent.

Je reconnais l’odeur de la sueur, du cuir, de la peur. La leur, pas la mienne.

La poignée tourne. La dernière.

Le dernier mot

Je relis, lentement, ce que j’ai écrit l’an dernier. Mon sermon sur l’expiation. Celui que personne n’a voulu publier. Celui que l’Orange Presbytery a jugé “inutile”.

“Tous ont droit à la grâce, même ceux qui m’ont oublié”.

Je ne suis pas sûr d’y croire encore. Mais j’ai toujours préféré la lumière aux ténèbres. Même vacillante. Même cruelle.

Je pense à Sarah. Sa main posée sur mon épaule, le soir où j’ai annoncé que je renonçais à prêcher. Elle n’a pas pleuré. Elle a simplement dit : “Alors tu écriras”.

Je pense à notre fils, Anderson. À sa façon de poser des questions qui dérangent. À la fierté dans ses yeux quand il disait : “Mon père enseigne aux Blancs”.

Une voix éclate dans le couloir.

- Il est là !

Ils me trouvent donc encore visible. Tant mieux. Je n’étais pas prêt à devenir fantôme.

Je pose la page sur le pupitre. Je ne veux pas qu’elle brûle.

Je me lève. Lentement. Chaque os proteste. Mon souffle est court. Mais je me tiens droit.

La porte s’ouvre.

Ils sont là. Des visages que je connais. Des torches. Des mains armées.

Je les regarde. Sans défi. Sans soumission.

Et je murmure : J’ai été le premier.

Épilogue : L’importance historique de John Chavis (1763 – 1838)

John Chavis occupe une place singulière dans l’histoire des États-Unis. Premier Afro-Américain connu à avoir suivi des études supérieures dans une université américaine, prédicateur presbytérien autorisé à prêcher devant des assemblées blanches comme noires, et fondateur d’une école où il enseigna à des enfants de toutes origines, Chavis incarne une figure pionnière aux marges de la reconnaissance institutionnelle.

Né libre en 1763 dans une société esclavagiste, il parvient à s’instruire dans des contextes profondément hostiles. Après avoir combattu dans l’armée continentale pendant la Révolution américaine, il étudie auprès de John Witherspoon à Princeton, puis termine sa formation théologique à Liberty Hall Academy (aujourd’hui Washington and Lee University). En 1800, il est ordonné ministre presbytérien avec distinction, fait exceptionnel pour un homme noir à cette époque.

Son rôle d’éducateur est tout aussi remarquable. À Raleigh, en Caroline du Nord, il fonde une école privée où il enseigne à la fois aux enfants blancs issus de familles influentes et aux enfants noirs, libres ou affranchis. Bien que contraint d’organiser les cours selon des horaires différenciés sous la pression sociale, il reste fidèle à sa vocation : transmettre le savoir comme levier d’émancipation.

La répression qui suit la révolte de Nat Turner (1831) met brutalement fin à sa liberté de prêcher et d’enseigner. Comme d’autres Noirs libres, Chavis est réduit au silence par une série de lois destinées à contenir toute forme d’élévation intellectuelle ou spirituelle chez les Afro-Américains. Malgré cela, il poursuit discrètement son œuvre jusqu’à sa mort en 1838, dans des circonstances encore obscures.

Largement méconnu en dehors des cercles spécialisés, John Chavis mérite d’être reconnu comme l’un des premiers intellectuels afro-américains à avoir affirmé, par sa vie même, la possibilité d’un dépassement des frontières raciales à travers la foi, l’éducation et l’excellence. Il n’a pas mené de révolte, mais son existence fut un acte de résistance silencieuse.

À l’heure où les figures historiques sont réévaluées à l’aune de leur contribution à la justice sociale, Chavis apparaît comme un symbole de ce que W.E.B. Du Bois appellera plus tard le “double conscience” : celle d’un homme noir contraint de naviguer entre deux mondes, sans jamais renier sa dignité.

En ce sens, il fut véritablement - et tragiquement - le premier.

John Chavis sur Wikipedia (en anglais)