La collectionneuse de cœurs perdus

Derrière les notes

Gabriel n’a jamais été du genre à chercher la lumière. Il a appris, avec le temps, à s’effacer doucement, à se fondre dans le décor des cafés anonymes et des rues trop pleines. La vie lui a laissé quelques rides et une lassitude qu’il porte comme un vieux manteau.

Un jour, il remarque une silhouette qui ne ressemble à aucune autre.

Elle traverse la ville en saluant tout le monde. Elle fait un signe à un motard au feu rouge, échange deux mots avec un livreur qui l’appelle par son prénom, s’arrête pour caresser un chat endormi sur un banc. Elle n’a pas besoin de connaître les gens pour leur sourire. C’est comme si elle appartenait à un monde où la méfiance n’a pas sa place.

Lui, il regarde de loin. Il se dit que des filles comme elle, ça passe, ça brille un instant et ça disparaît.

Mais elle revient. Encore et encore.

Gabriel s’est installé à la terrasse d’un café, comme tous les matins. Il aime cet endroit parce qu’on ne lui pose pas de questions. Il boit son café en silence, observe les passants, feuillette un journal sans vraiment le lire.

Puis, elle apparaît.

Elle porte un chapeau en velours rouge, un peu trop grand pour elle, qui glisse légèrement sur le côté. Sans lui demander la permission, elle s’assied en face de lui et pose un petit chapeau bleu et jaune sur la table.

— "Tiens, pour toi."

Il hausse un sourcil.

— "Pourquoi ?"

Elle sourit.

— "Pourquoi pas ?"

Il ne répond rien. Il ne comprend pas son jeu. Elle parle sans attendre de réponse, lui raconte qu’elle adore les petits chapeaux parce qu’ils rendent les gens uniques.

— "T’as remarqué que tout le monde s’habille pareil ici ? Gris, noir, bleu marine. Comme s’ils voulaient se fondre dans la masse." Elle le fixe un instant. "Toi aussi."

— "Je fais pas ça pour me fondre. Juste pour qu’on me laisse tranquille."

— "Ah, mais moi, j’te laisserai pas tranquille."

Elle éclate de rire et se lève avant qu’il ait pu répliquer.

Il regarde le petit chapeau sur la table. Il ne le met pas. Pas encore.

Emma revient tous les jours. Parfois, elle lui parle. Parfois, elle se contente d’être là, lisant un livre en silence, partageant un instant suspendu sans imposer sa présence.

Gabriel ne sait pas vraiment quand il a cessé de la voir comme une étrangère.

Un jour, elle lui présente une vieille dame assise sur un banc.

— "Elle s’appelle Jeanne. Elle vient ici tous les jours, mais plus personne ne s’arrête pour lui parler."

Il hausse les épaules.

— "Moi non plus."

— "T’as tort. Elle a des histoires incroyables."

Gabriel soupire et s’assoit à côté de la vieille dame. Il l’écoute parler d’un amour perdu, d’une vie d’avant. Il s’entend lui répondre, partager un morceau de lui-même sans même y penser.

Quand il lève les yeux, Emma sourit.

Avec le temps, Gabriel commence à remarquer ce que personne ne voit.

Emma parle fort, rit beaucoup, mais parfois, juste un instant, il perçoit une ombre dans son regard. Il ne sait pas ce qui l’a brisée avant de devenir cette fille qui console les autres.

Un soir, il la trouve sous la pluie, assise sur un trottoir, le regard perdu.

Il ne pose pas de question. Il s’assied à côté d’elle.

— "T’attends quelque chose ?"

Elle secoue la tête.

— "Non. Parfois, c’est juste bien d’être là, sans rien dire."

Alors il reste.

Emma n’appartient à personne. Elle vit à son propre rythme, disparaît parfois pendant des jours sans prévenir. Gabriel, d’abord agacé, comprend vite que c’est sa façon d’être.

Il commence à la voir dans d’autres contextes : avec un musicien de rue à qui elle prête de l’argent, avec un enfant qui lui tend un dessin, avec un chat errant qui la suit partout.

Un jour, il lui demande :

— "Pourquoi tu fais tout ça ?"

Elle sourit.

— "Pourquoi pas ?"

Il sait qu’elle ne répondra pas plus.

Un matin, elle débarque, enroulée dans une énorme écharpe, le nez rouge.

— "J’ai trop froid."

Gabriel sourit.

— "La semaine dernière, tu disais que t’avais trop chaud."

— "Ouais, c’est ça ou rien."

Elle attrape son café brûlant entre ses mains gelées et ferme les yeux en soupirant.

— "Parfois, j’me dis que la vie est mortelle."

Il fronce les sourcils.

— "Mortelle, genre incroyable ?"

— "Ouais." Elle le regarde et ajoute : "Mais parfois, c’est juste… mortel, aussi."

Il ne répond rien.

Un jour, elle lui tend un autre chapeau.

— "Essaie-le, juste pour voir."

Il hésite, puis le met sur sa tête.

Elle éclate de rire.

— "Moi, ça m’va."

Il sourit malgré lui.

Il voudrait bien qu’elle le garde. Un petit peu plus tard.