Laëtitia et l'homme enfant
Derrière les notes
Tout a commencé au cours de cette fichue soirée, à laquelle je n’aurais jamais dû mettre les pieds. Chez Elisa. Chloé avait été si insistante, après tout ! Maxime serait là. SON Maxime. Gare à celles qui oseraient poser les yeux sur celui qu’elle convoitait. Ce soir, elle avait prévu de se jeter à l’eau.
« Laëtitia, je t’en supplie, tu ne peux pas me faire ça ! C’est toute ma vie sentimentale qui se jouera chez Elisa, j’ai besoin de toi !
— Je suis persuadée que tu t’en sortiras très bien toute seule, tu es belle comme un cœur et…
— Tu ne vas quand même pas m’abandonner ! J’ai besoin de ton épaule. Si je dois pleurer après m’être pris un râteau, je préfère que ce soit dans tes bras qu’au fin fond d’une bouteille de gin… »
Je ne pouvais tout de même pas la laisser seule dans cette situation ! Quelle amie aurais-je été, si je ne l’avais pas accompagnée et soutenue ce jour-là… Pourtant, je détestais ce genre de fêtes mondaines, où chacun devait faire montre du plus bel apparat. Je préférais largement la simplicité d’une soirée entre amis, autour d’un bon film ou d’une partie de cartes.
Mais j’ai accepté. Pour l’amitié. Ce n’était jamais que l'histoire de quelques heures, après tout.
Chloé est passée me chercher, dans sa Twingo rafistolée. C’était une belle journée d’été et mon amie avait sorti sa plus belle robe. Avec ses épaules découvertes, ses joues légèrement roses, ses cheveux ondulés tombant dans son dos et ses paupières scintillantes de maquillage, elle ferait sans aucun doute tomber Maxime sous son charme.
Elle était si angoissée et si impatiente, au volant de son carrosse ! Ou devrais-je dire, de sa citrouille… Et moi, j’étais assise là, me demandant si je trouverais le moyen de m’éclipser pour finir le roman qui me tenait en haleine.
Pourtant, je dois admettre que l’ambiance était au rendez-vous. Champagne, boules à facettes, musique puissante. De quoi détendre l’atmosphère et provoquer les rapprochements ! Et je ne croyais pas si bien dire. Assis dans l’ombre, Etienne sirotait un verre de ce qui devait être un jus d’orange. Il souriait aux anges, visiblement content de passer du temps ici. Ce qui me surprit le plus ? Il n’était pas accompagné, bien qu’il soit plutôt beau garçon. À la fac, j’avais toujours manqué de chance en amour. Les dominateurs caractériels m’avaient lassée et convaincue que je serais mieux en tant que célibataire endurcie. Mais ce soir-là, face à ce sourire bienveillant, je me mis à douter. Le voyant seul, je me suis assise à côté de lui.
Chloé était partie depuis un moment, jouant de ses atouts auprès d’un prince charmant plutôt réceptif. Elle n’avait visiblement plus besoin de moi et m’avait oubliée, emportée par le rythme endiablé de la musique.
Etienne m’amusait. Il disait des bêtises à longueur de temps. Mais par-dessus tout, il semblait être quelqu’un de bon. Aucune malice ne se lisait dans ses yeux, et le regard simple qu’il posait sur le monde me plaisait. Moi qui avais toujours voulu tout contrôler d’une poigne de fer, je me retrouvais à rire de bon cœur. J’étais apaisée, comme s’il avait le pouvoir magique de me faire oublier mes préoccupations.
Il ne fallut donc pas attendre bien longtemps avant que nous nous mîmes en couple. Il n’avait jamais eu de petite amie avant moi. Il apprenait tout de l’amour, à mes côtés. Je n’aurais jamais cru un jour avoir l’ascendant sur quelqu’un, ou prendre mon compagnon sous mon aile. Ce n’était pas la vision que j’avais du couple, mais finalement, cela ne me dérangeait pas. Je me sentais aimée et c’était tout ce qui comptait.
« Laëtitia, tu es belle comme une tourterelle ! »
Son imagination et sa candeur me faisaient lâcher prise.
Jusqu’à ce que la lassitude s’installe.
Doucement.
Mais sûrement.
« Etienne, où es-tu ? Il faut que je file au bureau, j’ai une réunion importante ce matin ! Tu le sais, en plus… Je n’ai pas le temps de jouer à cache-cache avec toi ! »
Dehors, la neige tombait à gros flocons. Nous étions ensemble depuis bientôt trois ans et filions le parfait amour. Nous nous disputions parfois, comme tous les couples. Mais je gardais le secret espoir que les choses finiraient par évoluer, un jour. Cette facette enfantine, dans la personnalité d’Etienne, me faisait moins rire qu’avant.
Mais je n’oubliais pas que c’était aussi elle qui m’avait fait succomber.
« Bouh ! » La porte d’entrée s’ouvrit à grand fracas. Il avait son bonnet sur les oreilles, le nez rosi par le froid et les mains dans ses moufles.
« Tu es irrécupérable, Etienne », dis-je en esquissant un sourire. As-tu dégivré la voiture et déneigé l’allée, pendant que je m’occupais de la lessive ?
« Oh…
— Etienne, ne me dis pas que…
— J’aime le son de la neige sous mes pas, c’est tellement romantique !
— Etienne, je vais être en retard par ta faute ! Tu m’avais promis de t’en occuper ! Quand prendras-tu enfin tes responsabilités ?
— Je n’ai pas entendu…
— Non, non et non. Tu n’as pas écouté, comme d’habitude ! Et pourtant, tu as distinctement répondu : « oui » !
— Et toi, tu es une rabat-joie ! Tu ne sais pas plaisanter !
— Ce n’est pas la plaisanterie qui nous permettra de manger, Etienne. Ni la télévision, que tu passes ton temps à regarder...»
Je suis sortie de mes gonds. Une fois de plus, je ne pouvais pas compter sur lui. Alors que l’aiguille de ma montre poursuivait sa course folle et qu’il tournait les talons en boudant, je suis sortie avec ma pelle à neige. J’ai moi-même dégagé la cour, l’estomac noué à l’approche de cette réunion cruciale pour ma carrière.
Par chance, même si j’y suis arrivée épuisée, j’étais à l’heure. Avec un arrière-goût de solitude dans la bouche. Les choses devraient bien finir par changer, un jour ou l’autre.
À mon retour, une odeur de nouilles chinoises emplissait la pièce. Etienne était assis dans le canapé, son tee-shirt Ironman sur le dos et regardant une émission sur les pandas roux. Le désordre était omniprésent. Je me sentais seule. Tellement seule !
En m’entendant arriver, il me lança un regard triste. Il se leva, courut jusqu’à moi et me prit dans ses bras.
« Laëtitia, je suis tellement désolé… Je t’aime, j’aurais dû m’occuper de ta voiture ce matin.
— Le problème n’est pas ma voiture. Je suis fatiguée. Fatiguée de devoir tout gérer sans pouvoir m’appuyer sur toi. Tu ne fais pas les courses, tu ne cherches pas de travail, tu ne me soutiens pas dans les tâches ménagères et tu me dis même ne pas savoir comment payer les factures. Je ne peux pas m’occuper de ma vie et de toi, comme si tu étais un enfant…
— Tout va s’arranger, je te le promets. Je vais changer, pour nous. Laisse-moi juste regarder la fin de mon reportage ! Tu devrais aussi t’asseoir quelques minutes, viens !
— Je n’ai pas le temps, Etienne. »
Et puis, le printemps est arrivé. Les bourgeons sur les arbres laissaient présager une saison merveilleusement colorée et tout aussi parfumée. M’étant plongée à corps perdu dans le travail, j’avais décroché une belle promotion. J’en étais fière, bien sûr. Mais une partie de moi demeurait monotone et triste. Quand je rentrerais à la maison, tout serait pareil. Inlassablement. J’aurais droit à des félicitations enthousiastes, à des blagues ridicules et à de nouvelles promesses qui ne seraient, une fois de plus, pas tenues. Piégée dans ce tourbillon, je suffoquais à présent.
J’ai ouvert la porte et n’ai même pas daigné jeter les yeux vers le canapé. Je ne supportais plus de le voir là, attendant patiemment mon retour tel un chiot abandonné. Je ne supportais plus ce quotidien à devoir tout assumer. Je ne supportais même plus son odeur ni son sourire niais. Sa sensibilité avait su me toucher, mais désormais, je ne savais plus comment l’accepter.
Oui, j’étais épuisée de me détruire.
C’en était trop pour moi. Je n’avais même pas envie de lui faire part de ma promotion. C’était sans importance, après tout. Je n’avais plus qu’une préoccupation : sortir de cette cage.
« Je t’ai écrit un poème, Laëtitia ! Écoute un peu :
Ma belle Laëtitia, au parfum d’hortensia, Tu es belle comme les Cieux, ô, prunelle de mes yeux. »
À l’époque, peut-être aurais-je ri. Mais en l’entendant, j'eus de la compassion pour ce jeune homme dont j’étais tombée amoureuse, sept ans auparavant. Je me demandais quelle plaisanterie mon cœur m’avait faite, lors de cette étrange soirée. Il était bien loin maintenant, le temps de l’insouciance.
« Etienne, je t’ai trouvé du travail. Nous recherchons des opérateurs, j’ai déposé ton CV. Le chef a confiance en moi. Tu rejoins l’équipe dès demain. »
Etienne travaillait depuis trois mois lorsqu’il perdit son sang-froid. Quand il rentrait, il était toujours sur les nerfs. Mais ce soir, il était plus affecté que d’habitude.
« Ils passent leur temps à se moquer de moi ! Ils me traitent de chaton sensible et d'imbécile heureux ! Je suis étourdi et pas méchant, mais pourquoi s'acharner sur moi ? Parce qu'ils ne m'intéressent pas ? Parce que je ne bois pas ? Chaque jour, je n’ai qu’une hâte : rentrer. En marchant dans la rue, quand je vois allumée la lumière du séjour, je respire enfin. Je crois que ce boulot n’est pas fait pour moi, Laëtitia…
— Nous en avons besoin, pourtant ! Tu sais, Etienne… Cela va faire huit ans que nous sommes ensemble. Je vieillis. Et mon corps me hurle qu’il est temps de faire un enfant. Si tu ne peux pas subvenir à ses besoins, je ne pourrai pas rester. J’ai accepté cette vie jusqu’à maintenant, mais je rêve de fonder une famille. Pour cela, j’ai besoin de toi. Pas juste de t’entendre rire. Je dois te sentir responsable et apte à être père. Nous trouverons autre chose, mais c'est trop tôt.
— Tu as raison. Je tiendrai bon. Je te le promets.
— Merci ! Je t’aime, tu sais.
— Moi aussi. »
Un matin comme les autres, au moment de la pause-café, je fus étonnée que le grand patron m’interpelle.
« Dis-moi, Laëtitia, je suis un peu surpris… Tu savais qu’Etienne ne se sentait pas à la hauteur du poste ? J’ai été attristé de recevoir sa lettre de démission, ce matin. C’était un gentil garçon, pourtant…
— Sa lettre de démission ? demandai-je, interloquée.
— Comment ? Il ne t’en a rien dit ?... »
Le chef tenait le papier dans ses mains. C’était bien l’écriture d’Etienne. Autant dire que ce jour-là fut l’un des plus difficiles de ma vie. Le soir même, avant qu’il ne rentre, je partirais. Il fallait prendre une décision, une bonne fois pour toutes. J’avais passé la journée à cogiter et j’avais fait mon choix.
Les larmes coulaient, même si j’essayais de m’en cacher.
Je suis rentrée dans le maison, une dernière fois. J’ai préparé mes valises, les ai posées dans le coffre de la voiture et ai regardé autour de moi. Comme pour dire au revoir à cette allée enneigée et à ces sapins, qu’Etienne serait si content de retrouver.
Que devais-je lui écrire ? Je n’en avais aucune idée. Mais il devinerait facilement la cause de mon départ. Depuis tout ce temps, nos débats houleux et ces vaines promesses, la situation était claire comme de l’eau de roche. J’ai alors déposé un post-it sur le canapé. Un simple « Adieu, oublie-moi ».
J’ai claqué la porte, sans me retourner.
En rentrant de sa dernière journée de travail, il ne verrait pas la lumière du séjour.
Et il comprendrait.