Le mieux qu'elle pourra
Derrière les notes
Il tient sa tasse de café tiède entre ses mains, les yeux rivés sur l’aube qui se lève au loin. La lumière effleure la ville encore endormie, et une sérénité étrange flotte dans l’air. Ce moment de calme, il l’a toujours chéri. Mais ce matin, il est teinté d’un vertige qu’il peine à apprivoiser.
Demain, elle recevra son diplôme.
Un sourire discret étire ses lèvres. Il est fier, immensément fier. Et pourtant, sous cette fierté palpite une tristesse sourde, un sentiment de fin de chapitre, d’aboutissement. Il ferme les yeux un instant, laissant les souvenirs remonter à la surface.
Elle est née un matin d’hiver, dans un cri déchirant qui a brisé sa vie en deux. Il se souvient de l’angoisse qui lui a broyé les entrailles quand les médecins ont pris cet air grave qu’il ne voulait pas voir. Il se souvient de la main glacée de Sarah dans la sienne, de ses lèvres tremblantes murmurant un dernier « Prends soin d’elle… » avant de sombrer dans l’obscurité éternelle.
Il était resté seul, dévasté, avec un minuscule bébé dans les bras. Un être fragile, inconscient du vide qu’elle laissait derrière elle. Il se souvient avoir pleuré, longtemps, alors que sa fille dormait paisiblement contre son torse.
Il avait cru ne pas y arriver. Mais il avait appris.
Son premier mot n’avait pas été Papa, comme il l’espérait. Non, elle l’avait regardé droit dans les yeux, du haut de ses dix mois, et elle avait dit :
« Non. »
D’un ton catégorique. Déterminé. Presque amusé.
Estomaqué, il avait éclaté de rire. Il l’avait serrée contre lui, incapable de contenir la fierté qui l’envahissait. Son obstination, il ne l’avait pas vue comme un défaut, mais comme une promesse : elle saurait s’imposer dans ce monde.
Plus tard, ce _« Non » s’était transformé en « Pourquoi ? »_, incessant, intarissable.
« Papa, pourquoi le ciel est bleu ? »
« Papa, pourquoi les gens meurent ? »
« Papa, pourquoi j’ai pas de maman ? »
Ce jour-là, il avait eu le souffle coupé. Il s’était agenouillé face à elle, lui avait pris les mains et lui avait expliqué, du mieux qu’il avait pu. Que sa maman était partie parce qu’elle l’aimait trop pour lui faire du mal. Que parfois, la vie était injuste, mais qu’elle n’y était pour rien. Qu’elle n’avait pas à se sentir coupable d’exister.
Elle l’avait regardé de ses grands yeux sérieux, et avait simplement dit :
« Moi, je veux rester avec toi pour toujours. »
Il s’était toujours promis de ne jamais la laisser de côté. Mais un jour, il avait failli.
Il avait rencontré une femme. Belle, intelligente, drôle. Il s’était laissé emporter par l’idée qu’il pouvait être autre chose qu’un père. Qu’il pouvait redevenir un homme, un compagnon.
Jusqu’à ce qu’elle prononce ces mots :
« J’aimerais qu’on construise quelque chose, toi et moi. Mais… ta fille prend toute la place. Tu dois choisir. »
Il s’était figé.
Il n’avait pas hésité.
« Ma fille sera toujours mon choix. » avait-il répondu.
Elle était partie, et il était resté là, le cœur lourd, mais sans regret. Parce qu’il savait. Parce qu’elle était sa priorité. Parce qu’il ne pouvait pas l’aimer à moitié.
Les années avaient passé. Il avait appris à vivre avec ses inquiétudes. À accepter qu’il ne serait jamais parfait, qu’il ferait des erreurs, qu’il douterait. Mais il avait toujours fait de son mieux.
Il l’avait vue trébucher, échouer, pleurer. Mais il l’avait aussi vue se relever, persévérer, grandir.
Et maintenant, elle était là.
Une jeune femme forte, indépendante, brillante. Elle avait tracé sa route, à sa manière. Elle n’était pas son reflet, elle était bien plus que ça.
Elle était elle.
Un léger bruit le sort de ses pensées. Il tourne la tête.
Elle est là.
Dans l’encadrement de la porte, encore endormie, les cheveux en bataille, un reste de sommeil dans les yeux. Elle le regarde, un sourire à peine esquissé sur les lèvres.
« Bonjour, Papa. »
Il sent son cœur se serrer, un torrent d’émotions menaçant de l’engloutir.
Il repose sa tasse, s’approche, passe une main dans ses cheveux désordonnés.
« Bonjour, ma fille. »
Et dans ce simple échange, il y a tout. Tout ce qu’il n’a jamais su mettre en mots. Tout ce qu’il a donné, tout ce qu’il a perdu, tout ce qu’il a gagné.
Elle est là. Elle est elle.
Qu'elle soit elle. Le mieux qu’elle pourra.