Malentendu par procuration
Derrière les notes
« Trois, deux, un… Poussière d’étoiles ! »
D’un geste délicat, Odile déroula son poignet, ouvrit sa main et laissa s’échapper quelques graines de millet. Tel le peintre, faisant tournoyer son pinceau avant d’effleurer la toile, c’est ainsi qu’elle nourrissait ses petits voisins ailés.
Héloïse riait toujours aux éclats lorsque les graines se mettaient à virevolter jusqu’au sol du balcon. Elle admirait les pigeons qui, de leur mouvement de tête maladroit, heurtaient les tommettes en quête de ces trésors dorés et croquants. Pic, pic, pic ! Quel heureux spectacle. Un écrin de nature au cœur de Paris, n’est-ce pas merveilleux ?
« Mamie, je pourrais leur donner mes bonbons aussi ?
— Non, Léa ! répondit-elle en riant. Tu es le seul oisillon autorisé à grignoter des friandises. Parce que tu as une brosse à dents ! Allez, viens par ici. »
Malgré son air pensif, la fillette rejoignit la belle dame. Odile la serra avec tendresse dans ses bras, en dépit de la combinaison qui la protégeait. Si la vieille femme s’était lancée dans l’art peu commun du lancer de poussière d’étoiles, c’était pour faire rire sa petite-fille. Une enfant de la lune, une jeune demoiselle aussi belle que fragile.
Odile aimerait qu’Héloïse conserve intact son soleil intérieur. Un soleil chaleureux et réconfortant, bien loin des violents rayons menaçant sa vie au quotidien. Le balcon avait beau être ombragé, mieux valait être prudent. Alors que ses gants lui faisaient perdre en agilité, la petite main saisit maladroitement une poignée de graines avant de la lancer à son tour vers le ciel.
« Poussière d’étoiles ! »
Poussière d’étoiles… Un concept original pour parler de graines ! Un concept plein de magie et de poésie, pour faire rêver cette radieuse enfant. Depuis la découverte de sa maladie, alors qu’elle apprenait tout juste à lire, Odile l’avait prise sous son aile. Ses nuits à l’opéra s’étaient alors changées en soirées pyjama devant les dessins animés. Héloïse se blottissait au chaud contre sa grand-mère, riant avec candeur en suivant les péripéties ses héros préférés. Dans ce sofa, elle était à l’abri et n’avait pas besoin de son scaphandre, laissant ainsi paraître ses boucles blondes et sauvages. Là, c’était une petite fille comme les autres.
Ces parenthèses simples et débordantes d’amour avaient, depuis quelques années déjà, coupé court au quotidien effréné d’Odile. Elle avait tout abandonné pour sa petite-fille, face à la tristesse de la situation. Tout avait perdu de son sens. Et un soir par semaine, elle s’enfermait dans son cocon, à couver l’enfant comme la prunelle de ses yeux.
Pourtant, même dans ces moments de joie, Odile avait le cœur serré. Elle pensait à la vie qui avait été la sienne, rythmée par les rendez-vous d’affaires, les rencontres avec les artistes, les meetings de personnalités et les dîners, à festoyer avec insouciance dans les restaurants gastronomiques de la capitale… Une vie fastueuse qui, même si elle avait fait rêver bien des femmes, ne l’avait jamais comblée. Derrière ce prestige apparent, elle avait des soucis. Elle s’était souvent sentie submergée par l’inquiétude, regrettant de n’avoir pas trouvé d’homme à sa mesure. Et oui, même si elle avait été entourée par des individus exceptionnels, les coups de blues avaient toujours fait partie de son quotidien. Et à cela, ses vêtements de soie ne pouvaient rien changer.
Depuis la naissance d’Héloïse, le monde semblait ne plus être le même. Le champagne avait perdu de sa saveur, et le cachemire, de son éclat. Alors qu’Odile avait tout pour être heureuse, elle ne l’était pas. Et face à elle, l’enfant riait. Candide et simple, elle savourait ces petites joies quotidiennes, s’émerveillant de tout.
D’un côté, la vieille femme cherchait sa voie. De l’autre, l’enfant croquait son existence à pleines dents. Un oxymore, dans une seule et même pièce.
Pour vivre, Héloïse devait fuir le soleil. Et elle vivait. Elle vivait si bien qu’Odile en avait perdu ses repères, se demandant d’où cette force lui venait. Parfois, l’enfant regardait le ciel. Et à travers son scaphandre, c’était comme si elle parlait avec les étoiles.
« Ne pleure pas pour moi, Mamie ! lui avait-elle dit un jour. Je suis comme les oiseaux avec ma lourde tête. Et peut-être qu’un jour, je volerai avec eux ! »
La fillette les avait toujours aimés. Odile se remémora la première de ses séances de poussière d’étoiles. C’était trois ans plus tôt, lorsque la maladie pointait le bout de son nez. Alors qu’Héloïse souffrait de brûlures aux yeux et de plaques douloureuses sur le visage, le verdict était tombé. Le xeroderma pidementosum. Et en prime, une interdiction formelle de sortir sous peine de déclencher de graves complications.
Pourtant, alors qu’elle se remettait de ses blessures, elle avait demandé à sa grand-mère de s’évader de son appartement.
« J’ai besoin de voir le ciel, Mamie !
— Tu sais que le soleil est dangereux pour toi, trésor, avait répondu Odile avec un soupir attristé.
— Juste sur le balcon, s’il te plaît ! »
Les yeux noirs de la fillette avaient attendri la vieille femme. Elle avait habillé l’enfant, lui passant cette combinaison qui deviendrait bien vite telle une seconde peau. Odile, l’estomac noué, avait alors regardé l’enfant s’avancer sur le balcon, à la rencontre des pigeons. Ils l’avaient observée et, après quelques secondes, ils se posèrent joyeusement sur ses épaules.
La grand-mère n’en croyait pas ses yeux. Peut-être y avait-il bien un peu de magie dans cette scène, semblant sortir tout droit de Mary Poppins. Odile sentit une larme couler le long de sa joue, l’émotion la submergeant sans crier gare.
« Quand les oiseaux sont là, je me sens moins seule… lui avait avoué la fillette. Ils ne s’inquiètent pas, eux. Ils ne m’empêchent pas de sortir et ne savent pas que je suis malade. »
Frappée de stupeur, la vieille dame se fit alors une promesse. Consacrer toute son énergie à aimer Héloïse. À l’aimer si fort qu’elle en oublierait, dans cet appartement aussi, les soucis extérieurs et les blouses blanches.
« Et si nous faisions un peu de magie ? demanda alors Odile à sa petite-fille, un éclair malicieux passant dans son regard.
— De la magie ? » surenchérit-elle avec enthousiasme.
Ni une, ni deux, la grand-mère s’élança dans la cuisine, ouvrant tous ses placards. Lorsqu’elle sembla enfin avoir trouvé ce qu’elle cherchait, elle revint sur le balcon.
« Ferme les yeux, Héloïse ! »
L’enfant s’exécuta, impatiente de découvrir ce que mijotait sa mamie. Elle lui fit ouvrir la main, y glissa les petites graines et l’autorisa à y jeter un œil.
« Regarde, mon ange. C’est de la poussière d’étoiles !
— Mais non… Ce sont les graines que tu as fait cuire avec les champignons ! la corrigea l’enfant, amusée d’une confusion pareille.
— Oui, Héloïse. Mais pour aujourd’hui, c’est de la poussière d’étoiles. Et si tu la donnais à tes petits amis à plumes ? lui suggéra sa grand-mère, ravie de voir que la fillette était réceptive à son jeu.
— Oh, Mamie, quelle bonne idée ! »
Elle ferma doucement son poignet, le balança vers l’avant et ouvrit la main. Les graines s’envolèrent avant de retomber, quelques centimètres plus loin.
« Tu as raison, on dirait de la poussière d’étoiles ! » Les pigeons, peu inquiets, se ruèrent sur ce festin inattendu. Et Héloïse s’émerveilla de ce tourbillon d’ailes, juste sous ses yeux.
Ce rituel original devint un moment féérique pour Héloïse, qui se répétera chaque semaine jusqu’à son dernier soupir.
« Poussière d’étoiles ! »
Ce jour-là, Héloïse jeta si fort sa poignée de graines qu’elles tombèrent sur la tête de monsieur Dupré, le voisin du dessous.
« Encore elle ! Sapristi, mais tenez-vous un peu ! N’avez-vous donc pas d’autre loisir que de mettre du vieux pain sur votre balcon ?! »
L’accès de colère du voisin avait effrayé les oiseaux, qui s’étaient éparpillés dans les nuages.
Du pain… Certainement pas. Ce n’est pas bon pour les oisillons, Monsieur Dupré. Et puis, ils n’aiment pas ça ! Voici la réflexion que se fit Odile à elle-même. Mais au lieu de se lancer dans une vaine joute verbale, elle s’avança légèrement vers la rambarde, préférant s’excuser. La femme s’étant mise sur la pointe des pieds, Héloïse se dit qu’elle avait la grâce de l’hirondelle et l’agilité du lynx. Souriant à sa petite-fille, l’index sur les lèvres pour l’inciter à rester silencieuse, elle observa le crâne chauve de ce voisin rabat-joie.
Un peu plus bas, elle aperçut un homme qui se tenait dans ce quartier résidentiel de Montrouge, un calepin à la main. Il avait visiblement suspendu sa marche au bruit des commérages, pour y griffonner quelques mots. Avec un large sourire, il leva les yeux du côté d’Odile qui était toujours bien cachée.
Il se mit alors à fredonner : "Elle met du vieux pain sur son balcon…"
« Mais on dirait… » pensa la vieille femme avant de tourner les talons. « Non, ce n’est pas possible. »
« Qui était-ce ? », demanda Héloïse, curieuse.
— Un passant, trésor. Rien de plus.