Mon autre chemin
Derrière les notes
Il y a eu cette coupure électrique qui a plongé l’établissement dans l’obscurité. Le temps d’un clignement d’œil, à peine perceptible si ce n’est par le grésillement des ampoules, puis le groupe électrogène a pris le relai. Un rien, pas grand-chose, mais ce fut assez pour que je puisse prendre la tangente…. Je me suis glissé par la porte de sécurité, à l’instant précis où la serrure électronique s’est déconnectée. Je l’ai entendue se refermer derrière moi, mais qu’importe : j’étais dehors, libre enfin.
Je me suis débarrassé de la chemise de l’hôpital qui me laissait les fesses à l’air à la première occasion. Je ne suis pas un voleur, mais nécessité fait loi et il y avait ces vêtements pendus sur un fil à linge... Vêtu, je me suis tout de suite senti mieux, comme si on me rendait soudain à la vie. Je n’étais plus un patient, mais un homme. Ma première pensée a été pour toi Jean-Jacques, mon ami, mon frère. Des bribes d’enfance, des bouts de scènes me sont revenus.
Nous n’avions pas plus de quatre ou cinq ans. Nous allions main dans la main sur un même chemin, celui de l’école. Ta voix, ton visage étaient mon refuge dans ce lieu angoissant peuplé d’inconnus. Je te suivais comme une ombre. Toi, tu étais ma lumière. Tu l’ignorais bien sûr, car nous n’étions pas très bavards. Nous n’avons jamais parlé de ce qui scellait notre amitié. Muets, nous nous entendions bien, les mots entre nous étaient superflus. Nous nous étions reconnus dès le premier regard.
Les autres gamins nous trouvaient bizarres. Ils ne savaient pas à quel point nous étions à part ! Toi tu étais ce garçon brillant, peu commun qui m’attirait comme la flamme appelle le papillon. Je me sentais différent et pour tout dire, je l’étais. C’était l’époque où j’entendis pour la première fois ces voix qui allaient guider toute mon existence. Ces voix me disaient que tu n’étais pas comme eux, avec leurs jeux d’enfants tellement banals, leurs querelles pour des broutilles. Au fond de nos cœurs, nous les méprisions un peu.
En retour, ils nous menaient la vie dure, t’en souviens-tu ? Les insultes et les moqueries fusaient dès que les adultes tournaient les talons. Nous prenions aussi quelques coups, surtout moi, car je me mettais facilement en colère, ce qui excitait d’autant plus mes bourreaux en culotte courte. Heureusement, tu étais toujours là pour voler à mon secours, partager les horions et me consoler. Nous n’avions pas honte de pleurer les yeux dans les yeux. Rien n’était secret entre nous, rien n’était tabou, sauf peut-être les voix. Je me disais que tu n’était pas encore prêt pour entendre parler d’elles. Un jour peut-être…
La lumière des phares m‘a ébloui. Le jour avait baissé et il pleuviotait. Tout à notre passé, je ne m’en étais pas rendu compte. Je suis revenu aussitôt à l’instant présent. Il était primordial que je m’éloigne de cet endroit, sinon ils me reprendraient. Or, je ne voulais pas retourner là-bas, dans ce néant blanc où on me bourrait de cachetons qui me rendaient sourd à mes guides intérieurs. L’un d’eux, celui que j’avais surnommé "l’Aventurier", me murmura : "Tends le pouce et souris !" Je ne discutai pas et je m’exécutai. Il avait raison. Une voiture s’arrêta et voilà que j’étais en route pour la grande ville la plus proche.
Bercé par le roulis, vaincu par les émotions de cette évasion impromptue, je fermai les yeux et je somnolai. C’est souvent dans mon sommeil que je te retrouve, mon ami. Je revois l'un des plus beaux moments de ma vie. J’ignore s’il t’a marqué, comme il m’a marqué moi, mais j’ose espérer que oui. J’avais douze ans. Je venais d’écrire mon premier poème. Je te l’ai tendu en tremblant. Tu l’as saisi avec un sourire, sans doute pour me rassurer. Cependant, lorsque tu as commencé ta lecture, ton visage s’est fait sérieux, tellement sérieux que j’en ai eu des crampes à l’estomac. C’était mauvais ! Je le lisais sur tes traits. Tu allais ouvrir la bouche pour me dire sans détour de ranger ma plume et de ne plus jamais y toucher… C’est du moins ce que je croyais. Au lieu de ça, tu m’a collé une grande tape sur l’épaule et j’ai vu une larme d’émotion briller dans ton regard.
Ce fut le début d’une nouvelle ère pour nous. Nos tempéraments artistiques s’éveillaient. Je m’épanouissais dans l’écriture et toi dans la musique. Comme mon cœur battait fort lorsque tu m’as joué tes premières notes au piano ! J’ai dû fermer les yeux pour retenir mes larmes. Et toi qui prétendais que tes notes étaient simples et malhabiles ! Tu allais même jusqu’à les taxer de fausseté et à les trouver un peu sottes. Moi, je n’y entendais que ton génie, dont pas une seconde je n’ai douté. Ta prestation achevée, tu t’es incliné tel un véritable virtuose qui reçoit les hommages de son public et je t’ai applaudi à tout rompre, emporté par ta musique. Je me suis réveillé en sursaut. La voiture s’était arrêtée, mon rêve aussi. J’avais froid soudain.
J’ai crapahuté pendant des semaines, dormant n’importe où, mangeant quand je le pouvais. Un jour, j’étais tellement affamé que j’en ai été réduit à faire les poubelles. Heureusement que tu ne m’as pas vu dans cette déchéance Jean-Jacques ! Tu aurais eu de la peine pour moi. De la pitié peut-être et ça, je ne l’aurais pas supporté…
En écoutant l’Aventurier qui chuchotait toujours à mon oreille, je suis arrivé jusqu’en Suède. Oh, j’en ai croisé des gens ! Des gentils, des étranges, certains même qui étaient un peu inquiétants. Mais les voix étaient avec moi et toi aussi d’une certaine manière. Tu ne quittais ni mon cœur, ni mon esprit.
Tu m’as sauvé la vie, sans même le savoir. Affaibli par mon périple, par la malnutrition et par le climat pour lequel j’étais mal équipé (même si les bienfaiteurs croisés au gré de ma route m’avaient généreusement donné quelques vêtements), j’ai fini par tomber malade. Recroquevillé dans un squat sale et ouvert à tous les vents, en proie à une forte fièvre, mon esprit est retourné plusieurs années en arrière, jusqu’à ma douloureuse adolescence. Tu étais alors toujours aussi lumineux, brillant. La différence, c’est que tu t’ouvrais de plus en plus à ces autres dont nous nous moquions autrefois. Tu m’as même dit un jour que tu avais besoin d’eux, tout comme tu avais besoin de musique, de lumière et de futilité. C’étaient tes propres mots. Moi, j’étais le rabat-joie, austère, trop sérieux, trop renfermé, trop secret… trop tout quoi ! Tu t’éloignais de jour en jour.
J’en crevais de voir qu’on se perdait de vue. Les voix dans ma tête se faisaient plus pressantes. Violentes parfois. Je devais réaliser le destin pour lequel j’étais né. J’avais toujours cru que ce serait avec toi à mes côtés, main dans la main comme quand nous étions gosses. J’étais torturé, tiraillé. J’en perdais l’appétit et le sommeil. Puis j’ai commencé à être imprudent. Quand les voix me parlaient, je leur répondais. Elles auraient dû rester cachées. Je savais que les gens ne pouvaient pas comprendre. Ma mère n’a pas compris.
Elle m’a surpris un jour en pleine conversation avec mes guides. Après ça, elle ne m’a plus lâché. Elle m’a traîné chez les psys. Puis de thérapeute en thérapeute, j’ai connu ma dose d’enfermements plus ou moins prolongés. Tu étais le seul Jean-Jacques à demander de mes nouvelles. Mais même à toi, ma mère mentait. Elle affirmait que j’étais parti en vacances pour justifier mes absences. C’est vrai que gavé de médicaments, j’étais en vacances de moi-même, de ce qui faisait ma personnalité. Je n’avais plus d’envies, plus de vie. Comme un bateau dérouté de son cap, je m’étais égaré sur un autre chemin.
Tu n’as jamais su la vérité, mon ami. Tu l’as supposée peut-être, mais elle était trop bien cachée et ma mère était bien trop forte pour éluder la question. Elle n’a jamais rien laissé filtrer, pas même auprès de toi qui m’étais si proche. Ce qu’elle appelait ma "maladie" la dérangeait. Elle n’en parlait avec mon père qu’en chuchotant pour que nul ne l’entende. Toutefois, sa vérité n’était pas la mienne. Je n’étais pas malade. J’aurais tant aimé que tu le saches toi, puisqu’elle ne voulait rien croire de ce que je lui disais. C’est cette pensée que tôt ou tard, je pourrais t’expliquer tout ce qui m’anime, qui m’a ramené à moi.
J’étais alité, encore tremblant de fièvre. Quelqu’un m’avait trouvé inconscient et on m’avait hospitalisé. Il m’a fallu du temps pour me remettre. Un temps que j’ai mis à profit pour réfléchir. J’ai fait le vide en moi et j’ai demandé aux voix de me laisser en paix. J’avais passé toutes ces années à subir les traitements qu’on m’infligeait et à ressasser mon passé. Je devais changer de comportement, cheminer autrement et lorsque je serais apaisé enfin, je pourrais revenir vers toi, mon presque frère.
Je n’ai pas perdu de temps. À peine guéri, je suis parti à la recherche d’un petit boulot. Malgré la barrière de la langue, j’en ai décroché un et j’ai pu prendre une petite chambre. Pour la première fois de ma vie, j’étais à la fois libre et indépendant. Ni ma mère, ni les médecins, ni les voix ne prenaient de décisions à ma place. Je me suis remis à écrire de la poésie. La vie devenait belle. Soudain, je n’étais plus dans l’ombre, j’étais dans la lumière. Je me prenais à rêver. Des rêves où ce serait moi qui brillerais. Je faisais des promenades interminables dans les rues, avide de voir, de goûter, d’entendre et de sentir. Jusqu’à ce que mes pas me mènent à cette boutique…
Je fredonnais doucement, nimbé de soleil, ivre d’odeurs venues d’un restaurant tout proche. Un reflet perçu du coin de l’œil m’a attiré. Je me suis approché et le temps s’est arrêté. C’était la vitrine d’un magasin de musique où étaient exposés des instruments flambant neufs. Celui qui m’avait amené jusque là était un splendide piano, ton piano. Il ne manquait que toi et ça m’était intolérable. Tout ce qui avait fait le sel de mon quotidien ces dernières semaines volait brusquement en morceaux. Moi-même, je me brisais de l’intérieur. Et les voix se remirent à chuchoter toutes en même temps. Il n’y avait qu’un remède pour ne plus les entendre. Alors je t’ai appelé pour que ta voix chasse toutes les autres.
J’ai eu de la chance, tu m’as répondu tout de suite. J’ai pu ouvrir les vannes et te parler de tout, comme je ne l’avais jamais fait. Je t’ai parlé des voix qui me guidaient depuis toujours, de mon destin qui était aussi un peu le tien. Je t’ai dit que j’étais ton ombre et que tu étais ma lumière. Qu’il fallait que nous soyons de nouveau l’un près de l’autre, main dans la main. Je t’ai parlé du vent dont il fallait se méfier car à tout moment il pouvait nous éloigner de notre chemin. Je t’ai dit ces chaînes et ces clous qui nous rivaient à un présent sans espoir. Je t’ai dit mon amitié exclusive, entière. Je t’ai rappelé que tu pouvais toujours compter sur moi, que j’étais là. Les mots se bousculaient sur ma langue et toi tu m’écoutais dans un silence que je sentais pétri d’admiration.
J’avais encore beaucoup de choses à te confier, mais une main s’est posée sur la mienne. Une grosse main velue qui m’a retiré sans effort le combiné des mains. Je n’ai pas pu te dire au revoir, car l’intrus avait déjà raccroché. La rue, le soleil, les odeurs, tout s’est brouillé, puis tout a disparu. J’étais revenu à l’hôpital. Sans doute ne m’en étais-je jamais sauvé. Face à moi, l’infirmier secouait sa grosse tête avec réprobation. Je n’avais pas pris mes médicaments. Il fallait que je les avale sur le champ, sinon, mon esprit serait de nouveau le jouet d’illusions plus vraies que nature.
Un instant, j’ai envisagé de désobéir et de m’évader, cette fois pour de bon. Puis je me suis souvenu que toutes mes tentatives s’étaient soldées par des échecs, parfois cuisants. Alors j’ai pris mes pilules et je suis retombé dans mes rêveries où le temps est immobile, où j’erre sans fin, loin de ces quatre murs où s’enferment mes espoirs. Un sourire idiot plaqué sur le visage, je suis là sans être là. Mais derrière les barreaux de ma cage je t’ai entendu Jean-Jacques. J’ai entendu cette chanson que tu as écrite pour moi, celle qui raconte cet autre chemin qui est le mien.