Pourquoi cette pluie ?

Derrière les notes

Les rues d'Alger ont cette odeur d'humidité et de poussière, même sous un soleil implacable. Pourtant, ce matin, le ciel est étrangement voilé.

Elle marche, les épaules légèrement voûtées sous le poids de l’attente. Chaque pas résonne sur les pavés fatigués de la ville, dans ces ruelles qu’elle arpente depuis trois ans, cherchant un signe, une réponse, un visage. Celui de Yacine.

Il était parti un matin. Comme tant d'autres. Un rendez-vous, une course rapide, un prétexte qui sonnait comme une promesse de retour. Et puis, le silence. Les jours ont passé. La peur s’est installée. La rumeur l’a rattrapée, acide, insoutenable : "Ils ont emmené ton mari."

Mais qui, "ils" ? L'armée ? Une milice ? Un groupe armé ? Personne ne sait. Ou plutôt, tout le monde fait semblant de ne pas savoir.

Elle a cherché, demandé, supplié. On lui a répondu par des regards fuyants, des phrases brisées, des portes qui se ferment doucement, par peur. "Oublie-le", lui a-t-on soufflé. Mais comment oublier quand on aime ?

Les jours sont devenus des semaines, puis des années.

Dans le petit appartement, une assiette supplémentaire reste posée sur la table à chaque repas. La veilleuse du balcon, elle ne l’éteint jamais. Une lumière pour guider son retour.

"Maman..." murmure son fils aîné, Hakim, un soir, tandis qu'elle dépose un bol de soupe sur la table. "Il ne reviendra pas... Tu le sais, non ?"

Elle serre la louche entre ses doigts, les jointures blanchies par l’effort. "On ne sait pas, Hakim. Tant qu'on ne sait pas, on espère."

Il ne répond pas. Il baisse les yeux. Lui, il a compris.

Les autres femmes du quartier ne lui parlent plus trop. Elles baissent la voix quand elle passe. Peut-être par compassion, peut-être par crainte d’être associées à son combat silencieux.

Puis la police est venue. Deux hommes en uniforme, un troisième en civil. Assis dans le salon, un café devant eux, le plus vieux a pris un air las :

"Madame, ces recherches que vous menez... Il faut que ça cesse."

_"Pourquoi ?" _a-t-elle demandé, le menton levé.

"Pour vous. Pour votre famille. Il n'y a rien à trouver, rien à savoir. Vous voulez avoir des ennuis ?"

"J'ai déjà des ennuis."

L'homme a soupiré, puis s'est levé. "On vous aura prévenue."

Elle savait ce que cela signifiait. Un avertissement. Une menace déguisée en conseil. Mais comment abandonner ? Comment tourner la page alors que les pages, justement, lui manquent ?

Les nuits où elle ne trouve pas le sommeil, elle cherche ailleurs. Dans ce qui ne trompe pas. Le Livre.

Elle l’ouvre avec respect, effleure les pages du bout des doigts. Un guide, un refuge.

Les versets lui murmurent des vérités qu’elle peine à accepter. Cherche les réponses à ta question.

Elle ferme les yeux, laisse les mots résonner en elle. Elle a toujours cru. Mais croire suffit-il, quand le silence est si long ?

Elle cherche le trait d’union entre ce qu’elle sait et ce qu’elle ignore. Entre son cœur et sa raison. Entre sa douleur et la paix qu’elle convoite.

Puis une phrase, simple, l’arrête. "Les endurants auront leur pleine récompense sans compter."

Elle repose le Livre, le souffle ralenti. Peut-être que sa foi n’a pas pour mission de lui donner des réponses. Mais de lui apprendre à attendre différemment.

10 novembre 2001. Le ciel s’ouvre sur Alger.

D'abord une pluie fine, puis des torrents d’eau qui se ruent sur la ville. Bab El Oued suffoque sous les trombes d'eau, les rues deviennent des rivières boueuses. Les gens fuient, grimpent sur les toits, crient. La pluie frappe, inarrêtable.

Elle se tient sur le pas de sa porte, la robe trempée, les cheveux collés au visage. Et dans cette tempête déchaînée, elle croit voir Yacine.

Il est là, à quelques mètres. Son regard s'accroche au sien, et elle sent son cœur hurler.

"Yacine !"

Elle se jette en avant, marche dans l'eau jusqu'aux genoux, tombe, se relève. Mais quand elle y arrive enfin... il n'y a plus rien.

Juste la pluie.

Les jours passent. Les morts sont enterrés. Certains corps ne seront jamais retrouvés.

Elle comprend enfin. Ce n'était pas Yacine. Ce ne pouvait pas être lui. C'était son illusion.

Le ciel a pleuré pour elle. Les larmes qu'elle refusait de verser.

Un matin, dans une rue détrempée, elle croise une femme. Une mendiante, assise sur le trottoir, un enfant aux grands yeux blottis contre elle.

"Que fais-tu dans la rue ?" demande-t-elle, sa voix plus douce qu'elle ne l'aurait voulu.

"Mes fils et mon mari sont partis un matin... Aucun n'est revenu."

Elle sent sa gorge se nouer. "Pourquoi cette pluie ?"

La mendiante relève un regard profond, ocre comme la terre après l’averse. "Cette pluie, tu vois, ce sont des pleurs pour les yeux des hommes."

Elle fronce les sourcils. La mendiante continue :

"C'est pour leur donner des larmes. Depuis trop longtemps elles ont séché. Les hommes n'oublient pas les armes, quand ils ne savent plus pleurer."

Le vent se lève, soulève la poussière humide. Elle inspire profondément. Et puis, enfin...

Elle pleure.

Coule pluie, coule sur nos fronts.