Que des mots
Derrière les notes
. . . J’ai rencontré un homme, la semaine dernière. Charmant, attentionné, et tout à fait mon genre physiquement. Il s’intéresse à la musique et m’a demandé de chanter pour lui une fois, quand il a vu que je fredonnais de temps en temps. Je ne savais pas quoi choisir, mais il m’a demandé quelque chose de clair et haut, qui va chercher dans les aigus. Son regard brillait, je pense que ça lui a plu.
. . . Ça fait deux mois maintenant ; je pense à lui presque tout le temps. Hier nous avons mangé au restaurant et c’est lui qui a pris ma commande à la serveuse. Bon, il était sans doute sous le coup de l’enthousiasme comme moi, et ne s’est pas rendu compte qu’il s’était trompé en annonçant un plat que je n’avais pas choisi, mais pas grave. Je n’allais pas chipoter, le cadre était splendide. Et puis la nourriture était plutôt bonne. Il m’a invitée ensuite chez lui et j’ai eu droit à une superbe soirée. Mon amour, je t’offrirai mes îles au trésor.
. . . Il m’a proposé que l’on vive ensemble, au détour de notre promenade au bord de l’eau. Ça m’a fait plaisir qu’il ressente la même envie que moi ; je n’osais pas lui demander bien que ça faisait longtemps que j’en avais envie… Il y a juste le point de mes études, qui est un sujet compliqué. Il m’a garanti qu’il saurait pourvoir à nos besoins, que je pouvais compter sur lui, et que je n’étais vraiment pas obligé de les continuer.
. . . Ça y est, nous avons franchi un cap ! Les valises sont posées dans notre nouveau chez-nous depuis ce matin. Il m’a invitée à une comédie musicale de grand prestige pour fêter ça, c’était magnifique mais ça a dû lui coûter une fortune, je ne sais pas comment le remercier. Par contre, je ne sais pas trop comment je vais faire pour jouer régulièrement, il y a assez peu d’espace dans les pièces pour le matériel. Je lui ai proposé de me faire une petite place dans le garage, où il a l’habitude de répéter, mais il a dit qu’on risquerait de se gêner l’un l’autre. Moi, ça ne me dérangerait pas qu’on joue tous les deux, mais il a sans doute raison. Les artistes doivent avoir leur cocon de tranquillité, ça pourrait perturber la fibre créatrice. Il joue beaucoup, je l’entends parfois le soir. Cela dit, ça me laisse du temps en plus pour composer et chanter.
. . . Il s’est passé quelque chose d’assez inhabituel hier, et j’avais besoin de l’écrire. En rentrant de Châtelet, où j’avais passé la matinée à chanter dans le métro comme d’habitude, je l’ai trouvé énervé. Du genre très, très énervé. Il m’a crié dessus pour la première fois, et je n’ai pas compris pourquoi avant de tomber par erreur sur une lettre de refus suite à une audition. Je sais qu’il en passe très souvent, dès que l’occasion se présente, mais c’est la première fois qu’un échec le met autant en rogne. Il a de grandes ambitions, mais se met en panique à chaque fois la veille de son passage. De ce que j’en sais, c’est la sixième où il revient bredouille. Il faut avoir patience, mon chéri, ces choses-là prennent du temps. J’espère qu’un jour, nous connaîtrons tous les deux le succès. Je ne lui en veux pas, c’est normal d’en avoir assez et de se sentir dévalorisé quand les autres nous rejettent.
. . . Il m’a demandé de ne plus aller me produire à la station. De prendre plutôt un petit boulot de serveuse, caissière, ou je ne sais quoi pour gagner ma croûte. Parce que la musique ne me rapporte rien. C’est vrai que, financièrement, c’est un peu compliqué, les gens donnent quelques francs mais pas bien plus. À peine de quoi acheter quelques sandwichs une fois le partage fait entre les membres de mon groupe. Sauf que ça représente bien plus pour moi qu’un simple moyen de gagner de l’argent, la chanson, j’adore ça. C’est l’un des sels de ma vie, je ne peux pas l’abandonner comme ça. Déjà que je ne peux plus trop jouer de musique. Il a accepté, plutôt à contrecœur, de me céder un angle dans le bureau pour que j’y entrepose ma guitare et mon pupitre à partitions. C’est déjà ça ; au moins, je peux continuer à m’entraîner. Le reste est au placard, je ne peux pas le laisser sorti, ça mange la place. Il ne me demande plus de jouer ou de chanter pour lui, comme avant, c’est dommage. J’aimais bien ces petits moments le soir, à la lueur des bougies. Ça avait quelque chose de spécial. Mais la période veut ça, aussi. On est un peu sur des charbons ardents pour boucler les fins de mois. Je devrais peut-être prendre un travail supplémentaire, il a raison. Ça l’apaiserait pour l’avenir.
. . . J’ai rencontré un Monsieur qui est venu me voir directement dans le métro. Un chanteur en vogue, qui m’a invitée à boire un verre. Il a dit qu’il cherchait une artiste pour un duo, qu’il avait entendu un extrait de ma voix par le saxophoniste de mon groupe (quel cachottier, celui-là !), et qu’il avait aimé. J’ai le trac, parce que si je continue à chanter, c’est en cachette. Mon homme n’a toujours pas changé d’avis à ce sujet. Et j’aimerais vivre pleinement ce moment, que mon destin m’appartienne. Je n’ai pas envie de me cacher pour vivre ma passion. Je lui en parlerai. En attendant, le chanteur m’a donné rendez-vous d’ici quelques jours, dans son studio d’enregistrement. J’ai à la fois si hâte et tellement peur…
. . . Je viens d’apprendre que j’étais enceinte. C’est le choc, parce que bien que je désire ardemment ce bébé, ce n’est vraiment, VRAIMENT pas le moment. C’est trop tôt. Mais ces nausées à répétition, ça ne trompe pas. Ma mère m’avait raconté avoir eu les mêmes. J’en sais suffisamment, mon corps en sait suffisamment. Maintenant, ma crainte, c’est sa réaction quand il apprendra ça. C’est pourtant un départ si prometteur, un renouveau. Mon chéri, reviens, on recommence à zéro.
. . . Il veut que j’interrompe cette grossesse ; il dit que c’est trop tôt et que nous aurons l’occasion d’ici quelques mois, trois ans maximum. Le temps que le succès frappe à sa porte et qu’il ait de quoi offrir une vie de rêve à son fils ou sa fille. Ça me brise le cœur. J’ai voulu également profiter de cette annonce pour lui glisser que j’avais potentiellement trouvé un contrat avec un chanteur, qui avait apprécié ma voix, mais c’était sans doute une erreur de tout réunir. Nous nous sommes disputés violemment et après avoir cassé quelques assiettes et le broc d’eau, il m’a frappée au visage. Deux fois. Il m’avait déjà fait mal à l’épaule il y a quelques jours, mais j’avais mis ça sur le compte de sa maladresse due aux bières qu’il avait bues ce soir-là avec ses amis. Là, il est sobre. J’espère qu’il changera d’avis, je veux garder ce petit. Toi, mon bébé que je connais pas encore. Je te tiendrai la main à chaque fois que tu auras besoin de moi, je te le promets. Je ne t’abandonnerai pas.
. . . Les choses vont pour le mieux, heureusement. Ça s’est très bien passé avec le chanteur, qui va donner suite, et mon homme commence à digérer les nouvelles et se calmer. Il ne m’a pas empêchée d’y aller mais m’a demandé si je pouvais parler de lui, de sa musique. J’ai accepté, mais je n’ai pas vraiment pu le placer dans mes conversations avec les artistes que j’ai rencontrés. En plus, là, le chanteur recherchait vraiment une figure féminine pour le duo, donc pas d’intérêt pour un nouveau musicien. Mais on verra pour la suite.
. . . Je n’ai pas eu beaucoup de temps ces dernières semaines pour tenir ce journal, mes journées sont très prises entre le travail, tenir la maison, et la fatigue qui s’accumule. L’autre jour, il m’a crié dessus pour une broutille, alors que je me reposais et qu’il y avait du désordre. Je comprends qu’il soit fatigué, mais il n’est pas le seul. Et lui ne se trimballe pas un ventre toute la sainte journée, tous les jours. Je dors de plus en plus mal, le stress me ronge. Il faut que je me calme, ce n’est pas bon pour le bébé. Lui s’agite de partout, me réplique que c’est de ma faute si je suis dans cet état, que si je l’avais écouté, je serais en forme. C’est sans doute vrai, que c’était beaucoup trop tôt. Mais pourquoi je ne regrette pas d’avoir pris cette décision ? En tout cas, j’ai diminué le rythme. Je ne vais presque plus jamais chanter dans le métro, ni même sortir avec des amis.
. . . Il a recommencé cette nuit. J’étais en train de dormir quand il est venu dans ma chambre et m’a réveillée en sursaut en me secouant. C’est la première fois que je ressens ça. La peur. Il ne m’inspire plus cette sérénité comme à nos débuts, maintenant, j’en viens à craindre de me trouver dans la même pièce que lui. De lui parler, même pour un sujet plaisant. Il m’envoie paître, j’ai l’impression qu’il ne me supporte plus. Il n’arrive pas à gagner plus et me dit que c’est ça le problème, alors il fait des heures supplémentaires, au point de s’en rendre malade. Cette angoisse finira par nous tuer tous les deux. Je pourrais demander à des proches de nous dépanner, mais j’ai peur du délai qu’il y aura avant que je ne puisse les rembourser. C’est beaucoup de dépenses, un enfant.
. . . J’ai accouché il y a trois jours. Légèrement prématuré mais Dieu merci, il est en bonne santé. Moi qui ne dormais plus beaucoup, là, j’en suis quasiment aux nuits blanches avec le petit qui réclame. C’est un garçon, il est magnifique. Il a les mêmes yeux que son père, mais j’espère qu’il saura mieux gérer les situations difficiles que lui. Je prends sur moi et ne bronche pas. Son père, d’ailleurs, s’en est un peu occupé à la naissance et est plutôt calme avec lui. J’espère que la paternité lui fera du bien, à lui et ses nerfs. Tenir notre garçon et le regarder est la plus belle chose qui nous arrive à tous les deux. Je lui pardonne ses quelques débordements, qui ont sans doute trouvé une fin avec l’arrivée au monde de notre merveille.
. . . Je me suis trompée du tout au tout. Comme je m’en veux. Impossible de continuer mon art avec le bébé qui me prend tout mon temps libre, et son paternel ne m’aide pas. Au contraire, une fois l’euphorie des débuts passés, il a commencé à crier sur son fils et sur moi, à nouveau. Je me sens mal, et mon bébé le sent. Il est sans cesse malade du ventre, et moi je ne sais pas quoi faire pour l’apaiser. Pour les calmer tous les deux. Je n’avais jamais rêvé que l’amour puisse ressembler à la guerre.
. . . Je peux à peine tenir le stylo tellement j’ai mal aux doigts. Il m’en a cassé un hier, en m’explosant la main contre un mur. Le bébé hurlait et je n’arrivais pas à le calmer. Les voisins s’étaient plaints la veille, et il a encore passé un cap. Il m’a rouée de coups comme il ne l’avait jamais fait. Seule ma figure a été épargnée. Je souffre de partout. En me regardant dans le miroir, j’ai vu des bleus de la taille d’une orange. Ça m’a terrifiée encore plus. Si jamais il levait la main sur mon fils, je n’aurais même pas la force de le protéger, que Dieu nous garde… Mes os me font mal, les larmes continuent à couler.
. . . C’est décidé, nous partons dès demain matin, mon fils et moi. Cet homme se débrouillera seul pour la suite, mais je ne peux plus supporter ça. Je suis à bout. Toutes ces promesses, ces belles paroles, c’était du vent, des mots. Du faux. Demain matin, je lui annoncerai notre départ. Mon amour pour lui s’est mué en désespoir. C’est dommage pour mon petit bout de chou, mais il saura tout quand il sera plus grand. Je lui expliquerai, le jour où il sera en âge de comprendre, et que j’aurais la force de lui expliquer.
Les notes s’arrêtaient ici, rien que des pages blanches à la suite de ces derniers mots. Et quelques traces rondes d’humidité, sans doute de pleurs tombés sur le papier. L’agent de police remit le journal intime dans la caisse des pièces à convictions. Quarante-huit coups de couteau, c’était cher payé pour une rupture. Lui, avec un peu de chance, il s’en tirerait avec cinq ans derrière les barreaux. Et quant au gamin… On aurait pu souhaiter qu’il ait un meilleur départ que cela dans la vie, mais le destin pouvait se montrer tellement cruel, parfois.