Quelque chose de bizarre

Derrière les notes

À chaque cahot que subissait le train, le petit carton couleur carmin sautillait dans ma main.

— Parkinson ? Me dit-elle.

— Jack Daniels, répondis-je.

Assommé par l'alcool, je ne l’avais pas vue s’installer en face de moi. Je redresse mon museau : un énorme bouquet de chrysanthèmes dévore sa silhouette :

— Vous avez le sens de la fête, dis-je en pointant le bouquet.

Deux amandes effilées couleur azur me scrutaient depuis derrière les pétales. La silhouette était frêle, l’aura imposante.

— Ce sont mes préférées.

— Une occasion spéciale ?

— Le décès d’un ami.

— Trinquons à votre ami alors !

— Je ne bois plus.

— Vous avez raison, c’est mauvais pour la santé, dis-je avant d’avaler une lichette du divin nectar. — Ce mois de novembre semble en déshérence, vous ne trouvez pas ?

— Vous en avez, de jolis mots.

— Abandonné, comme un chiot perdu au bord d’une route déserte.

Qu’est-ce qu’elle entendait par là ? Je devais me rendre à l’évidence, depuis des semaines plus rien n'avait de sens. Comme si le monde s’était subtilement réagencé sans que personne ne me prévienne. Chute du haut de l’échelle, le cadre de photo de mariage des parents pulvérisé sous le poids de ma carcasse. Il m’arrivait encore parfois d’entendre la voix de papa me susurrer à l’oreille que je n’étais qu’un bon à rien. Maman riait toujours quand je faisais des bêtises, aucune once de méchanceté chez elle. Peut-être était-ce ce qui l’avait perdue en fin de compte. Pourquoi avait-elle fini par ouvrir cette fichue porte ? Elle devait pourtant savoir ce qui l’attendait derrière.

J’étais en nage, ma chemise en flanelle adhérait à ma peau comme du papier tue-mouche. Dans l’enceinte du wagon, une foule compacte agrégée en bitume, visages suintants, cireux. Un mois plus tôt, l’invitation dans ma boîte aux lettres :

"Vous avez l’honneur d’être invité à une fête de non-anniversaire le 17 novembre à 15h42 et 33 secondes, prenez la locomotive de 11h11 qui vous emmènera au lieu-dit de Nulle part."

Au départ, j’avais cru à un canular, mais après une recherche poussée dans la pile de cartes poussiéreuses de papa, force était de constater que le lieu dit nulle part existait bel et bien.

— Vous semblez absent.

— J’ai toujours été distrait, maman le répétait souvent à qui voulait l’entendre.

— Vous étiez trop distrait pour vous en rendre compte ? Dit-elle en ricanant.

Je desserre mon nœud de cravate, les questions ça me fait suffoquer.

— Où vous rendez-vous ?

— Nulle part, dis-je d’un ton laconique.

— Nous allons au même endroit.

— Nulle part un endroit ? Vous en avez de bonnes…

— Un envers alors ?

— Il y a quelque chose de bizarre, vous ne trouvez pas ?

Elle me tend son mouchoir, je ne la regarde pas ; j'ai bien trop peur d’une effusion soudaine. Crachotis électriques dans le haut-parleur : "Terminus tout le monde descend, votre train est arrivé à sa destination : vous êtes arrivés en gare de Nulle part."

Je titube jusqu’à la sortie et manque de m’étaler en dévalant les trois marches qui séparent le wagon du sol. Dehors ça pue l’anthracite. Décor croqué au fusain, rêves à jamais envolés. Je marche courbé sur moi même, comme ces petits vieux pliés en angle droit portant tous les fardeaux du monde sur leurs épaules. Sur le parvis de la gare, des enfants jouent au foot avec une balle en chiffon, des badauds traînent la patte en scrutant l’éther de leurs yeux vides. J’entends des pas dans mon sillage, ma voisine de wagon chemine juste derrière moi. L’impression d'avoir un chien en laisse, sans laisse. Esprit grésillant de confusion, connections qui n’aboutissent pas, parasitage, pieds mus par une volonté étrangère.

— J’ai oublié votre prénom, dis-je en me retournant vers l’inconnue.

— Vous ne me l’avez jamais demandé, je m’appelle Azalée.

— Azalée, j’ai peur.

— Allons bon, un grand garçon comme vous, dit-elle tout en me donnant une pichenette sur le haut de l’épaule. Il y a quelque chose de familier dans son visage toutefois impossible de la remettre : souvenir qui met les voiles au sortir d’un rêve, mémoire butant contre la fuite en avant du songe. Laisse tomber ! Un mois de novembre hors catégorie : mille langues de feu me transpercent l’épiderme pendant que mon âme grelotte. Par réflexe, je serre la ceinture de mon pardessus. Je peux le sentir cet hiver de cendres en approche : aucune issue.

Guidés par l’invisible, nous nous mettons en route. Et je traîne, et je ne peux m’empêcher d’observer la frondaison en forme de ramures de cerfs, le vol des oiseaux de mauvaise augure aux croassements perçants. Papa se moquait souvent de moi, me traitant de lent devant tout le monde. Raillerie qui avait pour don de mettre maman dans tous ses états. Le visage empourpré et en sueur, elle se mettait alors à gesticuler dans tous les sens pour démontrer à mon géniteur que ma nonchalance n’était en réalité qu’une forme de contemplation. Sa mollesse ? Contre-attaquait il d’un ton farouche : un rapport différent au temps. Finissait par conclure maman, de guerre lasse.

Invariablement, papa haussait les épaules avant de retourner dans son antre.

Devant la gare, un terrain vague. Aux confins de ce no man’s land : une forêt, bruissante, absente à elle-même. Il y a un mystère incontestable des feuilles qui s’ébrouent sous l’effet du vent. Enfant, fasciné par leur babil étrange, je m’étais convaincu d’être leur confident unique, auquel elles révélaient tous les secrets oubliés du monde. Elles tremblent, me murmurent de vider mon cœur de toute crainte. Azalée me dépasse en prenant ma main au passage, sa peau n’est ni vraiment fraîche, ni vraiment chaude : umami tactile.

Au loin, des chants : incantations odieuses et pourtant apaisantes. Le signe : un rayon de lune éclairant l’orée de la forêt comme une poursuite de théâtre. Nous nous enfonçons dans la vieille futaie, le sol est glissant, je manque encore une fois de tomber. L'atmosphère humide m’enivre de ses senteurs de menthe. Nous marchons à en perdre toute notion du temps, le silence est notre cocon. Halte ! Mes poumons sont sur le point d’exploser, une transpiration rance aux relents d’éthanol s’exhale de mes pores. Quel souvenir ai-je de ce dernier matin ? Ça palpite dans mon cerveau, ça s'affole, dérèglement soudain :

— Azalée, où allons-nous ?

— Tout va bien se passer.

— J’ai du mal à me souvenir, j’ai l’impression d’être né ce matin.

— Nous sommes bientôt arrivés.

Nous nous engageons sur un sentier dérobé avec la lune comme seule camarade de route. Je sors ma flaschette pour me remonter le moral mais la dernière goutte a été bue il y a fort longtemps. Au cœur du sous-bois pas le moindre bruit, ni de renard glapissant, ni de pie jacassante. Seulement le bruit de nos chaussures écrasant des brindilles, estomaquant la mousse, étalant la boue sur elle-même. Et puis soudain je vis la silhouette du premier se détacher en halo de derrière une fougère. Fondu dans les ombres des feuillages, un deuxième surgit peu de temps après. Bientôt, une congrégation de laissés pour compte arpente la forêt en silence à nos côtés : des vieux, des jeunes filles, des borgnes, des éclopés, des bien habillés, des bien-portants, des brindilles décharnées au seuil de l’agonie.

La clairière enfin ! Azalée tire avec vigueur sur ma main pour m’en faire franchir le seuil qui se transforme en un rempart infranchissable. Frissons irrépressibles, je me cache derrière un hêtre grassouillet.

— Je vous vois, vous savez ? s’exclame Azalée d’un ton rieur.

— Je n’arrive plus à bouger.

— Ce n’est pas parce que vous ne voulez pas voir les choses qu’elles cessent d’exister.

— Que faisons-nous ici ? Nous devrions rebrousser chemin.

Mon cœur se recroqueville tandis que je pense à maman, à son nez minuscule enfariné lorsqu’elle confectionnait ses délicieux roulés à la cannelle. J’en mangeais trois d’affilée, toujours. Puis papa me grondait en me traitant de dodu dindon. Avec cette manière bien à lui, un peu ridicule certes, de prononcer les deux D comme s’il était un lord anglais déshérité. Qu’est-ce que ça me faisait rire ! Lui un peu moins. À cet âge, on n'a pas encore conscience de la violence des mots. Candeur et innocence nous servent de rempart contre la violence du monde et de nos congénères. J’avais perçu dans la pupille de maman cette lueur caractéristique annonciatrice de malheurs à venir. L’instant implacable d’avant la chute, avant l’ouverture de la porte, avant qu’ils n’entrent avec leurs fusils et leurs brassards, irrigués par leur mépris, drapés dans leur haine arrogante. Je fus le seul survivant ; dette impossible à payer.

— Nous y sommes, murmure Azalée tout en me caressant la joue comme si elle m’appliquait l’extrême onction. Au contact de sa peau, un picotis de joie mélancolique me chatouille le sternum, mon cœur est au bord de l’implosion.

— Lâchez ma main, je suis prêt, lui dis-je, résolu.

Azalée rejoint alors la cohorte tandis que les chants s’intensifient. Le concert terminé, ils se disposent tout autour du cratère en bons soldats zélés. Leurs orbites vides sont dirigées vers le trou duquel finit par émerger une silhouette encapuchonnée. Je laisse échapper malgré moi un éclat de rire : pas un ne bronche. La scène respire le grand guignol, le grotesque. Une voix efface le silence : Venez, nous vous attendions, ce soir vous n'êtes pas en retard.

— Ce soir… pas en retard… Suis-je déjà venu ? Pensé-je.

"Ce soir je ne suis nulle part en retard - nul soir je ne serai en partie en retard - en retard c’est nul, soir !"

Et voilà que ça recommence, tout tourne dans ma tête, ça cherche une sortie alors que ça vient juste d’y entrer. Fils qui s’entremêlent dans la boîte à penser : un bouquet de serpents enragés à la recherche de leur proie. Quelque chose toque à la porte mais j’ai peur de laisser l’intrus en actionner le loquet. N’essaye plus de comprendre, me dis-je. 1,2,3,4 inspire : un filet d’air frais me chatouille les narines. 1,2,3 expire : mes poumons se vident avec lenteur, arrachant avec peine chaque millimètre. Puis, dans cette vacuité propre à la perte de sens, une délicieuse sérénité reprend la place qu’elle aurait toujours dû occuper.

Au loin, je distingue Azalée qui quitte sa place au sein du cercle pour se diriger vers le théâtre des opérations. Une fois arrivée, elle dépose le bouquet de chrysanthèmes au sol puis me fait signe de les rejoindre. Les choristes se mettent alors à se balancer d’avant en arrière. Leurs chants gutturaux issus d’un autre âge enflent jusqu’à en aller palper le firmament. Des nuages replets enveloppent la lune échouant à repousser cette chaleur de tous les diables. Ma sueur grasse agglomère tout sur son passage, alors je me déshabille et c’est nu comme un ver que je m’avance vers le singulier duo. Au cœur du cratère, Azalée et la silhouette de carnaval se tiennent une baignoire pleine d’un liquide épais qui, sous les reflets de la lune, ressemble à s’y méprendre à du sang. J’y trempe les doigts et, la viscosité moite, loin d’être attirante de prime abord, se révèle en fin de compte plutôt agréable. Azalée m’invite à prendre le bain : rien d’autre à faire alors j’y plonge. Ce n’est que lorsqu’on repose au fond du trou qu’on acquiert la certitude que les choses ne peuvent empirer non ? Aurais-je trouvé la foi ?

Pendant que je barbote, Guignol enlève sa capuche et les chants cessent : Dodu dindon ! s’écrie-t-il, moqueur. Le visage est ravagé par les rides, l’expression s’est adoucie. Pleuvez mes larmes ! M’écriè-je tandis que le visage d’Azalée mute en un masque électrisé par le chagrin. Qu'il est étrange de regarder quelqu’un pleurer ! Gêne et fascination entament un pas de deux asynchrone, l’un disputant à l’autre sa place de meneur. Poésie de la faille béante, incarnation de la brèche qui finit par céder sous l’assaut de l’émotion. Chez moi la gêne gagnait toujours par KO, mes émotions acculées dans les cordes, finissaient toujours au tapis. Mais pas cette fois, cette fois, quelque chose circule à nouveau en moi, un courant puissant, dévastateur, implacable. Serait-ce la joie ? Cette fois-ci la tristesse défigurant le visage d’Azalée ne me révulse pas. ses larmes ont quelque chose de réconfortant. Elles s’élancent pour guérir le monde dans un grand mouvement d’absolution cosmique dont je suis le principal destinataire.

Liaison neuronale rétablie, élan d’énergie issu du néant. Je sais qui je suis, je suis déjà venu ici ! Nulle part n’est nul autre que le frère jumeau de partout ; aleph invisible aux yeux des non initiés. Azalée dépose un baiser chaste sur mon front dégoulinant, papa m’ébouriffe les cheveux en souriant. Je m’immerge dans le plasma primordial : enfin partir je peux...