Rémi
Derrière les notes
Je fais les cent pas devant la gare.
Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai : j’en suis à cent-soixante-deux. Je les compte. Deux fois. Comme si additionner les allers-retours pouvait me donner du courage. Les voitures passent dans un souffle humide, les gens sortent, entrent, se prennent dans les portes automatiques, traînent des valises qui boitent derrière eux. Je regarde l’horloge : dix-neuf heures quarante-trois. On s’est donné rendez-vous à quarante-cinq.
Je vérifie encore une fois sur mon téléphone.
"Carbone14 – 19h45 – Devant la gare, côté bus.”
Une partie de moi a envie de disparaître dans le bus le plus proche, ne pas vérifier la destination, juste valider un vieux réflexe : fuir avant d’être rejeté. L’autre partie reste plantée là, obstinée, comme si mes chaussures s’étaient soudées au trottoir.
Ma main tremble. J’essaie de respirer. Je me répète que ce n’est qu’un rendez-vous. Un mec, une gare, un vendredi soir. Tout le monde fait ça. Il n’y a rien d’extraordinaire.
Sauf que, pour moi, si.
Je repense à la question qu’il m’a posée la première fois, sur le site.
"Tu préfères qu’on se rencontre vite ou qu’on prenne le temps ?”
J’ai répondu : "Laisse-moi un peu de temps.”
Il a mis juste : "Ok, j’ai tout le temps qu’il faut.”
Ça m’a touché plus que tout le reste. Plus que ses photos, son humour un peu geek, sa manière de s’enthousiasmer pour n’importe quoi, de la musique à la cuisine. Quelqu’un qui me laisse du temps, sans me presser, sans me dire que c’est maintenant ou jamais. J’ai gardé ce message précieusement. Je l’ai relu pendant des semaines.
Et me voilà. Côté bus. Vendredi soir. Avec son prénom qui clignote sur mon écran.
Je lève les yeux vers la vitre du kiosque à journaux. Mon reflet me renvoie un visage que j’ai fini par apprivoiser : barbe naissante, mâchoire qui s’est affirmée, sourcils un peu plus épais, cicatrice discrète au-dessus de la lèvre. Le bonnet masque mes cheveux courts. Sous la doudoune, il y a un t-shirt qui souligne à peine les muscles dessinés par la salle de sport. Rien d’extraordinaire, encore une fois. Un gars de dix-neuf ans qui attend un rencard.
J’esquisse un sourire. Je teste mon prénom sur mes lèvres :
— Rémi.
Ça sonne toujours un peu comme un miracle.
Quand je suis né, je ne m’appelais pas Rémi.
Je suis né dans un appartement au troisième étage d’un immeuble sans ascenseur, entre une voisine qui criait sur son chien et un voisin qui criait sur sa télé. L’hiver, les murs transpiraient le bruit. L’été aussi.
On m’a mis des couettes sur la tête avant même que j’aie des souvenirs. Sur les photos de famille, il y a ces élastiques avec des petites fleurs, des robes à smocks, des collants qui grattent. Je suis toujours en train d’essayer d’enlever quelque chose : un ruban, un serre-tête, une barrette qu’on vient de m’enfoncer dans les cheveux.
Je ne saurais pas dire quand j’ai su que j’étais un garçon. C’est comme l’air : on ne se souvient pas du moment précis où on a respiré pour la première fois, on sait juste qu’on ne peut pas s’en passer. Je regardais les garçons à l’école, leurs gestes, leurs baskets sales, leurs genoux écorchés, leur façon de courir sans qu’on leur dise d’être "prudents”. Moi, on me répétait de ne pas tâcher ma robe.
— Tiens-toi droite.
— Croise les jambes.
— Sois jolie.
Je détestais ce mot. Jolie. On me le lançait comme un compliment, je le recevais comme une punition. Être "jolie”, ça voulait dire continuer à porter ces trucs qui n’étaient pas pour moi. Ça voulait dire ressembler à quelqu’un d’autre que moi-même.
J’ai essayé de négocier. De troquer une jupe contre un jean. De garder une seule couette, juste pour voir. Je me souviens d’une scène précise : j’ai six ans, ma mère veut m’acheter des bottes Hello Kitty. Je les regarde, roses avec des paillettes, et quelque chose se noue dans ma gorge.
— Je veux des bottes comme papa.
Des bottes noires, solides, qui claquent sur le trottoir. Ma mère rit, un rire fatigué qui sent la fin de journée.
— Toi tu es une fille, tu n’es pas ton père.
Je ne sais pas ce qui me blesse le plus : qu’elle dise "fille” ou qu’elle dise "ton père” avec ce ton-là. Je sais juste que j’ai envie de disparaître entre les rayons du magasin de chaussures, me noyer dans la pile de boîtes en carton.
Je finis par sortir avec les bottes roses. Sur la photo prise ce jour-là, je regarde l’objectif avec une expression que je ne comprends que maintenant : un mélange de résignation et de colère muette. À l’époque, j’appelle ça "être sage”.
Être sage, c’est se taire.
Mes parents se sont séparés peu de temps après. Je n’ai pas vraiment de souvenirs de leur amour, seulement de leurs guerres. Des portes qui claquent, des reproches qui tournent en boucle. "Tu ne fais jamais” ceci, "tu n’es jamais” cela. J’ai vite compris que "jamais” est un mot plus dangereux que tous les couteaux de la cuisine.
Le jour où mon père a déménagé, il a emporté avec lui les bottes noires que j’aimais tant, celles que je lui piquais parfois en cachette pour faire quelques pas dans le couloir. Je me souviens de bruit de la porte qui se referme, du couloir soudain trop grand, et de ma mère qui dit :
— Eh bien voilà, on est tranquilles.
Je n’ai jamais réussi à savoir si elle parlait de lui ou de moi.
Les week-ends chez mon père ont commencé comme des vacances. Il habitait un peu plus loin, dans une petite maison avec un jardin qui sentait la pelouse coupée. Avec lui, je pouvais mettre des pantalons, grimper aux arbres, faire des cabanes. Il me lançait des ballons que je rattrapais de travers, il riait en disant :
— T’es pas très douée pour ça, hein, mais on s’en fout.
Il ne disait pas "t’es une fille”, il disait juste que je n’étais pas douée, ce qui me paraissait presque gentil.
Puis il y a eu ce week-end-là.
J’ai neuf ans. Il me dit qu’on va "voyager”, que j’ai besoin de connaître le monde. Ma mère proteste, ils se crient dessus devant la porte, comme d’habitude. Sauf que cette fois, il insiste, montre un papier avec un tampon officiel. Je n’y comprends rien. On finit par partir avec une petite valise.
Je suis excité. Je n’ai jamais pris l’avion.
À l’aéroport, tout devient flou : les annonces dans les haut-parleurs, les panneaux lumineux, les gens pressés. On passe un contrôle. Mon père remplit des papiers, parle une autre langue que je ne comprends qu’à moitié. À un moment, il se penche vers moi :
— Écoute. Là-bas, tu ne dis pas que tu t’appelles comme ici. Tu t’appelles…
Il me donne un autre prénom, un prénom que je n’aime pas non plus, mais pour une autre raison : ce n’est pas le mien, ce n’est même pas celui qui m’a été imposé à la naissance. C’est un prénom de camouflage. Une identité pliable.
— Pourquoi ?
— C’est plus simple. Fais-moi confiance.
Je regarde ma photo sur le passeport. Je ne reconnais pas la petite fille qui me dévisage avec ses cheveux attachés trop serrés. Je me dis qu’au fond, qu’importe le prénom qu’on écrit en dessous, ce n’est déjà pas moi. Alors j’acquiesce.
Dans l’avion, je colle mon front contre le hublot. Les nuages ressemblent à des montagnes de coton. Je me dis que si je saute, je m’enfoncerai dedans sans me faire mal. Je ne sais pas encore que ce voyage va éclater ma vie en deux.
Le pays où nous arrivons a une langue que je ne parle pas, des maisons alignées comme des cubes de sucre, des gens qui m’embrassent en m’appelant par ce nouveau prénom. On m’inscrit dans une école. On me dit de dire que ma mère est morte, ou partie, je ne sais plus. On me demande de me raconter. J’invente. C’est étrange comme mentir peut être plus simple que dire la vérité quand on ne sait pas soi-même ce qu’elle est.
Sauf que, très vite, quelque chose ne tourne pas rond.
Mon père disparaît souvent. Il me laisse chez des gens qui deviennent soudain "tonton” ou "tata”. J’entends des conversations la nuit, des chuchotements, des projets de papiers, de travail, de régularisation. J’ai l’impression de faire partie d’une valise de contrebande, transportée de main en main.
Un jour, à l’école, une femme vient me chercher au milieu de la classe. Elle parle français. Elle dit mon prénom de naissance, que je n’ai pas entendu depuis des semaines. Je sursaute, comme si on m’avait giflé.
— C’est toi ?
Je ne sais pas quoi répondre. Elle répète plus doucement. Je finis par dire oui. Elle sourit avec une tristesse que je ne comprends pas.
— Ta maman t’attend.
Je rentre dans mon pays dans un avion différent, entouré d’adultes sérieux qui parlent de "procédures”, de "garde”, de "convention”. On me demande si mon père m’a fait du mal. Je dis non, parce que c’est plus simple, et aussi parce que je ne sais pas comment nommer ce qu’il m’a fait. M’arracher à ma vie, est-ce que c’est faire du mal ? Ou est-ce que c’est essayer de m’offrir autre chose ? Je suis trop jeune pour trancher.
Quand je retrouve ma mère, elle a les yeux gonflés, un bébé dans les bras. Elle m’embrasse partout, me serre trop fort, répète :
— Mon bébé, mon bébé, mon bébé…
Je ne suis pas son bébé. Je suis un petit garçon prisonnier dans un corps qu’elle ne voit pas. Et maintenant, il y a ce nouveau bébé qui pleure sur son épaule, une demi-sœur qui n’a rien demandé non plus.
On rentre à l’appartement du troisième étage. Il y a des nouveaux meubles, des nouvelles photos sur les murs. Comme si, pendant que j’étais ailleurs, ma vie ici avait continué sans moi. Je regarde les images : ma mère sourit à côté d’un homme que je ne connais pas, le bébé sur leurs genoux. Je suis absent de tout.
Je ne sais pas encore que ce sera comme ça souvent : ma propre histoire qui se déroule en coulisses, hors champ.
Je me réfugie dans ma chambre. Elle a changé aussi. On a retiré certaines choses, ajouté un lit parapluie pour le bébé. Sur l’étagère, les poupées que je n’ai jamais aimées prennent la poussière. Au sol, un tapis rose bonbon. Sur la table de nuit, un livre d’images que ma mère a dû acheter pour se convaincre qu’elle cochait les cases de la bonne maternité.
Je le pousse de côté. Je fouille dans le carton au fond du placard, celui qu’elle a visiblement oublié. Je tombe sur de vieilles bandes dessinées : Astérix, Lucky Luke, des tomes de Tintin cornés. Il y a aussi un roman, avec un vieux Monsieur barbu en couverture. Je déchiffre le titre : Les Misérables.
Je ne comprends pas tout, mais j’ouvre au hasard. Je tombe sur un passage où il est question d’un homme qui change de nom pour se racheter une vie. L’idée m’obsède. On peut donc, quelque part, tout recommencer ? On peut choisir qui on est, à force de volonté ?
Je lis tard dans la nuit, à la lumière d’une lampe de poche. Les mots deviennent des refuges. Je renoue avec le français. Je découvre d’autres mondes : des enfants qui se battent contre des monstres, des héros qui affrontent des tempêtes, des voyageurs qui s’attachent à un mât pour ne pas se laisser envoûter par des chants trop beaux. Je me reconnais dans ces histoires de travestissement, de métamorphose, d’île à quitter à tout prix.
À coup de livres, je commence à franchir des murs invisibles. Ceux de mon corps, de ma famille, de mon quartier.
Ma mère, pendant ce temps, enchaîne les compagnons. L’homme des photos disparaît. Un autre arrive, puis repart. Les prénoms se mélangent, se superposent. Certains crient, d’autres pleurent, la plupart boivent trop. Tous finissent par partir. Ma mère ne supporte pas d’être seule. Elle ne supporte pas non plus qu’on parte. Alors elle s’accroche, elle s’effondre, elle promet de changer. On dirait un feuilleton qui repasse toujours le même épisode.
Moi, je grandis au milieu de ça, en essayant de ne pas prendre trop de place. Je fais mes devoirs, j’obtiens de bonnes notes, je range ma chambre pour compenser le désordre de la sienne. On me complimente : "Elle est courageuse, ta fille.” Je sens ma gorge se serrer à chaque fois qu’on dit "fille”. J’en viens à détester le mot "courage” autant que le mot "jolie”.
À douze ans, j’ai l’impression d’avoir cent ans.
Je ne supporte plus qu’on me touche, qu’on me dise comment m’habiller, qu’on me donne des conseils sur "la féminité”. L’école devient une scène permanente où je joue un rôle qui me tue à petit feu. Les autres filles parlent de soutien-gorge, de rouge à lèvres, de règles. Les garçons rigolent entre eux, se battent pour des conneries, se prêtent des jeux vidéo. Moi, je flotte entre les deux, comme un fantôme.
Je commence à me couper les cheveux en cachette. De quelques centimètres d’abord, puis de plus en plus. Ma mère s’en rend compte un matin et explose :
— Tu veux ressembler à quoi, franchement ?
Je ne réponds pas. Si je lui dis "à moi”, elle va encore pleurer.
La seule personne à qui je parle un peu, c’est la documentaliste du collège. Elle me laisse traîner au CDI à la pause de midi. Elle ne fait pas de commentaire sur ma manière de m’asseoir, sur mes vêtements neutres. Elle se contente de me conseiller des livres. Un jour, elle me tend un ouvrage sur la mythologie grecque. Je tombe amoureux d’Athéna qui sort toute armée de la tête de Zeus, d’Achille qui se cache sous des vêtements de femme, d’Hermaphrodite qui n’arrive pas à se débarrasser de Salmacis, collée à lui pour toujours. Je comprends que les dieux ont le droit de se métamorphoser. Moi, pas.
Je me dis que c’est injuste. Puis je me dis que je ne suis pas un dieu, juste un môme dans un appartement où la machine à laver fuit.
C’est à cette époque que je commence à chercher des mots sur Internet. Des mots pour ce que je ressens. Je tombe sur des forums, des témoignages. Je découvre que d’autres gens ont l’impression d’être né·e·s dans le mauvais corps. Que certains se définissent comme trans. Le mot me fait peur, puis me soulage. Il est vaste, plein de possibilités. Je le garde pour moi, comme un caillou chaud dans la poche.
Je n’ai encore parlé de rien à personne quand ma mère amène à la maison un nouveau compagnon. Il vient d’un autre pays, ne parle pas bien notre langue. Elle traduit tout pour lui. Lui, en échange, répare des choses, monte des meubles, porte les sacs. Très vite, il devient dépendant d’elle pour les papiers, pour le travail, pour la vie quotidienne. Je les regarde, et j’ai l’impression de voir rejouer l’histoire de mon père à l’envers : cette fois, c’est elle qui tient les clés.
Sauf que, dans l’ombre de leur couple bancal, il n’y a plus de place pour moi.
Les disputes reprennent. L’argent manque. Le bébé pleure. Le nouveau compagnon jalouse le passé, mon existence, même mes souvenirs avec mon père. Je me retrouve coincé au milieu, à calmer les uns et les autres, à traduire parfois quand ils ne se comprennent plus.
Je commence à haïr cet appartement. Ces murs qui ont tout entendu. Je me surprends à rêver de foyers, de lieux où il y aurait des éducateurs, des règles claires, des horaires. Où je ne serais plus responsable de l’humeur d’adultes instables. Là-bas, au moins, je pourrais être malheureux tranquillement.
Un jour, je franchis le pas.
Je suis dans le bureau d’une assistante sociale, les mains moites sur mes genoux. Je lui dis que je veux être placé. Que je ne supporte plus la maison. Que ce n’est pas de la crise d’ado, c’est autre chose. Elle me regarde longuement. Elle me pose des questions sur les cris, sur les coups, sur l’alcool. Je réponds avec honnêteté : il y a des cris, parfois des objets qui volent, beaucoup de larmes, mais peu de coups. Pas encore. Elle soupire.
— Tu sais, les foyers, ce n’est pas simple.
— Je sais.
— Et ta mère ?
Je baisse les yeux. C’est là que je lui lâche, d’une voix trop calme pour mon âge :
— Ma mère a besoin d’un compagnon plus que d’un enfant. Et moi, j’ai besoin d’un endroit où je peux respirer.
Elle ne sait pas trop quoi faire de cette phrase. Moi non plus. Mais quelques semaines plus tard, on me propose une place.
Le foyer ressemble à ce que j’imaginais et à autre chose. Il y a des couloirs qui sentent le désinfectant, des chambres partagées, des affiches de prévention collées sur les murs. Il y a des ados qui traînent les pieds, d’autres qui rient trop fort, certains qui fument en cachette derrière le bâtiment. Les éducateurs essayent de mettre de l’ordre dans tout ça, avec plus ou moins de succès.
Je partage d’abord ma chambre avec une fille plus âgée, gothique, avec des piercings et des scarifications plein les bras. Elle écoute de la musique très fort dans ses écouteurs et m’ignore poliment, ce qui me va très bien. Quand je lui dis que je préfère qu’on m’appelle Lucas, elle hausse les épaules : “OK. Tant que tu ne touches pas à mes fringues.” C’est tout. Et c’est déjà énorme.
Quelque chose se desserre en moi. Personne ne me connaît depuis toujours, personne n’a de souvenirs de moi en robe à fleurs. Je peux doucement, très doucement, commencer à me présenter autrement.
Je choisis d’abord un surnom neutre. Puis je propose aux deux ou trois personnes avec qui je m’entends bien d’utiliser un pronom masculin. Certains acceptent sans faire d’histoire. D’autres se trompent, puis se corrigent. Les éducateurs sont plus lents, mais une fois que l’un d’eux commence à faire l’effort, les autres suivent.
Je goûte ces pronoms comme des bonbons acides qui piquent un peu mais dont je ne peux plus me passer.
C’est au foyer que je rencontre la psychologue.
On nous propose des rendez-vous individuels. Beaucoup refusent, par défiance ou lassitude. Moi, j’accepte tout de suite. J’ai des années de mots coincés dans la gorge. Les premiers entretiens sont prudents. Elle me demande comment ça se passe à l’école, ce que je lis, ce que je ressens. Je reste sur la surface. Je teste sa réaction. Je glisse quelques phrases : "Je ne me reconnais pas dans le genre qu’on m’a donné”, "J’aimerais qu’on me voie autrement”. Elle ne fronce pas les sourcils. Elle ne me corrige pas. Elle me dit simplement :
— Tu veux qu’on explore ça ensemble ?
Je hoche la tête. C’est la première fois qu’un adulte me propose de m’accompagner plutôt que de me ramener dans la case prévue.
Pendant deux ans, je viens la voir en cachette quand je retourne parfois chez ma mère le week-end. Officiellement, je vais à un atelier de théâtre. En réalité, je prends le bus jusqu’à son cabinet. Une salle d’attente, des magazines froissés, une plante verte un peu fatiguée. Derrière la porte, un canapé, deux fauteuils, un bureau. Elle note des choses dans un carnet pendant que je parle.
Je lui raconte l’enfance en couettes, le voyage avec mon père, les mensonges sur mon nom, les lectures qui m’ont sauvé. Je lui dis que, dans ma tête, je suis un garçon depuis toujours, que je n’ai pas de doute là-dessus. Elle me demande ce que ça changerait, concrètement, de vivre en accord avec ça. J’hésite, puis je réponds :
— Tout. Et en même temps, rien. Je serai toujours moi. Juste… visible.
Elle sourit.
— Tu sais qu’il existe des procédures pour changer de prénom, pour faire reconnaître ton genre ressenti ?
Je sais. J’ai lu des témoignages. J’ai fouillé les sites officiels. Ça m’a paru plus inaccessible que n’importe quelle montagne. Elle me propose de m’y accompagner. Des rendez-vous médicaux, des lettres, des rapports. Des dossiers à remplir, des décisions administratives à attendre.
Je découvre alors que, pour devenir soi-même, il faut d’abord affronter une armée de formulaires.
J’ai seize ans et trois mois le jour où je change de prénom sur mes papiers.
Je prends le bus tout seul jusqu’au tribunal. J’ai mis une chemise sobre, un jean noir. Dans ma poche, il y a un papier où mon ancienne psychologue explique que ce changement est important pour ma santé mentale, un autre signé par un médecin, un troisième par l’éducatrice référente. Une liasse de preuves que je ne suis pas en train de faire un caprice.
La salle d’attente est pleine de gens venus pour des histoires qui n’ont rien à voir avec la mienne : divorces, pensions alimentaires, litiges de voisinage. Je me sens à la fois à ma place et déplacé. Quand on appelle mon ancien prénom, j’ai une fraction de seconde d’hésitation. Puis je me lève.
Dans le bureau, un juge me regarde par-dessus ses lunettes.
— Tu veux changer de prénom ?
— Oui.
— Tu te rends compte que c’est pour longtemps ?
Je voudrais lui répondre que, justement, c’est bien le problème : que ça fait longtemps que je porte celui qui ne me va pas. À la place, je dis :
— Je me rends compte que c’est la première chose de ma vie qui va vraiment dans mon sens.
Il ne sourit pas, mais son regard se radoucit. Il lit les lettres, prend quelques notes. Il me pose des questions sur mes études, sur le foyer, sur ma mère. Il essaie de s’assurer que je suis "sérieux”. Je le suis plus que lui ne le saura jamais.
Enfin, il dit :
— Très bien. À partir d’aujourd’hui, tu t’appelleras…
Il prononce "Rémi”.
Le mot résonne dans la pièce comme une incantation. Je l’ai choisi pour sa simplicité, pour sa sonorité, pour le fait qu’il ne soit pas trop chargé d’images pour moi. Mais au moment où je l’entends sortir de la bouche d’un représentant de l’État, il prend une épaisseur nouvelle. C’est mon prénom. Légalement. Officiellement. Irrévocablement.
Je sors du tribunal avec un papier dans la main, un bout de moi imprimé en noir sur blanc. Le ciel est gris, il pleut légèrement. Je marche sans parapluie, je ne sens pas le froid. Je me répète mon prénom comme on goûte un nouveau mot de langue étrangère :
— Rémi. Rémi. Rémi.
Une femme me bouscule en passant, s’excuse : "Pardon, jeune homme”. Je crois que c’est la première fois qu’on m’appelle comme ça dans la rue. Je souris comme un idiot.
Je ne suis pas encore au bout du chemin. Il reste l’hormonothérapie, la paperasse, les rendez-vous médicaux, les examens. Il reste le rapport ambivalent avec mon corps, les réflexes de haine envers certains miroirs, les dysphories qui surgissent les jours où rien ne va. Mais cette étape-là, ce jour-là, c’est ma première victoire. La première qui porte mon prénom.
Je ne veux pas faire le catalogue de tout ce qui a suivi. D’abord parce que ce n’est pas spectaculaire. Ensuite parce que ce sont des choses que je préfère garder pour moi. Disons simplement que j’ai commencé un traitement qui a fini par accorder mon reflet à ce que je ressentais. Ma voix a changé, mon visage aussi. Mon corps s’est réapproprié une certaine verticalité. J’ai découvert ce que c’était que se lever un matin sans avoir envie de se cacher.
Ça n’a pas tout réglé. Rien n’est jamais aussi simple. Mais c’était déjà ça.
Le jour de mes dix-huit ans, je suis parti dans un autre foyer, pour “jeunes adultes”. Les règles y étaient plus souples, on nous poussait à préparer la suite : études, apprentissage, premiers logements. J’étudiais la chimie, parce que j’aimais la rigueur des formules, la manière dont la matière se transforme sans jamais vraiment disparaître. Et aussi parce qu’il y avait quelque chose de terriblement rassurant dans l’idée que tout, dans l’univers, pouvait se réduire à des éléments combinés différemment.
Je me disais que c’était un peu pareil pour moi : même atomes, autre arrangement.
Je ne voyais plus beaucoup ma mère. Il y avait eu des tentatives de rapprochement, des disputes, des chantages affectifs. Elle disait qu’elle m’aimait "quelle que soit la personne que tu crois être”. Cette phrase me lacérait plus qu’elle ne le savait. J’ai fini par mettre une distance. Le foyer m’avait appris qu’on a le droit de choisir sa famille.
C’est à cette époque que j’ai découvert les apps de rencontres. Au début, je me suis inscrit par curiosité, sans grande conviction. J’avais peur. Peur du rejet, des insultes, du fétichisme malsain. Je connaissais trop d’histoires de mecs qui "voulaient bien essayer”, mais pas dehors, pas le jour, pas devant les copains.
J’ai longuement hésité sur la manière de me présenter. Fallait-il le dire tout de suite ? Le garder pour plus tard ? J’ai opté pour la franchise. Dans ma bio, j’ai écrit une phrase simple : "Je suis un homme trans. Si ça te pose problème, passe ton chemin.” J’ai cliqué sur "valider” avec la sensation de me jeter d’une falaise.
Les premiers messages ont été exactement ce que je redoutais : des questions intrusives, des fantasmes, des insultes cachées derrière de vagues compliments. J’ai failli supprimer mon profil. Puis il y a eu ce pseudo : "Carbone14”.
Je suis chimiste, je ne pouvais pas ne pas cliquer.
Son premier message ne parlait pas de mon identité, mais d’un bouquin de vulgarisation scientifique que j’avais mentionné dans mon profil. On a commencé à discuter de ça. De chimie, de physique du quotidien, de musique.
Plus tard, je lui ai demandé :
— Pourquoi “Carbone14” ?
— Parce que j’adore l’idée qu’on puisse dater les choses avec du carbone, et aussi parce que je me sens parfois comme un fossile avant l’heure, a-t-il répondu. Et puis, on est tous faits de carbone, non ?
J’ai trouvé ça à la fois un peu nul et complètement irrésistible.
Plus tard, il m’a dit :
— Ah, et au fait, je trouve ça cool que tu aies mis que tu es trans direct. Ça t’évite les cons, non ?
Je me suis surpris à rire.
— Disons que ça fait un premier filtre.
— Je peux te poser des questions ?
— Tu peux, mais je ne promets pas d’y répondre.
Il a posé des questions respectueuses. Pas sur mon corps, mais sur mon parcours. Sur ce que ça avait changé de porter un prénom qui me va. Sur ce que ça fait de choisir sa famille. Je lui ai raconté des choses. Pas toutes, mais plus que je n’avais raconté à la plupart des gens que je voyais tous les jours.
Très vite, nos conversations sont devenues continues : messages, vocaux, photos, du matin au soir. On s’envoyait des mèmes, des photos de nos petits-déjeuners, des captures d’écran de passages de livres qui nous touchaient. Je l’ai vu en photo : des boucles foncées, des yeux rieurs, un air un peu bohème. Sur un cliché, il portait un hoodie noir avec un immense tableau périodique des éléments imprimé en couleurs. Je me suis dit que c’était un peu cliché, mais ça m’a fait sourire.
— Sérieux, tu sors vraiment avec ça dans la rue ?
— Tous les jours, Monsieur le juge. J’aime l’idée de porter l’univers sur le torse.
— Tu sais qu’il manque sûrement quelques éléments encore inconnus ?
— Parfait. Comme ça, il reste de la place pour nous.
Je ne savais pas très bien ce que "nous” voulait dire. Les geeks ? Les incomplets ? Les gens en transition permanente ? Je n’ai pas demandé. J’ai juste aimé ce "nous” glissé là comme si c’était évident.
On a mis des semaines à parler de se voir en vrai. J’avais peur. Lui aussi, je crois, mais pour d’autres raisons. Il avait déjà eu des rendez-vous qui s’étaient mal passés avec des gens qui le trouvaient "trop”, trop passionné, trop intense, trop à part. Moi, j’avais peur de ne pas être "assez” : assez homme, assez bien, assez solide.
Un soir, il m’a écrit :
— Je crois que j’aimerais bien entendre ta voix pour de vrai.
Mon cœur a fait un bond.
— Ma voix n’est pas très intéressante.
— Je m’en fous. Je veux juste savoir si tu dis "chocolatine” ou "pain au chocolat”.
Je lui ai envoyé un message vocal où je disais les deux, en riant. Il m’a répondu avec un enregistrement où il prononçait mon prénom. "Rémi”. J’ai senti mes yeux piquer. Je ne m’y habituerai jamais.
On a fini par se fixer une date. Une gare, un vendredi, côté bus.
Et me voilà, à compter les dalles du trottoir.
La pluie s’est arrêtée. Il fait froid mais sec. Les bus arrivent et repartent, vomissant des gens fatigués. Je scanne chaque visage. Je crois le reconnaître, puis non. Mon téléphone vibre. Un message :
"J’arrive, le train avait un peu de retard. Ne fuis pas, hein.”
Je souris malgré moi. Il me connaît déjà un peu trop.
Je repense à toutes les marches qui m’ont mené ici. À l’enfant en bottes roses, à l’ado dans le foyer, au jeune adulte devant le juge. Chacun d’eux aurait du mal à croire que je suis là, aujourd’hui, à attendre un mec qui porte un hoodie chimique. Si je pouvais leur parler, je leur dirais que ça ne s’est pas arrangé d’un coup, qu’il y a encore des jours compliqués, mais qu’il y a aussi ça : les attentes fébriles, les possibles à portée de main.
Je me dis que, longtemps, j’ai cru que ma chance, c’était de disparaître. De me faire oublier dans les livres, dans les couloirs, dans les bus. Aujourd’hui, ma chance, c’est d’être là, visible, sous les néons d’une gare, avec mon prénom qui ressemble à une promesse.
Un train s’arrête. Les portes s’ouvrent. Les passagers déboulent comme une vague. Je scrute la foule. Je vois des valises, des bonnets, des écouteurs, des manteaux. Et puis, au milieu, une tache de couleur sur fond noir : un hoodie avec un tableau périodique flamboyant.
Il descend les marches en regardant autour de lui. Ses cheveux bouclés dépassent de son bonnet. Il a un sac à dos usé, un jean un peu trop large. Sur son torse, l’hydrogène côtoie l’hélium, le carbone, l’oxygène, tous ces éléments dont je connais par cœur les symboles et les masses atomiques. Je ne peux pas m’empêcher de lire quelques cases, comme un réflexe de chimiste.
Il tourne la tête vers moi. Ses yeux se posent sur mon visage, hésitent une fraction de seconde. Je sens un frisson me parcourir. Puis il sourit.
Il avance de quelques pas, s’arrête à ma hauteur. Il sent un peu le froid et le train.
— Rémi ?
Sa voix est exactement comme dans les audios, mais plus ronde, plus présente. Elle me traverse. Pendant un instant, j’ai peur de ne pas réussir à répondre. Ma gorge se serre. Tout ce que j’ai été, tout ce que j’ai traversé, se condense dans ce prénom prononcé devant la gare, en public, sans détour.
Je hoche la tête.
— Oui. C’est moi.
Mes mains tremblent légèrement. Il les remarque, je le vois à la façon dont son regard glisse vers mes doigts. Il ne commente pas. Il ne tend pas les bras, ne m’enferme pas dans une étreinte que je ne serais pas prêt à recevoir. Il reste simplement là, à distance respirable, avec son sourire un peu nerveux.
— Salut, dit-il. On se voit enfin.
— Ouais.
Je ne suis pas brillant, mais il rit. Ce rire-là, je le reconnais. C’est celui qui ponctuait nos conversations quand je faisais une blague involontaire.
On reste quelques secondes sans savoir quoi faire. Je me rends compte que je suis plus petit que lui de quelques centimètres, ce qui me rassure bizarrement. Je détaille les couleurs de son tableau périodique. Il suit mon regard.
— Tu vois, j’ai mis ma tenue de gala, plaisante-t-il. J’ai hésité avec le t-shirt galaxie, mais je me suis dit que ça faisait peut-être trop.
— Non, c’est parfait. J’aurai toujours quelque chose à lire si tu t’ennuies.
Il rit de nouveau. La glace se fissure. Il lève le bras, un peu hésitant.
— On… on va boire un truc ? Il y a un bar pas loin, on pourra s’asseoir.
Je hoche la tête. Nous commençons à marcher côte à côte. Nos épaules se frôlent parfois. À chaque contact, je sens mon cœur s’emballer, mais ce n’est plus la panique pure. C’est autre chose. Une excitation diffuse, une curiosité.
Sur la vitrine d’un magasin, je capte notre reflet : deux gars qui se dirigent vers un bar un vendredi soir. Je ne vois pas la petite fille aux couettes, ni l’adolescent perdu entre deux pays. Je vois un jeune homme qui marche à côté d’un autre, et c’est moi.
Carbone14 parle pour remplir le silence. Il raconte le retard du train, la vieille dame qui a ronflé dans le wagon, le type qui mangeait des chips à l’odeur suspecte. Je l’écoute à moitié, absorbé par le simple fait que sa bouche bouge en temps réel et pas seulement sur un écran. À un moment, il s’interrompt.
— Ça va ? Tu as l’air un peu… ailleurs.
— Je réalise juste, dis-je. Que c’est réel. Qu’on est là.
Il ralentit. Ses yeux plongent dans les miens.
— Je suis content d’être là. Avec toi.
Il marque une pause, comme s’il cherchait ses mots.
— Tu sais, tu n’as rien à prouver, hein. Pas ce soir.
La phrase me coupe le souffle. Elle tombe exactement là où il faut, comme une clé dans une serrure. Toute ma vie, j’ai eu l’impression de devoir prouver deux fois plus que les autres : que j’avais le droit d’exister, d’être écouté, d’être respecté. De prouver que je n’étais pas un caprice, pas une erreur.
Et voilà ce type, avec son hoodie scientifique, qui me dit calmement que je n’ai rien à prouver.
Je sens quelque chose se détendre en moi. Une vieille corde qui se rompt enfin.
— Merci, je murmure.
On arrive devant le bar. La lumière chaude filtre à travers les vitres. Je jette un coup d’œil à l’intérieur : des tables serrées, des conversations qui s’entrecroisent, des verres qui tintent. C’est juste un bar comme il y en a des centaines. Mais ce soir, pour moi, c’est plus que ça. C’est l’endroit où une nouvelle partie de ma vie va commencer.
Carbone14 pousse la porte et me la tient ouverte, comme dans un vieux film.
— Après toi, Monsieur.
Je passe le seuil. L’air sent le café, le bois, un peu la bière renversée. Je me retourne vers lui. Il me sourit, les mains dans les poches de son hoodie. Ses éléments chimiques semblent briller sous les lampes.
Je me dis que je suis fait, comme tout le monde, de carbone, d’oxygène, d’hydrogène, de toutes ces choses qu’on apprend dans les manuels. Mais je me dis aussi que je suis fait de mes victoires silencieuses, de mes blessures, de toutes les fois où j’ai refusé de renoncer à moi-même. Que je suis la somme de mes métamorphoses, de mes refus d’abandonner.
Mon cœur bat toujours la chamade, mais ce n’est plus la panique qui m’étouffait quand je comptais les pas devant la gare. C’est le bruit de quelque chose qui s’ouvre.
Je respire profondément.
Ma vraie vie ne commence pas ce soir. Elle a commencé depuis longtemps, à chaque pas que j’ai fait pour me rapprocher de moi. Mais ce soir, elle s’élargit. Elle accueille quelqu’un d’autre.
Je jette un coup d’œil à Carbone14, à son tableau périodique sur fond noir, à son sourire un peu disproportionné.
— Alors, je dis, on commence par quoi ?
— Par un chocolat chaud, propose-t-il. C’est la boisson officielle des grandes révolutions intérieures.
Je ris. Il rit. On s’installe à une table.
Dehors, les bus continuent de passer, les trains continuent d’arriver, les gens continuent de courir vers leurs correspondances. Moi, pour la première fois, je n’ai nulle part où fuir.
Je suis là. Je m’appelle Rémi. Et je suis exactement à l’endroit où je dois être.