Sarah, sept ans trois quarts
Derrière les notes
Je m’appelle Sarah Ambrunn. J’avais sept ans trois quarts quand ils sont venus nous chercher à la maison. Nous n’avons eu que quelques minutes pour nous préparer. Nous sommes montés dans un camion, puis dans un train. Nous étions très serrés. C’était long. J’avais peur. J’avais froid. Je pleurais. Maman me disait qu’il ne fallait pas que je m’inquiète.
Quand nous sommes descendus du train, ils nous ont tout de suite séparés : Maman et Oma d’un côté, Papa et Opa d’un autre. Maman a essayé de me garder avec elle mais un Monsieur en uniforme lui a crié dessus et l’a frappée.
Ils ont demandé aux enfants de se déshabiller et de prendre une douche. Après, je ne me souviens pas bien ce qui s’est passé. Il y avait plein de gens qui erraient dans le camp. Je leur parlais, mais ils ne m’entendaient pas. Ils parlaient, eux aussi, mais je ne les entendais pas non plus. J’ai cherché, longtemps. Maman. Papa. Opa. Oma. Parfois, je voyais des gens que je connaissais, mais ils ne m’entendaient pas. Ils ne me voyaient pas.
Je ne sais pas combien de temps cela a duré. Je n’avais plus faim, je n’avais plus soif, je n’avais plus froid, je n’avais plus sommeil, mais j’avais peur. Et je m’ennuyais. Beaucoup. Je n’avais personne avec qui jouer. Un jour, les Monsieurs en uniforme sont partis, et des soldats sont entrés avec des tanks. J’étais toute seule, et je ne savais pas quoi faire. J’ai continué à chercher Maman et Papa, et puis un jour, j’ai décidé de ne plus rien faire, et j’ai attendu.
Un jour, j’ai entendu quelqu’un qui parlait de moi. Loin, très loin de l’Allemagne où j’étais née, et encore plus loin de l’endroit où le train nous avait amenés. J’ai pensé à lui, et je me suis retrouvé chez lui. C’était très différent du camp. Il ne parlait pas la même langue que moi, mais je comprenais ce qu’il disait. Alors j’ai décidé de rester à côté de lui. Il s’appelait Yankele, et il avait écrit une chanson qui parlait de moi.
Oh ! Il a une fille qui a quasiment le même âge que moi ! Mais je suis triste, elle ne m’entend pas non plus. Qu’est-ce qu’elle ressemble à cousine Ruth ! Ruth, son Papa et sa Maman ont quitté Munich un an avant ma naissance, alors je ne les ai jamais vus en vrai, mais Maman me parlait souvent de son frère et de sa fille Ruth.
Je suis triste parce que Yankele ne m’entend pas, alors qu’il parle de moi. C’est rigolo, mais c’est bizarre quand même. Je me sens bien dans sa maison. Oh ! Il a un petit garçon aussi. J’aime bien le regarder dormir, il a l’air tellement détendu et heureux. Dors, bébé, dors. Il pleut dehors. Dors encore.
Oh ! Yankele m’a entendu ! Il a écrit une chanson qui parle de son petit garçon, et il a utilisé les mots que je pensais. Il y a quelque chose de bizarre quand même. Les gens ne me voient pas. Les gens ne m’entendent pas. Mais je ne les vois pas. Mais je ne les entends pas. Mais j’entends les chansons de Yankele quand il les chante dans sa cave. Peut-être que je peux lui souffler d’autres mots à l’oreille…
Alors je me concentre très fort. Yankele a un petit carnet dans lequel il écrit plein de choses. Je ne comprends pas ce qui est écrit parce que ce n’est pas écrit en allemand, mais quand il écrit, j’entends ce qu’il écrit dans sa tête.
Je réfléchis à ce que je pourrais lui dire.
Papa disait toujours qu’il fallait bien travailler à l’école, que c’était important. Quand j’étais dans le camp, il y avait des murs et des grillages. On ne pouvait pas s’échapper. J’aurais bien voulu m’envoler. Si j’avais eu un livre, j’aurais pu remplir ma tête d’autres mots. Avec ce livre, j’aurais pu franchir tous ces murs. Moi, je n’avais pas choisi de vivre ici. J’avais peur, mais je n’ai pas abandonné, et je m’en suis sortie.
Je parle à Yankele, mais il ne m’entend toujours pas. Je comprends qu'il est déjà tard. Je comprends que nous ne nous parlerons pas. Alors je lui parle en silence et j’utilise mon regard, puisque je ne peux pas le toucher. En fait, en vrai, parfois, nos mains se croisent et nos bras se touchent, et parfois, il a un mouvement de recul. Comme s’il savait que j’étais là.
La fille de Yankele grandit, et moi pas. Ce n’est plus vraiment une petite fille, mais pas encore une adolescente. Elle fait de la danse. C’est joli quand elle danse. Je me demande à quoi elle rêve.
Yankele travaille toutes les nuits, et il utilise plein de mots à moi dans ses chansons ! Alors je me dis que je sers à quelque chose. Alors le matin, quand ses enfants sont à l’école et que Yankele dort, je lui raconte des choses pour ne pas oublier ce que je faisais avant. Moi, je ne dors jamais, alors je m’ennuie beaucoup. Maman, elle aimait bien sculpter des choses en argile. Yankele fait un peu pareil avec ses chansons, mais pas le matin. Le matin, ça ne sert à rien pour lui. Il se couche après avoir réveillé ses enfants et après avoir mangé avec eux. En fait, le matin, ça ne sert à rien, mais c’est un peu comme de l’argile dans nos mains, on peut en faire ce qu’on veut. Aller à l’école, pour apprendre, ou pour oublier. Travailler, s’ennuyer, ou dormir.
Moi je me souviens que Papa me disait souvent qu’il voulait aller en Amérique parce qu’en Amérique, on pouvait faire plein de choses. Et que quand on était Juif, on pouvait faire tout ce qu’on voulait. Moi, quand je suis née, les Juifs ne pouvaient pas faire ce qu’ils voulaient. En Amérique, il y a un Monsieur qui s’appelle Rockefeller qui est devenu très riche. C’est Papa qui me l’a dit.
Yankele aime bien marcher seul parfois. Maintenant, j’arrive à le suivre, et j’entends tout ce qu’il pense. Parfois, ce sont des mots que je ne connais pas, mais j’arrive à deviner. Yankele pense qu’il est tout seul, mais je suis toujours avec lui. Il reçoit plein de courrier de plein de gens qui aiment ses chansons, et moi je trouve ça chouette parce qu’on les a un peu écrites ensemble, ces chansons. Et il est triste de ne pas pouvoir répondre à tout le monde. En fait, tous ces gens, c’est un peu comme une grande famille.
Yankele a un nouveau bébé ! Encore une petite fille. Moi, je me dis que si un jour j’ai des enfants, j’aimerais bien qu’ils me ressemblent, mais pas trop. Et puis je pense que c’est important d’apprendre à rester toute seule, parce que sinon on s’ennuie. Comme je ne peux pas lire de livres, j’étudie en regardant les autres et en écoutant ce qu’ils lisent. J’aime mieux.
Yankele a réécouté de très très vieilles chansons que j’aime beaucoup. Alors je me concentre pour qu’il les mette sur son nouvel album. Ça fera plein plein plein de nouvelles chansons !
Parfois, Yankele s’en va longtemps, et parfois, je n’arrive pas à le suivre. Mais parfois, juste en pensant à lui, je peux me retrouver dans des pays où les gens sont tout noirs, ou dans un pays où les gens ont des yeux bridés et plein de petits chapeaux bizarres. Alors je me dis que c’est un tout petit monde, quand même.
Parfois, je me dis que j’aimerais bien partir, mais pour aller où ? Est-ce que Yankele serait triste si je partais ? Est-ce qu’il s’en rendrait compte ? J’aimerais bien pleurer, mais je ne pleure qu’à l’intérieur. Si je partais, est-ce qu’il garderait en mémoire mon au revoir ? Je me concentre vraiment très très fort pour qu’il m’entende, je lui donne tout mon amour et toute ma force, mais ça n’est pas encore assez. Pas assez.
Aujourd’hui, il y a un Monsieur qui joue super bien de la guitare, et une dame noire qui rigole tout le temps, qui sont venus chez Yankele. Ils ont chanté tous les trois ensemble. C’était joli. Alors je me dis que peut-être que je devrais dire à Yankele qu’il devrait écrire plein de chansons pour tous les trois.
Alors j’ai réfléchi, et j’ai pensé à mon enfance. Nos voisins, dès qu’ils nous voyaient, ils fermaient la porte, parce qu’ils avaient peur de nous. Et Papa disait que si nos voisins avaient peur de nous, c’est qu’on avait perdu la guerre. Celle où Opa avait été soldat. Et c’est bizarre que d’autres soldats soient venus chez nous, alors qu’Opa avait été soldat. Opa me manque. Et Papa aussi. Et Maman aussi. Alors je suis triste. Yankele est triste aussi. Je crois qu’il a perdu son Papa. Il a écrit une très belle chanson qui est très triste, qu’il chante tout seul.
Yankele a quitté sa maison. Je ne sais pas pourquoi. Il écrit des nouvelles chansons pour lui tout seul maintenant. Elles sont tristes. Parce qu’il est triste. Mais je n’ai pas envie qu’il soit triste. Alors je réfléchis à des idées. Et je lui dis qu’il ne faut pas être triste. Un jour, Papa m’avait dit que quand même, on avait de la chance d’être nés. J’avais trouvé cela rigolo. C’était une bonne idée. Je me dis que si Yankele me voyait, on pourrait partir ensemble. On suivrait les étoiles, comme Opa m’avait appris. Je lui montrerais la Grande Ourse et l’étoile du Berger.
Je me souviens de moins en moins bien. Je suis fatiguée. Mes parents me manquent. Jérémie me manque. Anna me manque.
Cousine Ruth ! Elle est revenue ! Elle n’est plus comme sur la photo de l’album de Maman, mais c’est elle. Je l’ai reconnue tout de suite. Elle m’entend, et je l’entends. Elle me raconte tout ce qui s’est passé. Je suis abasourdie. A mon tour, je lui raconte ce que j’ai vécu. Elle m’explique que Yankele est son fils, et qu’il s’appelle Jean-Jacques, en fait. Elle me dit aussi que cela fait 26 ans que je suis à ses côtés. Elle me dit qu’il est temps pour moi de partir. D’être en paix.
Elle me prend par la main. Une lumière blanche apparaît. Je vois Maman, Papa, Oma, Opa, Anna, Jérémie. Ils sont tous là. Ils m’attendent. Ils nous attendent. Ruth et moi courons les rejoindre.
Ils n’ont pas changé.
Jean-Michel Fontaine
Rolle, le 29 janvier 2021
D’après une idée originale de Christelle Stebach