Ton autre chemin

Derrière les notes

Nous étions de très proches amis. Indissociables, fidèles, presque frères. Nous avions pour nous des trésors de rire et d'insouciance. Pas la peine de trop nous expliquer, nous nous comprenions. Nous avions comme point commun ces silences qui contenaient des accords implicites. Il y avait la musique, les filles, ces quatre cents coups de gamins qui ont besoin de montrer qu'ils existent. Pour décor, la banlieue parisienne : Montrouge. Je me souviens très bien de tes premières confidences, ces choses "qu'il ne fallait pas répéter". J'ai bien tenu ma langue. Tu en savais autant sur moi que j'en connaissais de ta personne. Nos secrets n'ont jamais été éventés. De ces amitiés-là, on se dit qu'on les emportera jusqu'au bout de notre existence. Mais ce que peut décider la vie ne nous appartient pas...

Nous nous sommes un peu éloignés, puis temps passant, perdus de vue vers l'adolescence. Souvent, je pensais à toi et j'essayais de m'imaginer ce que tu étais devenu. Sans doute - 'y pensais sans narcissisme particulier - te demandais-tu quel était le genre de vie que je menais. Cette vie, toujours plus imaginative que nous. Par ta mère, j'avais appris que tu avais quitté le quartier, et que tu vivais à l'étranger. En Scandinavie je crois. Il m'est arrivé de repasser vers nos aires de jeux d'enfant. J'y ai évidemment retrouvé quelque chose de très fort, l'empreinte de ces parfums de jeunesse dont les effluves se prolongent tout au long de l'existence. Il y a des endroits où les souvenirs se respirent et émergent. En faisant naître des bouquets d'images, et s'il est une chose contre laquelle on ne peut pas lutter, c'est bien celle-ci. Impossible de savoir d'où ça vient et comment ça remonte en nous avec autant de puissance. Des lieux où l'on passe et que l'on hume en sachant qu'ils vous ramènent vos plus belles parts d'enfance. Tu étais là, derrière un arbre, vers la devanture d'une boutique. Pas besoin d'imagination, ces images-là se ramassent comme des fruits. Les arbres de la mémoire possèdent des branches chargées de lieux et d'anecdotes. Dans ma tête, dans cette forêt de souvenirs, tu es toujours présent. Qu'est-il donc arrivé ? Qu'a-t-il bien pu se passer ? Que nous est-il arrivé ?

Rien n'est exagéré si je dis que nous étions les meilleurs amis du monde. J'étais un peu désespéré de ne plus rien savoir de toi. Alors quelle ne fut pas ma surprise lorsque tu me recontactas contre toute attente après ce si long silence. Dès tes premières phrases, je ne te retrouvai pas. Il n'y avait plus rien de nous. Quelle tempête avait pu souffler sur notre édifice ? J'aurais aimé évoquer notre passé comme on se blottit contre des souvenirs qui tiennent chaud. J'aurais aimé que le temps n'ait rien dilué, et malheureusement, il avait tout dissout, tout emporté. Je n'ai pas reconnu ta voix. Il me semble que tu appelais de Suède. Tes propos paraissaient chaotiques et complètement flous. Après quelques minutes de discussion, j'ai dû me rendre à l'évidence, il fallait retirer le "l" à flou. Plus tu me parlais, et plus je savais que je t'avais perdu. Un peu comme un Rodin ayant dû se résoudre à laisser partir Camille Claudel. Tu ne peux pas savoir comme cette conversation m'a fait mal. Je me suis fait la réflexion que celui auquel je parlais, ça aurait pu être moi. Le mot qui revenait était pourquoi. Pourquoi toi, pourquoi ces propos décousus jusqu'à la déraison ? Et quelle était la cause de cet état de démence, car je ne peux pas mentir, je venais de parler à quelqu'un qui était passé de l'autre côté. Il n'était pas question d'originalité ou de singularité. Aucune volonté de te mettre en marge, c'était autre chose. Tu sais parfaitement que j'ai toujours admiré ceux qui cherchent à remonter les rivières en luttant contre le courant. Il m'a été tellement difficile de devoir te perdre, de m'avouer dépassé et vaincu, que j'ai mis d'autres images sur ta vrille. Sur ton dérapage irréversible. Afin de ne pas souffrir, je me suis dit que tu avais choisi une autre voie, que l'existence t'avait emporté sur un autre chemin. Bien sûr, je me mentais, mais je n'ai rien trouvé de mieux pour atténuer ce qui me brûlait intérieurement. C'était juste une manière de saupoudrer notre histoire d'un peu de poésie. Nous ne nous reverrions plus, et devant cette douleur, j'ai préféré me dire que tu avais pris un autre chemin. Ce sont souvent les blessures relatives à l'enfance dont on se remet le moins bien... J'espère juste que le sentier que tu as emprunté t'apporte parfois un peu de réconfort. Celui que je ne saurai plus jamais te donner et que l'on attend pourtant d'un ami.