Tout était dit (?)
Derrière les notes
J’en ai marre des hommes.
Non, je ne parle pas de “tous les hommes”, je te vois venir, le petit réflexe de défense automatique, la pancarte “Not all men” brandie comme un passeport diplomatique. Mais c'est trop tôt. On est en 1997. Je parle de ce truc précis, quotidien, collant : le droit qu’ils se donnent sur toi dès que tu dépasses le stade “invisible”. Le droit de te regarder comme si tu étais un programme télé. Le droit de te parler comme si tu avais lancé une invitation. Le droit de te barrer la route, en plein après-midi, entre deux boulangeries et une poste, juste parce que tu existes dans un corps qui leur plaît.
C’était encore un de ceux-là, aujourd’hui. Pas un monstre. Pire : un banal. Un type normal. Veste en jean, sourire de pub, la phrase qui tombe, “Eh- mademoiselle…”, et son corps qui se met en travers, comme si le trottoir lui appartenait. Je l’ai contourné. Il a rigolé. Ça m’a donné envie de lui mettre ma main dans la gueule. Pas parce que je suis violente. Parce que je suis fatiguée.
Et le pire, c’est que tu sais déjà la suite. Tu sais comment ça se passe quand tu ne joues pas le jeu : l’offense, le petit mépris, la réplique qui claque, “Sale…” quelque chose. Toujours la même musique. Ils veulent que tu acceptes, au minimum, l’échange : le regard pour le regard, le sourire en paiement. Et si tu ne payes pas, tu deviens une voleuse. Tu leur dois une pièce.
Je suis arrivée devant le café en me disant : stop. Je me pose. Je souffle. Je redeviens humaine. Cinq minutes, un café, un chapitre. Une trêve.
La terrasse est presque vide. Début d’après-midi, ciel gris clair, pas de pluie mais l’air encore humide, les pavés qui gardent une odeur froide. Je fais ce que je fais toujours sans m’en rendre compte : je scanne. Les tables, les sorties, la position du serveur, l’endroit où poser mon sac, la distance avec les autres. Je hais ça. J’ai l’impression d’être parano. Sauf que ce n’est pas de la parano, c’est du calcul. Et ce calcul, ça m’a déjà évité des emmerdes.
Pas là : deux gars trop jeunes, trop bruyants, trop sûrs d’eux. Pas là : un type tout seul qui regarde tout ce qui bouge. Pas là : un coin trop coincé, impossible de partir sans passer devant quelqu’un.
Ah. Là.
Une table simple, vue sur la rue, et surtout… un cinquantenaire un peu plus loin. Costume pas cher, pas de Rolex, les cheveux un peu gris, un peu dégarnis, le genre à parler fort au téléphone quand il a un problème de banque. Il a l’air gentil. Il a l’âge d’être mon père. Un père, normalement, ça ne te regarde pas comme une proie. Un père, c’est censé avoir dépassé ce stade-là.
Je m’assieds. Je calcule la distance. Quatre mètres.
Quatre mètres, c’est ridicule, quand tu y penses. Quatre mètres, c’est quelques pas rapides. Quatre mètres, c’est rien. Et pourtant, dans ma tête, c’est une frontière. Un fossé. Un mur invisible. Quatre mètres infranchissables, je me dis, et ça me fait rire intérieurement parce que je me prends pour une géomètre de la survie. Voilà, mademoiselle, votre rayon de sécurité, vous avez droit à quatre mètres, profitez-en.
Le serveur arrive. Je commande un café.
Quand il me le pose, j’ai déjà la gorge serrée. Je n’y touche pas. Je le regarde refroidir comme si c’était un animal blessé que je ne savais pas approcher. C’est toujours comme ça : mon corps a besoin de temps pour comprendre qu’il n’est plus dehors. Même assise, même “en sécurité”, j’ai encore l’énergie de la fuite dans les jambes.
Je sors mon carnet. Pas un beau carnet. Un truc cheap, couverture noire, papier trop fin, acheté dans une papeterie. Je note pour mon psy. J’ai envie d’arriver la semaine prochaine avec quelque chose de clair, de cohérent, de “raisonnable”. Parce que si j’arrive juste avec “j’en ai marre”, on va me demander de détailler. Et détailler, ça fait passer pour une folle. Alors je mets des points, des phrases. Je me donne l’air d’une adulte.
Je note : “Épuisement.” Je note : “Colère.” Je note : “Hypervigilance.” Ce mot-là, je l’ai appris récemment. Ça me donne presque l’impression que ça n’est pas ma faute. Que c’est un phénomène, un mécanisme, une réaction. Pas juste moi qui suis “trop sensible”.
Je note aussi : “J’ai l’impression d’être observée tout le temps.” Et, juste après, j’écris : “Même quand personne ne parle.”
Je reste là un moment à regarder cette phrase. Parce qu’elle est vraie, et qu’elle est triste. Parce qu’elle veut dire que même le silence peut être une agression. Même le calme. Même la normalité.
Je range le carnet. Je sors mon livre. “Comment comprendre les hommes”. Rien que le titre, c’est un sketch. Comme si les hommes étaient une langue étrangère, une espèce rare, des dauphins qu’il faudrait apprivoiser. Comme si on n’avait pas déjà passé nos vies à les comprendre, justement. À les anticiper. À sentir avant eux ce qu’ils vont faire.
Je lis deux pages. Trois. Je souffle un peu. Et puis, je sens.
Pas un bruit. Pas une main. Pas une phrase.
Je sens un regard.
Je relève à peine les yeux, juste ce qu’il faut pour vérifier du coin de l’œil. Le “bon père de famille” ne regarde pas la rue. Il ne regarde pas son café. Il me regarde, moi. Pas ouvertement, pas comme un gros lourd de boîte de nuit. Plus fin. Plus tranquille. Comme si c’était normal. Comme si j’étais un tableau dans un musée.
Je me dis : non, c’est moi. Je suis tendue, je projette. J’ai la haine, je vois des menaces partout.
Je replonge dans mon livre.
Deux minutes.
Et là, le bruit sec d’un carnet qu’on ouvre. Le frottement d’un stylo. Le petit geste de quelqu’un qui se met à écrire.
Je lève les yeux, plus franchement. Il a sorti un carnet, lui aussi. Un petit. Il écrit. Il relève la tête. Il regarde. Il écrit. Il relève la tête. Il regarde. Et, quand il regarde, il a ce micro-sourire, ce coin de bouche qui se croit discret, comme une satisfaction. Comme si quelque chose en lui disait : “Je l’ai.”
Putain.
Je sens la chaleur monter dans ma nuque. Mes oreilles chauffent. Ma mâchoire se serre. Je garde mon visage neutre parce que j’ai appris ça très tôt : ne pas donner de prise. Ne pas offrir le spectacle de ta colère. Ils s’en nourrissent. Ou ils te le reprochent. Dans les deux cas, tu perds.
“Il prend des notes”, je pense. “Il prend des notes sur moi.”
Ça pourrait être sa liste de courses. Ça pourrait être n’importe quoi. Mais ce sourire ne colle pas à une liste de courses. Personne ne sourit comme ça en pensant à des yaourts et à du jambon.
Et c’est là que je comprends l’envers du décor, celui qu’on ne raconte jamais quand on écrit des chansons, des poèmes, des trucs “beaux” : ce moment où la poésie devient une intrusion. Où la sensibilité devient un alibi. Où quelqu’un te transforme en histoire sans te demander ton avis.
Je me sens… déshabillée, mais pas au sens sexuel. Au sens mental. Comme si mon esprit était un vêtement qu’il pouvait tirer, comme ça, en plein jour, devant tout le monde. Comme si mes gestes étaient des phrases qu’il avait le droit de lire. Comme si j’étais un texte à disposition.
Et je sais déjà ce qu’il se raconte, ce que n’importe lequel se raconterait à sa place, parce que je les ai entendus, parce que je les ai lus, parce que je suis née dans leur monde : “Elle est jolie.” “Elle est seule.” “Elle est mystérieuse.” “Elle pense à quoi ?” “Elle est triste.” “Elle est fragile.” “Elle a besoin d’être comprise.”
Sauf que non.
Je ne suis pas mystérieuse. Je suis juste fatiguée.
Je ne suis pas “abandonnée”. Je suis en train d’essayer de respirer.
Mon pied bouge sous la table, c’est vrai. Mais ce n’est pas un “aveu”. C’est l’adrénaline qui cherche une sortie. Mes doigts vont dans mes cheveux, oui. Pas pour envoyer un “message explicite”, mais parce que ça me calme. Je tourne les pages, oui. Parce que c’est un livre, pas une cérémonie. Je ne suis pas une confession ambulante.
Je sens que je commence à me dissocier, comme on dit chez le psy. C’est-à-dire : je me vois de l’extérieur. Une fille assise. Une fille “jolie”. Tu parles. J'en avais tellement marre qu'on me fasse des compliments sur mes longs cheveux que j'ai fini par les couper. Même ça, ça ne les dissuade pas. Une fille qui essaie d’avoir l’air normale. Et, en face, un homme qui croit décoder un monde entier à partir d’un mouvement de main.
Je regarde mon café. Il est froid maintenant. Je le touche enfin, juste pour sentir la tasse. C’est presque comique : même mon café se refroidit quand je dois gérer ça. Même mon putain de café est pris en otage par leur besoin.
Je pourrais me lever et aller le voir. Lui dire : “Vous faites quoi, là ?” Mais je connais le scénario. Il va rire, jouer l’innocent, “Mais mademoiselle, vous vous faites des films.” Ou, pire, il va se vexer, me faire passer pour la folle, la parano, l’ingrate. Et il y a toujours ce risque, invisible et concret : qu’il se lève aussi, qu’il me suive, qu’il cherche à “expliquer”, à “rassurer”, à “ne pas partir comme ça”. Qu’il transforme ma limite en débat.
Je pourrais aussi rester, faire comme si de rien n’était, soutenir son regard, montrer que je ne suis pas un objet. Mais ça me coûte déjà trop. Rester, c’est accepter qu’il m’use. Et je suis déjà usée.
Je déteste cette équation. Je déteste que ce soit moi qui doive choisir entre deux pertes.
Je sors mon paquet de cigarettes. J’avais dit que j’arrêtais. J’avais dit ça comme on fait des promesses propres pour se sentir bien. Et là, je m’en fous. J’ai besoin d’un geste qui m’appartienne, d’un truc bête, mauvais, à moi. Je prends une clope. Je la fais tourner entre mes doigts. Je cherche mon briquet dans mon sac. Le briquet est là, bien sûr. Les objets, eux, au moins, ne se prennent pas pour des interprètes.
Je l’allume. Je tire une bouffée. La fumée me brûle un peu. Ça me fait presque du bien de sentir quelque chose de simple : la brûlure, la nicotine, le goût dégueulasse. Une réalité sans sous-entendu. Je souffle. Je regarde la rue.
Je sens qu’il écrit encore. Je sens qu’il doit être en train de se dire : “Elle fume… c’est une confession.” Il doit être en train de jouir de ses propres idées. De croire qu’il est fin. Qu’il comprend. Qu’il voit derrière les apparences. Qu’il a accès à mon “langage inconscient”.
Quel monde de merde.
Je replie le livre. Je range mon carnet. Je mets mon paquet dans mon sac. Je laisse le café à moitié bu. Tant pis. Qu’il refroidisse, qu’il meure, qu’il fasse ce qu’il veut : ce n’est pas lui qui va décider de mon mouvement.
Je me lève.
Et là, je sens tout. L’air sur mes jambes. Le poids de mon sac. La sensation d’être vue, encore plus, parce que se lever, c’est devenir une scène. Je sens son regard qui suit. Je sens son stylo qui s’arrête peut-être. Je sens son petit sourire qui doit se dire : “Elle part… évidente… transparente…” Je sens tout ce qu’il fantasme. Et je n’ai même pas besoin de regarder son carnet pour savoir qu’il m’a déjà avalée dans sa tête.
Je ne le regarde pas. Putain, ça pourrait être mon père. Merde. Quel relou.
Je passe près de sa table, à une distance qui n’a plus rien d’infranchissable. Je pourrais presque toucher son carnet. Je pourrais presque voir les mots. Mais je ne veux pas. Je refuse de participer à son film. Je refuse de devenir la preuve de sa lucidité. Je refuse de lui offrir un moment de plus.
Je marche vers la sortie de la terrasse. Je ne ralentis pas. Je ne m’excuse pas. Je ne souris pas. Je ne lui donne rien.
Et en franchissant le trottoir, je me fais une promesse, petite, simple, pas héroïque : arrêter de croire qu’être polie me protège. Arrêter de croire que si je suis “gentille”, ils seront “gentils”. Arrêter de croire que mon corps est un texte public et que je dois corriger la lecture.
J’ai vingt ans. Et j’en ai déjà marre.
Je me casse.