Tu manques
Derrière les notes
Les rues de la ville étaient désertes. Le soleil s’était déjà couché depuis plusieurs heures, et des nuages menaçants avaient rapidement recouvert le ciel étoilé. La pluie avait commencé à tomber, inexorablement, sur les bâtiments endormis. Personne n’oserait mettre le nez dehors, ce soir. Personne. Sauf lui.
Il avait oublié depuis combien de temps il errait sans but précis. Le temps était devenu le cadet de ses soucis. Dans un passé lointain, lors d’un repas avec ses amis, il s’était auto-proclamé immortel. Le temps, cette vile notion, n’aurait jamais aucune incidence sur lui. Sa véritable vie venait de commencer, et rien ni personne, et encore moins ce stupide temps, ne pourrait le détourner de ses rêves, de ses ambitions les plus folles.
Mais ça, c’était avant qu’il n'apprenne que le temps est un ennemi fourbe et revanchard. C’est ainsi qu’un beau jour, la nouvelle était tombée comme un couperet. Un cancer, qui n’avait jamais été décelé et qui s’était gangrené, comme une hyène qui dévore sa proie. En l’espace de quelques instants, sa vie avait basculé. Et malgré les soins, les opérations, les traitements plus ou moins expérimentaux, le miracle ne s’était pas produit. Il avait perdu son combat contre le temps. Tout ce qu’il voulait, c’était qu’on lui laisse vivre sa vie. Au diable le système. Toutefois, au bout du compte, personne n’est libre. Et lorsque le temps lui-même émet son jugement, sa sentence est irrévocable.
Il avait volontairement caché ce lourd secret, et avait pris ses distances avec tout le monde. Ses amis s’étaient déjà considérablement éloignés. Alors qu’il repassait devant le bar où ils avaient fêté tant d’événements ensemble, des anniversaires aux simples ruptures, il se rendit compte qu’aucun d’entre eux ne s’était manifesté depuis plusieurs années. Chacun était désormais en couple. Tous s’étaient mariés, la plupart d’entre eux avaient un enfant, voire plusieurs. Lui était resté le seul célibataire d’un groupe qui s’était effiloché au fur et à mesure des naissances, avant de disparaître pour de bon. Le groupe d’amis inséparables avait été vaincu par la plus belle des excuses : le souhait de fonder une famille. D’être comme tous les autres. Ne t’inquiète pas trop, qu’ils disaient. Tu finiras bien par trouver quelqu’un qui supportera ton caractère de cochon ! Mais les années avaient passé. Et il était toujours seul. Le destin s’était montré plutôt sévère envers lui.
Au travail, les choses étaient plus faciles à gérer, en ce sens que personne ne lui parlait vraiment. Il s’était habitué aux discussions dans un coin de bureau, des employés qui racontaient leurs exploits du week-end, la plupart brodant des conneries créées sur mesure afin de paraître intéressants aux yeux des autres. Il n’avait jamais vraiment joué à ce petit jeu. Il s’était très rapidement habitué à son milieu professionnel, et avait perdu en un claquement de doigts ses désillusions d’étudiant avide de pouvoir changer le monde avec ses idées. Les idées, c’est bien ; mais le profit, c’est mieux. Ses amis avaient d’abord été là pour lui remonter le moral, et le rassurer en lui confirmant que tout le monde vivait la même chose. Les médias ne cessaient de dire que la nouvelle génération était sacrifiée, mais que dire de la sienne… Sa nouvelle patronne était une féministe convaincue qui idolâtrait Margaret Thatcher et qui ne cessait de lui dire que les hommes font partie d’un passé révolu. Il n’avait pas eu le cœur de se défendre. Et puis, à quoi bon gaspiller son énergie quand on se sait condamné.
Cacher sa maladie aux yeux de sa famille avait été, là aussi, chose aisée. Seul son père l’avait élevé. Sa mère avait disparu de la circulation avant même qu’il ne prononce ses premiers mots. Victime d’un baby blues, elle avait décidé de tout quitter pour rejoindre un bellâtre de Provence qui lui avait promis monts et merveilles. Et son père ne s’était jamais remarié. Il n’avait jamais eu ni frère, ni sœur. Les réunions de famille étaient très silencieuses, mais elles étaient au moins très faciles à organiser. En fait, mentir à son père avait été la décision la plus difficile de sa vie, mais il ne voulait pas qu’il s’inquiète. Il se faisait vieux, après tout, et il ne voulait pas qu’il souffre. Le pire cauchemar pour un parent est de voir son enfant partir avant lui. Et il n’avait jamais eu le courage de l’affronter pour lui dire que ce cauchemar allait, pour lui, devenir réalité.
Et puis, au détour d’un examen de routine, on lui annonça que son IRM était bon. Bon. Bon ! Un adjectif qu’il n’avait jamais entendu en milieu hospitalier. Et quelques jours plus tard, on lui avait annoncé qu’il avait remporté son combat contre la maladie. Qu’il n’était plus condamné. Qu’il vivrait… et qu’il vivrait longtemps. Il prit la nouvelle comme une véritable libération. Il avait eu envie de hurler son bonheur sur les toits. Mais ses amis n’avaient jamais été mis au courant de sa situation. Miss Maggie Junior et ses collègues, de leur côté, n’en avaient que faire. Restait son père. Il fallait absolument qu’il ait une discussion avec son père.
Il l’avait donc appelé, mais personne ne répondit. Il lui avait laissé un message, et fut rappelé quelques heures plus tard, alors qu’il était revenu chez lui et qu’il avait décidé de fêter l’événement en ouvrant une bouteille de Saint-Estèphe qu’il avait conservée pour une occasion spéciale. Néanmoins, il crut à une blague lorsqu’il se rendit compte que son interlocuteur était son propre oncologue, celui qui lui avait dit quelques heures auparavant que son cancer était de l’histoire ancienne. Il percevait de nouveau sa voix basse et grave, qui annonçait habituellement une mauvaise nouvelle.
Les instants qui suivirent furent engloutis dans le néant. Il entendit quelques bribes de mots. Désolé. Foudroyant. Avant de comprendre que son père venait de succomber à un cancer du pancréas qui s’était déclaré trois mois auparavant. Trois mois durant lesquels il avait été lui-même en chimiothérapie et s’était volontairement coupé du reste du monde. Il avait remporté sa bataille contre le temps, mais le temps lui avait ravi son père en lot de consolation.
Son père fut enterré quelques jours plus tard. Il fut le seul à avoir assisté à la cérémonie. Aucun de ses amis ne s’était déplacé. Sa patronne l’avait menacé de le renvoyer s’il ne se présentait pas lundi matin à la première heure. Il avait donc fait ses adieux à son père, sous un ciel gris, alors que le reste du monde continuait à tourner, sans lui. Sans eux.
La pluie continuait de tomber dru sur son visage déjà humide par les larmes qu’il continuait de verser. Si seulement il avait été là pour lui. Si seulement il avait eu l’audace d’être honnête avec lui, et de lui parler de sa propre maladie. Le cancer était ce qui l’avait emporté, mais il ne pouvait s’empêcher de croire que sa tristesse d’être sans nouvelles de son fils unique et sa solitude avaient été pour lui le cocktail de trop. Ne restaient plus que des souvenirs. Son père qui avait applaudi sauvagement à l’issue de sa première représentation de théâtre au collège, tel un fanatique endiablé. Son père qui encourageait systématiquement l’équipe adverse lorsqu’ils assistaient à un match de rugby, rien que pour l’énerver. Son père qui le regardait toujours avec des étoiles dans les yeux, et qui était si fier du jeune homme qu’il était devenu.
Les étoiles s’étaient toutefois éteintes. Les rues elles-mêmes étaient en deuil. Il n’entendait que le bruit trempé de ses pas. Sa vie allait continuer. Demain serait un autre jour. Mais ce soir, il se sentait plus seul que jamais. Peut-être parce qu’il se rendait compte que pour la première fois de sa vie, il était véritablement seul. Et cette souffrance lui était insupportable. Il aurait été prêt à marchander sa vie contre la sienne. Survivre lui était un sort pire que la mort. Le temps panserait ses blessures. Mais il savait pertinemment que le temps ne se presserait pas, et qu’il était prêt à savourer chaque instant de sa victoire funeste sur celui qui avait osé le défier.
Il voulait continuer à marcher. Marcher jusqu’à ce que sa peine se noie sur les trottoirs ruisselants. Marcher jusqu’au bout de cette nuit sombre et infinie. Marcher jusqu’à ce que le temps l’oublie.
« Tu manques… si tu savais… »