Un rien du tout

Derrière les notes

Un rien du tout. Un soir. C’est tout ce qu’on a eu comme avertissement. Un soir, tu as eu mal au dos. Aux reins. C’est tout. Rien d’autre. Merci. Après, c’était fini.

Ce soir-là, on avait beaucoup ri. Je sais même plus pourquoi. Avec des sourires en diagonale, on s’était dit que c’est quand même con de vieillir si même le rire nous laisse des séquelles.

Avoir mal aux reins, c’est une expression. Ça fait sourire. Ça fait hausser un sourcil sur deux. Ça fait faire des commentaires. Ça fait sous-entendu… mais, voilà.

Les médecins aussi haussaient les sourcils quand tu te pointais au rendez-vous. Les deux sourcils. ”En général, ce sont les hommes qui sont atteints.” Ils disaient. Et, sincères : “Vous êtes un cas plutôt rare, mais pas non plus exceptionnel.”

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Tu n’as voulu le dire à personne, ou presque. Il y avait Aline. Les voisins se posaient des questions avec nos changements d’horaires. Et à l’agence ils s’en sont doutés. Ce n’était pas ton genre de te retirer des mandats sans prévenir et sans explications. Il a bien fallu leur dire quelque chose. Mais quoi ? Ils ont su que tu allais à l’hôpital.

Et moi, j’ai continué à travailler. Le matin où c’est arrivé, mon téléphone a vibré. Je ne le laisse jamais allumé pendant mes cours. J'ai arrêté net le vibreur à travers mon jeans, puis j’ai enchaîné deux périodes de maths et de géographie.

Je repense souvent à ces deux heures de cours. J’ai peiné à rendre limpide l’utilité du cercle trigonométrique pour la vie, j’ai pontifié sur la route de la soie, j’ai même rigolé malgré moi à une blague de cul débile d’un de mes élèves. Pendant ce temps-là, à l’hôpital, quelqu’un était déjà en train de changer les draps dans ta chambre.

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Ton téléphone est resté allumé pendant des jours. Je le mettais en charge et je lisais tous les messages, sans pour autant prendre le soin de répondre. Je lisais tes messages pour m’imprégner de ton quotidien qui, lui, s’arrêtait à peine. Même sans réponses de ta part, les nouvelles arrivaient et la vie suivait son cours.

Et puis, après quelque temps, les messages qui, au début, n’étaient en rien perturbés par ton silence, se sont arrêtés. Le téléphone a commencé à sonner. Le tien, celui de la maison ensuite, et pour finir c’est sur mon propre numéro qu’on appelait. J’ai fait face à la déferlante d’intérêt avec un barrage de réponses préparées. C’est vite devenu un enfer.

Toutes ces conversations, leurs émotions, et les questions, bien intentionnées pour la plupart, m’ont rendu fou. La naïveté des gens est de si mauvais goût. Leur empathie me frappait d’outrage. Je les aurais roués de coups de toutes mes forces jusqu’à m’en briser les mains. Aline est passée à la maison et je ne lui ai même pas ouvert la porte. J’ai tout éteint, coupé le contact. Dans le silence, j’ai craqué. J’étais enragé, bouillonnant de haine. J’ai hurlé dans les coussins et arraché le rideau de douche. J’ai fait sauter les portes de leurs gonds et j’ai arraché les posters et leurs cadres qui pendaient comme des idiots là où tu les avais accrochés.

Une nuit, dans un élan de rage, j’ai éclaté toute la vaisselle sur le carrelage de la cuisine. Je me suis coupé le pied sur une écharde de bol à soupe et j’ai traîné du sang jusqu’à la salle de bain. Affalé dans la baignoire encore habillé, j’ai pleuré pour la première fois depuis le premier jour.

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Les mois qui se sont écoulés ensuite restent flous. J’ai pris congé. Je voyais peu de gens, et jamais à la maison. Je dormais dans le salon. J’ai bu, un peu, et sans intérêt. J’ai essayé de lire, de regarder des films, d’écrire, de marcher, de faire ce que font les gens. Rien du tout.

Tous les matins, je me suis réveillé, je me suis lavé, je me suis rasé, je me suis habillé. J’ai mangé trois repas par jour. Je me suis brossé les dents. J’ai répondu aux messages. J’ai pris rendez-vous chez le coiffeur. J’ai fait tout ce qu’il y avait à faire. Les papiers, les assurances, les déclarations, les certificats, les remerciements, les factures, les cartes, les sms, les mails, les réseaux sociaux.

De temps en temps j’acceptais d’aller “boire un verre” ou de “faire un tour”, mais alors en ville ou dans les centres commerciaux. Je me sentais plus à l’aise dans ces endroits où on ne fait que passer, sans rester bien longtemps. Les gens sont plus vrais dans ces endroits, parce qu’ils sont là pour eux, et ils ne font pas semblant.

Même s’il ne restait pas longtemps, le sommeil n’était jamais loin. Il ne s’annonçait plus. Il venait, tout simplement. Je dormais souvent, de manière irrégulière et inattendue, avec toutes les lumières allumées. Puis, je me réveillais en sursaut. Et là, pendant un bref instant, un instant seulement, je pouvais presque oublier.

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Cet hiver-là, il a beaucoup plu. Il a neigé aussi. Je n’ai rien vu, rien senti, et ni le froid ni l’humidité ne me touchaient. La seule chose que je ressentais, toujours, tout le temps, c’était la chaleur que produisait obstinément mon corps. Je brûlais de vie et ça me dégoûtait.

Un jour, Aline est venue me rendre visite. Elle a insisté pour m’aider à trier les armoires. Après s’être enfilée coquette dans un de tes pulls en laine, Aline s’est mise à pleurer. Je l’ai laissée se suspendre à mon cou et puis, sans réfléchir, je l’ai embrassée. Peut-être que c’était pour qu’elle arrête de pleurer, ou peut-être que c’était l’odeur de fleur d’oranger encore sur la laine et qui m’emplissait les narines, les yeux, et la bouche, je ne sais pas.

Ce soir-là, on a mangé une lasagne qu’elle avait faite deux jours auparavant. On a regardé un début de film, mais ni l’un ni l’autre n’a réussi à crocher, alors on a décidé d’éteindre. Avant de partir, Aline m’a pris dans ses bras. Cette fois-ci, c’est moi qui me suis effondré. J’ai pleuré et elle m’a tenu. Après son départ, je me suis endormi en boule contre le canapé à même le sol.

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Les jours se suivent maintenant sans laisser de trace. J’ai repris les cours. Mes élèves sont des autres, mais ce sont toujours les mêmes. De temps en temps, ils baissent la voix et me regardent du coin de l'œil en chuchotant, mais très vite, ils se remettent à glousser, incapables de tenir longtemps le poids de leurs propos. L’autre jour, au milieu de leurs conneries habituelles, une fille avec une jupe en cuir et des chaussures à plateformes — “elle est morte.”

C’est dur à dire ce qui s’est opéré en moi en entendant ces mots. Je suis sorti de mon corps. Comme pour la première fois, je me suis vu dans le miroir du monde. J’avais tout à coup conscience de tout, je sentais tout. Le courant d’air qui traversait le couloir depuis l’extérieur m’a submergé et j’ai dû m’accrocher pour ne pas être emporté. Tout ce que j’ai pu vivre et tout ce qui reste à venir, engloutis dans l’infini impossible de l’instant présent.

Je suis comme le visiteur d’un autre monde. J'erre dans des rues que j'ai toujours connues mais ce sont des rues que je n’ai jamais vues auparavant. Pas comme ça en tout cas. J'interagis normalement avec les gens, mais ce n’est pas moi qui parle. Je suis à l’arrière, j’observe, et ce qui se passe ne m’est pas familier, je n’en fais pas l'expérience directe. Hier, j’ai rigolé avec un collègue, et en même temps je prenais conscience de ce rire comme d’un phénomène extérieur. C’est étrange. Tout mon être est recouvert d’un énorme voile.

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Je ne sais pas si tu m’entends. Peut-être que tu m’observes et que tout ce que je dis, tu le sais déjà. Peut-être que tu étais là toi aussi et peut-être que tu l’es encore. Peut-être que tu ris et pleures avec moi qui suis coincé ici, chez nous, sans savoir quoi faire à part continuer. Peut-être que tu me parles aussi, que mon incapacité de t’entendre te frustre et te désespère.

Aline est passée hier. Elle m’a fait remarquer que je devrais m’occuper des murs. On a parlé de toi comme à chaque fois. Après une hésitation, elle m’a avoué qu’elle avait de la peine à se souvenir de ton visage. Quand je ferme les yeux, moi, tu es la seule chose que je vois.

On me dit que je devrais me changer les idées, que je devrais repeindre, que je devrais rencontrer quelqu’un et penser un peu plus à moi. Cela a du sens, en théorie. En vrai, même si j’avance, c’est pour me rapprocher de toi. Si je me lève le matin, c’est grâce à toi. Si je respire encore, c’est pour toi. Si je continue à vivre, c’est par le tango lent de ton sang dans mes veines…