Années 70 : Jean-Jacques Goldman se cherche
Essais
Chez Jean-Jacques Goldman, les années 70 sont beaucoup moins productives que les années 80 ou 90 mais tout aussi riches, très variée au niveau des styles. En 1980, notre future vedette a déjà à son actif pas moins de trois albums et onze 45 tours (ou maxi 45 tours), avec ou sans Taï Phong. Et dans le lot, on compte seize compositions, paroles et musique. Ce n'est pas mal pour quelqu'un qui, à ce moment là, exerce un autre métier pour vivre.
C'est une période de recherche pour Jean-Jacques Goldman qui s'essaye un peu à toutes les sauces. Outre le rock progressif, qui est la ligne directrice du style de Taï Phong, il y aura des tentatives disco et variété française. Des albums conceptuels aux essais de tubes "à la mode", on décèle plusieurs faces de l'artiste. En 1981, Jean-Jacques n'est pas parti de rien. Il y a forcément eu une influence quelconque. Mais que peut-on déceler dans cette production de ce qui fera le style Goldman ?
D'entrée de jeu, il est clair qu'il n'écrit pas de la même manière ses titres en anglais et ceux en français. On ne traite pas le rock progressif comme on traite la variété française. Le premier a un coté irréel alors que la seconde est plus ancrée dans la réalité, même avec un sens poétique. Les textes sont différents en fonction du style.
Les chansons qu'il a écrites pour les albums de Taï Phong s'expriment souvent dans l'excès, voire une certaine extrême, et plutôt dans le "gris foncé" que le "gris clair". "Goin' away", par exemple, qui est la plus ancienne composition de JJ publiée, met l'accent sur la boulimie de découverte, tant sur le plan des voyages ("another city every day") qu'au niveau des rencontres ("meeting new friends and people"). C'est un peu l'histoire de celui qui brûle sa vie et qui s'obstine malgré les conseils des autres ; le thème de la liberté totale exprimé de la manière la plus simple.
Ce même thème est repris dans "When it's the season" ("rather burn my life than give it up to dust") mais de manière plus équilibrée dans le sens où le sujet paye les pots cassés à la fin : il a 60 ans et fait le bilan des années antérieures. A-t-il des regrets ? On ne le sait pas vraiment, ce qui est sûr c'est qu'il est passé à coté de certaines choses et que le temps l'effraie toujours autant ("sometimes frightened I listen pass the seconds of an hour"). Si pour "Goin'away", tout reste au même niveau pour le personnage, dans "When it's the season", il passe d'une extrême à l'autre. Dans les deux cas le rythme de la musique colle bien au texte : rapide lorsque le personnage consomme le temps vitesse grand V, et lente lorsque sa vie se ralentit.
"Sad passion" n'a rien à envier aux deux précédents titres, c'est là le thème de l'amour poussé à son paroxysme : un homme qui pour garder celle qu'il aime la dévore. Tout est ici sans concession ni modération, avec des textes d'inspiration plutôt banale.
"End of an end", par contre, se détache un peu des chansons citées précédemment. La scène semble tirée d'un événement médiatique : tout commence par un tableau paisible qui évolue en scène d'horreur, avec un massacre. On passe toujours d'une extrême à l'autre mais on a ce coté observateur que l'on n'avait pas avant. JJG ne s'exprime plus à la première personne, il est témoin et non plus acteur.
"Back again", sorti uniquement en simple en 1978, pourrait être la suite et la conclusion de "Goin' away". C'est le retour au sources de celui qui est parti découvrir le monde et qui se rend compte qu'il n'est finalement plus qu'un étranger même chez lui. On retrouve un peu le thème du "Coureur".
Même s'il y a, dans toutes les chanson citées, quelques bribes du Goldman à venir (en particuliers dans les thèmes du "voyage"), celles-ci sont trop faibles pour donner un aperçu du chanteur que l'on connaît.
Qu'en est-il des tentatives "disco" de Taï Phong, "Follow me" et "Fed up" ? Etaient-elles la volonté du groupe ou bien celle de Jean-Jacques Goldman qui a écrit les deux chansons ? Ou était-ce tout simplement un compromis avec la maison de disque qui voulait équilibrer le budget avec des tubes ? Toujours est-il que ces 45 tours ont été des échecs commerciaux. Jean-Jacques était-il vraiment à l'aise dans cette musique faite au moule, livrée à une mode ? C'est qu'il y a déjà beaucoup de monde sur le terrain et les meilleurs places des hit-parades étaient déjà prises. Boney M, les Bee Gees, Gloria Gaynor, Donna Summer, Patrick Juvet, le feu Claude François et beaucoup d'autres squattaient le haut du pavé. Y avait-il encore de la place pour Jean-Jacques ou Taï Phong ? Avec "Follow me" et "Fed up" JJ passe dans un autre registre de discours avec des paroles plus basiques et, encore une fois, dominés par la musique.
Dans l'ensemble, ces textes en anglais ne sont pas toujours bien maîtrisés (des phrases pas toujours terminées qui enchaînent sur d'autres, mal placée, à cheval sur deux vers) mais expriment clairement une idée générale. Goldman cherche, de toute évidence, à développer des thèmes.
Déjà à cette époque, la langue de Shakespeare ne semble pas convenir à l'écriture de Goldman. On le sent plus à l'aise dans des textes en français. A propos des chansons de Taï Phong, il dira lui-même qu'il chantait des "stupidités qui sonnaient bien" ["Paroles et musique" n° 55, décembre 1986, p. 31]. Ce n'est pas pour rien que, par la suite, il confiera l'écriture de textes en anglais à Michael Jones ("Je te donne", "Nuit", "Brother"…).
Rien dans tout cela ne dénote le Goldman des années 80. Ni les textes, ni la musique. La complexité musicale de Taï Phong semble souvent prévaloir sur le texte, ce sont les mélodies qui créent l'ambiance. Tandis que dans les chansons en français de Jean-Jacques, les paroles et la musique vont de paire sans que l'un supplante l'autre.
Selon certains biographes, c'est dans les titres en français qu'il faut chercher le futur style Goldman.
En 1986, Philippe Deboissy parlait du "ton de Jean-Jacques Goldman en français… qui fera son succès en 1981" ["Tout sur Goldman", Publications Nouvelles, mars 1986, p. 69]. En 1988, un numéro spécial de Star Magazine apportait un jugement plus mitigé : "Les paroles rachètent parfois des arrangements pas toujours originaux, mais les mélodies sont déjà là" [1988, p. 17]. Quant à Christian Page et Didier Varrod, ils sont beaucoup plus sceptiques : "Les thèmes sont communs et ne sont pas révélateurs des grandes idées qui seront développées par la suite (…) Quoi qu'on en pense, ils ne constituent pas le mauvais brouillon de l'œuvre à venir" ["Goldman, portrait non conforme", avril 1987, p. 70].
Quand plus tardivement, en 1994, Jean Mareska, ancien producteur de Taï Phong, reparle de ces six titres qu'il a vu se créer en studio, il dira que "toute la substance des chansons de Goldman se résume dans ses trois premiers disques en solo" ["Platine" n° 13, août-septembre 1994, p. 17].
Le problème est que ce sont là des jugements après coup, effectués avec du recul. L'idéal serait de retrouver des critiques de l'époque, des avis vierges de ce que nous connaissons avec pour seule comparaison possible, les disques de Taï Phong. A défaut, on peut juger chaque single isolément.
"C'est pas grave papa", "Les nuits de solitude" et "Back to the city again" sont respectivement sortis en 1976, 1978 et 1979. Entre chaque 45 tours, il s'est écoulé une période d'au moins un an, et donc forcément, il y a une évolution.
Ses premiers titres en solo de 1976, "C'est pas grave papa" et "Tu m'as dit", apparaissent comme naïfs à la première écoute mais il y a déjà ce côté nonchalant et philosophe que l'on retrouvera plus tard. Les arrangements ne sont pas originaux mais sont bien maîtrisés sur le plan instrumental.
"Les nuits de solitude" tourne plus vers le tube avec un rythme et une mélodie accrocheurs et des textes plus limpides que sur le précédent single. "Jour bizarre", sur la deuxième face, nous révèle un aspect plus intime, plus acoustique (qui n'est pas sans rappeler la deuxième partie de "Entre gris clair et gris foncé").
"Back to the city again" est une nouvelle étape. Le ton se rapproche d'avantage de ce que nous connaissons. Le texte fait preuve d'originalité, en positivant le négatif ("les peaux blanches", "le bruit", "les pubs", "tous ces gens pressés"). L'humour et la sincérité provocatrice sont déjà là. Sur la seconde face, par contre, on a l'antithèse. "Laëtitia" nous affiche un Goldman très sensible, à vif. On le retrouvera ainsi dans son premier album ("A l'envers", "Pas l'indifférence"…). Par la suite, avec le succès, ce sentiment de fragilité sera mieux maîtrisé. Ce troisième 45 tours est sans doute celui qui résume le mieux l'œuvre à venir.
Tout ce patchwork d'enregistrements et de styles met en évidence les qualités d'interprète de Jean-Jacques Goldman. Qu'il s'agisse des ses chansons ou celles des autres ("Sister Jane" ou "Games", par exemple, écrites par Khan Maï), il sait trouver le ton juste. C'est encore plus flagrant dans "Slow me again", ce medley de slows qu'il sort en 1978 sous le pseudonyme "Sweet memories" et dont on ne peut pas dire qu'il en ait écrit grand chose. Sur cette brochette de "tubes" ("Only you", "Nights in white satin"…), Jean-Jacques nous dresse une palette de ses capacités vocales, passant parfois des graves ("Sag warum") aux aigus ("It's a man's world").
Entre le rock progressif, le disco et la variété française, Jean-Jacques sait s'adapter mais à force de sauter du coq à l'âne, il ne semble plus trop savoir où donner de la tête. C'est pourtant vers la variété qu'il va se diriger. Ce n'est finalement pas en imitant les autres qu'il va trouver le succès, mais en se "marginalisant", en se "décalant". En 1981, son premier album, qu'il voulait appeler "Démodé", est totalement en décalage avec l'ambiance musicale des hits parades de l'époque. A l'écoute des chansons, on le sent désabusé, ayant perdu ses illusions. Et pourtant, c'est là que le vent va tourner.
Ludovic Lorenzi
"En passant", la liste, 28 janvier 2000 Tous droits réservés