Chanteur des villes, chanteur des champs : la ville et la campagne dans les œuvres respectives de Francis Cabrel et de Jean-Jacques Goldman
Essais
Seuls rescapés du quatuor mythique des meilleurs auteurs-compositeurs-interprètes francophones des années 80 (Balavoine, Cabrel, Berger, Goldman), Francis Cabrel et Jean-Jacques Goldman, tous deux maladivement timides, ont appris à se connaître. D'une estime réciproque et sincère s'est développé un profond respect qui s'est désormais mué en une véritable amitié complice. Ces grands artistes qui ont su nous faire danser au gré de leurs rythmes fous et de leurs engagements forts, ont également des racines qu’ils n’ont aucune peur d’évoquer.
En effet, bien que proches, ils ont toutefois des origines très différentes. En se plongeant dans les paroles de leurs plus belles œuvres, on peut voir apparaître ces parts d’eux-mêmes, parfois à la ville, parfois à la campagne. Ainsi, Jean-Jacques Goldman est autant viscéralement urbain que Francis Cabrel est rural, et c’est la raison pour laquelle il nous a paru intéressant de comparer ces deux thèmes dans leur œuvre respective.
La désillusion de Cabrel dans une ville sans vie : "Y'a même pas d'abeilles sur les pots de confiture"…
Les références à la ville dans les chansons de Cabrel se trouvent essentiellement dans ses premiers albums. Et quand on se penche sur les raisons de ces évocations, cela paraît naturel : c’est à vrai dire à cette époque qu’il voit son succès exploser, et que ses pérégrinations le mènent à Paris. Il devra ainsi demeurer un certain temps dans la capitale, avant de réaliser à quel point ses racines le rappellent à son village d’enfance. Après cette période, ses allusions à la ville se feront de moins en moins présentes, et semblent s’envoler de son œuvre tout comme elles quittent son esprit.
Au début de sa carrière, la ville apparaît donc comme un lieu dont il faut se méfier, mais terriblement attirant par son côté nouveau, comme l’atteste "Les Murs de Poussière": "Il rêvait d'une ville étrangère | une ville de filles et de jeux | il voulait vivre d'autres manières, | dans un autre milieu". Tel le fils prodigue, il a une image dorée de la ville, où tout est possible, où les rencontres abondent, et où le succès est immédiat. Toutefois, après cette effervescence, la désillusion est inévitable. La ville est sale et triste, le béton a tout enlaidi. Dans son titre "Ma Ville", il nous dépeint un cadre qui donnerait à tous l’envie de fuir : "La rue est sale [...] Rue d'usine | toute tâchée d'huile tombée des machines [...] Ma ville est grise | des couloirs de béton aux porches des églises | tout deviendra si noir qu'il n'y a plus de remède | ma ville est laide".
L'homme de la campagne qu’est Francis Cabrel ne comprend pas la vie en ville, son stress, son manque d'espace. Le champ lexical de l’emprisonnement revient souvent, que ce soit à travers les grilles, le béton, la mort de la nature. Notamment dans "Le p’tit Gars", ces thèmes nous font froid dans le dos ! "On voyait s'agiter la cité [...] les fleurs solitaires dans les parterres grillagés [...] où s'en vont mourir ses pauvres pantins [...] ils vont finir par manquer d'air,[...] tourner les ogres d'affaires dans les tours de verre climatisées [...] Le p'tit gars ne comprenait rien".
Dans "Ma Ville", il revient également sur l’absence de chaleur entre les individus, comme des robots errant sans but, figés sur leurs propres intérêts : "personne pour me dire bonjour [...] Je suis un étranger ma mère dans cette ville où j'ai vu le jour […] Leurs sourires ils se les gardent dans cette ville où je suis né". Seul le matérialisme demeure tristement, et la compétitivité industrielle voit surgir une course à l’argent, course illusoire menant à la perte de l’humanité : "Ma ville est triste, cent mille personnes et personne n'existe, des courants de monnaie traînent mille fantômes comme un seul homme".
Cette absence de vie apparaît également dans "Les Voisins" : "Chacun d'eux sagement replié sur son bout de palier" ou encore "Répondez-moi": "emmuré entre vos tours de glace".
La tristesse est omniprésente, les citadins sont perdus dans la folie et, dans ce lieu fantomatique, tout semble ne se tenir debout qu’artificiellement : "Les saisons se sont arrêtées aux pieds des arbres synthétiques […] que brille la lune pleine | que souffle le vent du sud | vous n'entendez pas […] Je vis dans une maison sans balcon, sans toiture | y'a même pas d'abeilles sur les pots de confiture […] C'est même pas une maison".
Ces références austères à la ville sont assez nombreuses. Nous pouvons par exemple mentionner la fameuse pénombre de la rue de la "Petite Marie", l’agitation violente de "Je m’étais perdu" : "en bas dans la rue des gens très malheureux criaient des slogans rouges", ou encore le vaste désert humain qu’est la ville dans "Vite Croisée" : "C'est quand même grand, c'est quand même vaste une ville [...] on s'est croisé [...] l'instant d'après le rue était comme orpheline [...] Petite fée, ma citadine".
Si, de manière surprenante, la campagne peut apparaître désuète, vieille et inintéressante pour un jeune en quête de dynamisme, la vitrine de la ville se fissure rapidement face à la réalité. C’est bel et bien dans son village que se trouve son cœur, et là-bas qu’il se doit de rentrer. En effet, quand on y revient, on a compris qu'elle détient les vraies valeurs. Dans "Le P’tit Gars", le jeune homme que l’auteur décrit est peut-être lui-même. Il est le spectateur d’une forme de décadence qu’il se garde bien d’approcher : "e p'tit gars là haut sur sa colline venait les contempler en paix [...] attendant tranquille la récolte du vin".
Face à tant de superficialité, il semble toutefois rester une once d’espoir. Si la ville est devenue ce qu’elle est, l’homme n’y est pas pour rien. D’une volonté collective pourrait émerger à nouveau une cité fleurie, centrée plus sur la charité que sur l’individualisme, plus sur la nature que sur la consommation compulsive.
Dans "Ma Ville", le compositeur termine sur une note optimiste : "Mais demain, demain si tu veux, tout demain, demain tous les deux on refera ma ville, ma ville..."
Ainsi, si nous pouvons voir que Francis Cabrel se garde bien d’approcher la ville, qui semble être un poison pour son talent voire même pour son être tout entier, il est intéressant de voir que Jean-Jacques Goldman se construit de façon totalement opposée à cette vision.
… Par opposition à l’attachement de Goldman à la ville : "Retremper mes racines dans le goudron"
Grand citadin né à Paris et ayant grandi en proche banlieue, Jean-Jacques Goldman s’affiche de façon décomplexée comme un enfant du béton. Sa ville, il ne semble pas vouloir ni même pouvoir la quitter. Car c’est bel et bien cette muse qui lui a permis de grandir, de développer son talent, de faire de belles rencontres et de stimuler son imagination.
Berceaux de toutes les possibilités, les paysages urbains sont donc pour lui un signe de liberté et d’infinité dans lesquels il se reconnaît tout à fait.
Là, il peut être tout le monde, à la fois quelqu’un et personne. Comme il l’évoque dans "Je marche seul" : "Je marche dans la ville | Tout seul et anonyme | La ville et ses pièges | Ce sont des privilèges". Pour quiconque n’aurait pas grandi de la même façon que lui, il peut comprendre l’appréhension face à de ce monde de béton.
Toutefois, lui est là comme le guide d’une antique pyramide égyptienne, connaissant tous les recoins de ce monde qu’il arpente inlassablement. Et il peut trouver la sérénité de la solitude, même parmi la foule autour de lui.
Toutefois, s’il s’y sent chez lui, il est lucide quant à la difficulté de la vie en ville. Si l’anonymat peut être apaisant et agréable, la mentalité citadine est parfois compliquée à cerner, et il n’est pas toujours simple d’approcher les personnes qui nous attirent. Dans "Jour bizarre", il y fait référence : "Dans une rue banale |Une fille pas mal |Qui est passée | c'est tout". La demoiselle disparaît telle une ombre, et jamais plus il ne la verra. Et le même schéma se reproduit dans Tout était dit : "Il est temps de partir, elle se lève, évidente, transparente | Sa façon de marcher dans mon rêve, son parfum qui s'évanouit | Quand elle disparaît de ma vie | Tout était dit",
L’individualité et l’absence de chaleur humaine, générant la peur, est également abordée dans "Le rapt" : "C'est votre beauté glacée, votre indifférence | Pourtant si proche, votre inaccessible absence […] Ma famille à moi, mon domaine, c'est la rue | Mais comment se rencontrer sur une avenue".
Mais cette peur, si elle n’est pas toujours légitime, l’est tout du moins parfois. Dans "Sans un mot", on le comprend bien : "Moi j'ai choisi la banlieue | Si tu crois que c'est facile | Viens donc vivre ici mon vieux | Oublie pas ta carabine, non-non".
Symbole de liberté et de réussite pour certains, la ville serait donc également le lieu de toutes les injustices. Mais il demeure un espoir. Après tout, ce cadre apparaissant comme salvateur pour notre compositeur, il n’est pas nécessairement impossible de se soustraire à sa situation pour atteindre ses rêves. On retrouve cette vision dans "Envole-moi" : "J'ai pas choisi de naître ici | Entre l'ignorance et la violence et l'ennui | J'm'en sortirai, j'me le promets […] Envole-moi, envole-moi, envole-moi | Loin de cette fatalité qui colle à ma peau", et dans "C’est ta chance" : "C'est ta chance, ta source, ta dissidence | Toujours prouver deux fois plus que les autres assoupis d'évidence | Ta puissance naîtra là".
S’il est vrai que chacun de nous hérite d’un passé non choisi, celui-ci doit être un propulseur pour nous aider à devenir ce que l’on souhaite vraiment être. Nul autre que nous même ne peut décider à notre place où l’on veut aller, et nos rêves ne doivent pas être conditionnés par des préjugés.
Et, dans la ville Goldman nous laisse entendre que tout est possible : selon lui, ce cadre est privilégié pour avancer.
La ville est bel et bien pour lui le lieu dans lequel il a pu se grandir, et devenir ce qu’il est. Il en témoigne dans "Des bouts de moi" : "J'ai laissé des bouts de moi au creux de chaque endroit […] Une ville que la nuit rend imaginaire". Ici, les buildings gardent discrètement le mystère et le secret que chacun souhaite y déposer.
Son attachement pour la ville est également limpide dans l’un de ses tout premiers titres, "Back to the city again" : "Retremper mes racines dans le goudron | Retrouver le coca et les néons | Les filles pleines de sun qui sentent bon […] Respirer le métro à plein poumons […] Me gaver de ketchup et de béton".
Très clairement, Jean-Jacques Goldman ne pourrait vivre ailleurs qu’en ville, mais il a conscience que celle-ci ne lui apportera pas toutes les réponses dont il aurait besoin. Il a conscience des limites de ce cadre, et l’extra civitatem demeure une échappatoire majeure de l’imaginaire collectif. "On ira" traduit tout à fait ce sentiment : "Loin des villes soumises, on suivra l'autoroute […] Oh belle, on ira, on suivra les étoiles et les chercheurs d'or".
"C'est en pleine ville qu'on écrit les plus belles pages sur la campagne." (Jules Renard)
Et cela semble tout à fait vrai. Les tableaux dépeints par Goldman qui admire cette nature qu’il ne comprend pas, sont aussi beaux que ceux que Cabrel qui la ressent viscéralement. Tableaux que ce dernier partage avec nous, après son retour de la ville, qui lui a fait comprendre que l’essentiel était dans son village.
Francis Cabrel et son enracinement à la campagne profonde : "J'avais commencé une histoire | Sur une planète nouvelle, toute bleue"…
Contrairement à Jean-Jacques Goldman, qui semble puiser sa créativité et son besoin de liberté en ville, la liberté se traduit chez Cabrel par une forme d’élévation. Ce besoin de lever les yeux au Ciel se développe dans l’évocation des oiseaux, des étoiles, des papillons ou des nuages et se retrouve dans un très grand nombre de titres, avec par exemple "Les chemins de traverse" : "On s'est perdu dans les nuages | Comme les oiseaux de passages", ou "Lisa" : "J'imagine le son de ta voix | Un beau jour c'est certain tu t'envoleras | Lisa, accrochée aux ailes | des oiseaux dissidents".
Très certainement lié à son engagement écologique et à ses convictions chrétiennes, comme il le laisse entendre à plusieurs reprises notamment avec "Assis sur le rebord du monde" : "Dieu qui s'est assis sur le rebord du monde | Et qui pleure de le voir tel qu'il est", ou encore dans "La robe et l’échelle" : "Nous passons nos vies de mortels | A chercher ces portes qui donnent | Vers le ciel", cet attrait pour les hauteurs et la nature pleine de vie, lui est indispensable. Cet homme de la terre se laisse porter par son cœur et par la beauté de la création, avec "Octobre" : "On ira tout en haut des collines | Regarder tout ce qu'Octobre illumine", ou "Loin devant" : "J'entends | Le monde chanter | Sous les arbres penchés".
Il ne se cache pas de son combat contre les dérives de l’humanité, qu’il peut assimiler à la déshumanisation de la ville. Il s’y sent prisonnier comme il parvient à l’exprimer dans "Je m’étais perdu" : "Moi je veux vivre plus loin | Reprenez vos papiers, vos titres et vos bulletins | Moi je veux vivre plus loin". Et cet emprisonnement peut aller plus loin, car n’est pas toujours le fruit d’un choix. Dans "Le Lac Huron", il se met à la place du personnage dont il raconte l’enlèvement à sa terre : "Je savais lire les marques du temps | Sur les écorces des arbres | Je savais compter les éclats de marbre | Sur la peau des serpents".
Par opposition à une ville qu’il ne comprend pas, et dans laquelle il ne parvient pas à s’intégrer, la nature est sa muse, cette nature illuminée par les saisons, cette nature à laquelle on revient inlassablement. Si chacun peut rêver d’aventures, les villages finissent par manquer, et un retour aux sources devient presque indispensable.
C’est dans l’un de ses titres les plus connus, à savoir "Les Murs de Poussière", qu’il aborde ce sujet avec rythme et pertinence, tout en nous faisant chanter : "Il n'a pas trouvé mieux | que son lopin de terre | que son vieil arbre tordu au milieu | trouvé mieux que la douce lumière du soir | près du feu qui réchauffait son père | et la troupe entière de ses aïeux".
Ici seulement, il peut se ressourcer, se sentir vivre, et trouver ce qu’il attend de la vie. Il donne même ce conseil à la petite fille de "La cabane du pêcheur" : " Va faire un petit tour, respire le grand air !"
Toutefois, si Francis Cabrel brûle d’amour pour la campagne, ses terres fertiles, son histoire profonde, il peut concevoir que l’attrait de la ville soit fort. Et par là, il est aussi attristé de voir fuir les jeunes qui risquent peut-être de se brûler les ailes ou de se désillusionner. Il s’exprime notamment dans sa chanson "Carte postale", "Endormies les fermes quand les jeunes partent [...] Disparus les chiens jouant sous les tables [...] désertées les places".
Cette campagne que Francis Cabrel chérit, autant qu’elle laisse Jean-Jacques Goldman indifférent.
… Un écart avec la vision plus sombre de Jean-Jacques Goldman. "Là-bas, on m’a présenté les moutons un par un. Entre nous, tu sais, ça n'accrochait pas très bien"
A travers les chansons de Jean-Jacques Goldman, on ressent en effet très souvent et facilement son besoin de liberté. Les enchaînements musicaux enivrants, le virevoltement des notes, le plaisir qu’il a à être entouré, à se dépasser, les allusions au voyage, la densité des sujets abordés, nous transportent dans un tourbillon de sensations empreintes de dynamisme. Et il est donc simple de percevoir que ce bouillonnement, intrinsèque à son caractère, est un moteur qui lui permet d’avancer. Et cet élan semble ne pas pouvoir se départir d’un paysage urbain. Parisien de naissance, Jean-Jacques Goldman ne se lasse pas d’évoquer la ville, et on ressent son profond attachement envers ce cadre qui a bercé son enfance. Dans ce cas, quel peut être son rapport à la campagne ?
Lui qui a beaucoup voyagé, nous laisse comprendre, notamment via les paroles de "Vivre cent vies", à quel point la ville lui est indispensable. Il ne peut se résoudre à quitter ce berceau de son identité et de tout ce qu’il représente : "Vivre à la campagne mais en centre-ville, Effacer mes solitudes, […] Vivre en nomade et libre, coucher sous les cieux." Il se rattache à la campagne simplement via sa symbolique dans l’imaginaire collectif : c’est pour tous un signe de liberté, mais qu’il semble avoir su trouver dans le béton pour sa part.
Bien que Jean-Jacques Goldman puisse admirer ces tableaux pittoresques de paysages qu’il dépeint avec justesse et romantisme, il demeure imperméable à ce cocon de sérénité. Il y a est très certainement le titre le plus évocateur de cette admiration. La campagne semble être paisible, pleine de simplicité et de sérénité, mais il s’affirme toutefois en opposition avec cet univers : "Et loin de tout, loin de moi". Il perçoit ce cadre comme étant destiné aux personnes qui y ont grandi et ont pu s’imprégner de cette simplicité. "De là que tu pars, où tu reviens chaque fois, Et où tout finira." Tout comme il a besoin de revenir à ses racines en ville, il conçoit que l’on puisse ressentir cette même attraction vers des paysages de bruyère, au coin d’une cheminée et autour des plats de grand-mère.
Il fait d’ailleurs un éloge de la campagne dans son titre C’est pas d’l’amour, évoquant la chaleur des aquarelles italiennes : "Ça ressemble à la Toscane douce et belle de Vinci | Les sages et beaux paysages font les hommes sages aussi". Nous sommes nécessairement emportés, au son de ces quelques notes, dans un cadre idyllique et ensoleillé d’où s’élèvent les délicieuses odeurs de la méditerranée. Mais une fois de plus, si Jean-Jacques Goldman nous dépeint une telle toile, elle lui apparaît comme une scène à admirer mais non pas à ses yeux comme un lieu où vivre.
Il comprend cependant que d’autres puissent être attachés à leurs racines rurales, et l’a d’ailleurs parfaitement démontré en offrant des paroles sur mesure à Patrick Fiori : "C'est une campagne où je suis né | C'est un rivage où tout a commencé | J'en ai vu bien d'autres mais celui-là | Jamais rien ne l'effacera" ("Je sais où aller"). De la même manière avec "L’écho des dimanches", c’est face à un monde hors du temps et déconnecté de toute agitation que nous semblons nous trouver, nous évoquant rêve et apaisement : "Dans mon village | J’ai vu le temps se poser".
S’opposant à la ville, sa muse onirique dans laquelle il a grandi et laissé des parts de son être, comme il le mentionne dans sa chanson "Des bouts de moi", Jean-Jacques Goldman ne peut trouver sa place en s’enfermant dans la sagesse et le repos, et va même jusqu’à fuir la nature. Cela peut sembler paradoxal de se sentir emprisonné en extérieur, mais seules ses racines citadines lui permettent visiblement de se retrouver en paix, libre et épanoui.
Avec "Back to the city again", il se met à nu. A la terre et aux moutons, il ne se cache pas de rêver plutôt du béton et des vendeuses des magasins pour inspirer son talent. "Je me suis considéré irrécupérable | Au retour à l'authentique bien incapable." S’opposant à Francis Cabrel et à son amour de la terre, il est fier de son attachement à la ville qui a fait de lui ce qu’il est, cette ville, la seule à pouvoir faire resurgir de son passé ses racines et ses plus profonds souvenirs.
Si certains prétendent "partir pour mieux revenir", il semble que ce soit exactement l’expérience à laquelle notre compositeur a pu faire face, quittant les moutons et s’en retournant une bonne fois pour toutes à la ville pour suivre ses rêves et ses envies.
La campagne est donc loin d’être un thème central de l’œuvre de Jean-Jacques Goldman. Enfant de la banlieue, attaché au mystère et à la complexité des buildings ainsi qu’à l’odeur du béton, il reste imperméable au cadre de vie campagnard. Et s’il nous dépeint des scènes touchantes, auxquelles son auditeur, son lecteur ou son interprète - quand il décrit la campagne par procuration - peuvent s’identifier à travers un passé similaire, il ne parvient pas à s’y sentir pleinement lui-même.
Il s’en tiendra donc à écrire la campagne pour notre plus grand plaisir, nous transportant au gré des ruisseaux, des forêts, et des danses folk en compagnie de vieilles dames pleines de caractère !
"On cherche parfois le paradis aux mauvais endroits. Alors qu’on l’a à ses pieds." (Bob Dylan)
Il n’y a aucun doute : Cabrel est à la terre ce que Goldman est au béton. Et pourtant, ces deux artistes qui ont fait et feront encore danser des générations, sont similaires.
Le Montrougien semble en surface s’opposer à l’Astaffortais, mais leurs profils se rapprochent à travers leur retour aux sources. Leur vie ayant été marquée par de nombreux déplacements, c’est en allant à la campagne que Goldman s’est rendu compte qu’il n’appartenait pas à ce monde, et c’est après son séjour à Paris que Cabrel a fait le choix de s’en revenir à son village natal.
Leur cheminement est donc aisément comparable. Cherchant la plénitude de leur talent et de leur épanouissement, ils n’ont pas eu peur de bouger pour aller voir si l’herbe était plus verte ailleurs. Et leur conclusion fut la même : il faut partir pour mieux revenir. Revenir à ses racines, à ces paysages où l’on a pu laisser une part de nous. Ces paysages qui ont fait de nous ce que nous sommes, avec leurs attraits et leurs limites.
Une ville dynamique offrant mille possibilités avec sa population variée et sa société de consommation. Mais aussi une ville dangereuse et perdant de son humanité. Une campagne splendide aux saisons vivantes, aux fleurs dansantes et aux ruisseaux bruyants, mais aussi perdant de son attrait au profit d’un urbanisme très développé. Mais après tout, comme le disait justement l’écrivain québécois Yves Thériault : “Pour qui a des racines, fuir n'a pas grand sens, puisqu'il implique un retour.”
Un essai d’Ambre Pineda (18 septembre 2018), avec les contributions nombreuses et indispensables de Philippe Calvet (27 mars 2000), Ludovic Lorenzi (9 juin 2000), Jean-Michel Fontaine (19 octobre 2000, 5 novembre 2001, 16 septembre 2018) et Moïse Rotat (3 décembre 2001).