La nuit dans les chansons de Jean-Jacques Goldman

Essais

Jean-Jacques Goldman, dans sa période d’intense activité musicale, entretient un rapport particulier et privilégié avec la nuit. Dans les années 70-80, il gère ses obligations familiales et son activité d’auteur-compositeur interprète en jouant et en composant dans la cave située au sous-sol de son domicile de Montrouge, le plus souvent la nuit, pour des raisons de temps et de recherche de tranquillité. Jean-Jacques Goldman mène pour ainsi dire deux vies bien distinctes et bien séparées car inconciliables : la vie familiale le jour et la vie artistique la nuit.

Au fil des ans, la nuit va se révéler être sa muse dans le processus de création des chansons. Le calme des heures solitaires passées à jouer des suites d’accords fait naître des thèmes musicaux sur lesquels viennent se poser les mots griffonnés dans un carnet ou sur des bouts de papier. Et c’est tout naturellement que le travail de gestation des chansons devient essentiellement nocturne. Jean-Jacques Goldman écrit la nuit, se réveille la nuit, et considère n’être efficace qu’à partir de minuit.

Le thème de la nuit va s’inviter dans l’univers des chansons de Jean-Jacques Goldman. Elles vont éclairer de leurs projecteurs les vies et l’atmosphère nocturnes, ces ambiances particulières qui naissent quand l’ombre recouvre nos villes. "Minuit se lève, en haut des tours, des voix se taisent et tout devient aveugle et sourd. La nuit camoufle pour quelques heures la zone sale et les épaves et la laideur" (Envole-moi, 1984). La nuit est comme un voile qui se pose sur la laideur et le bruit des cités, une parenthèse qui fait oublier les dures conditions de vie et l’environnement insalubre.

A la tombée de la nuit, les promeneurs solitaires prennent possession des rues de leurs villes et éprouvent la sensation d’une liberté retrouvée quand les activités diurnes se sont calmées et ont laissé place à un nouvel espace à conquérir : "Je marche seul, dans les rues qui se donnent et la nuit me pardonne, je marche seul, en oubliant les heures" (Je marche seul, 1985).Dans la même chanson, elle peut même désinhiber les comportements et favoriser sinon des liaisons, du moins de la séduction entre les êtres : "Se rencontrer, séduire, quand la nuit fait des siennes".

Mais cette nuit libératrice est aussi attirante que dangereuse et possède aussi le pouvoir de faire glisser des couples dans le mensonge, la dissimulation et la tromperie. Dans la chanson Il part (1993), interprétée par Carole Fredericks, un homme infidèle quitte sa maîtresse pour rejoindre son épouse au beau milieu de la nuit. Ou c’est peut-être l’inverse : "Il part, finir sa nuit près d’autres bras, près d’un autre mensonge qui songe." La nuit peut écarteler et séparer les êtres, c’est une porte ouverte aux tentations, un espace-temps dans lequel les détours sont "permis". Cette idée est d’ailleurs reprise dans une chanson donnée par Jean-Jacques Goldman à Khaled : "C’est la nuit, c’est la nuit, c’est la nuit, c’est la nuit qui m’éloigne de toi, c’est la nuit bien plus forte que moi." (C’est la nuit,1996). Le narrateur s’y décrit comme un homme misérable, incapable qu’il est de ne pas céder à ses obsessions et à ses incartades quand vient la nuit. Et qui retourne à son domicile familial au petit matin, honteux et rongé par les regrets. Ne dit-on pas que chacun de nous a sa "part d’ombre" ? Cette nuit dont parle la chanson est peut-être notre part d’ombre à tous, nos imperfections et nos faiblesses, en un mot notre nuit intérieure.

L’atmosphère nocturne favorise également l’introspection, que l’on se retrouve seul face à soi-même ou que l’on se retrouve tout aussi seul aux côtés d’une personne dont le sommeil profond est comme une frontière infranchissable : "La nuit t’habille dans mes bras, pales rumeurs et bruits de soie (…) solitaire à un souffle de toi, si près tu m’échappes déjà" (Nuit, 1991). Point n’est besoin d’être éloigné de la personne aimée pour éprouver le manque de l’autre. Ce manque peut tout aussi bien se ressentir en sa présence, à quelques centimètres de soi… Paradoxalement, la nuit peut aussi rapprocher par la pensée deux âmes séparées par les kilomètres, les années ou même un décès, comme le chante Rose Laurens avec les mots de Jean-Jacques Goldman : "Le tango lent de ton sang dans mes veines, j’entends battre ta vie plus que la mienne, quand la nuit rapproche ceux qui sont loin, le matin prend ma place et je m’éteins." (L’absence, 1990).

Composée dans la même atmosphère introspective, la chanson "Veiller tard" est un point d’orgue dans la discographie de Jean-Jacques Goldman. Cette chanson est le point de départ de la relation privilégiée que l’auteur-compositeur entretient avec son public, un public qui se reconnaît dans ses paroles touchantes et universelles. "Ces raisons-là qui font que nos raisons sont veines. Ces choses au fond de nous qui nous font veiller tard." (Veiller tard, 1982). Le poids des difficultés non résolues, des ressentis et des actes manqués nous font veiller tard, très tard dans la nuit. La nuit favorise la naissance d’angoisses, de questionnements, de remords et de regrets en tous genres, quand le soleil et la lumière du jour ne sont plus là pour nous en préserver. Cette chanson est souvent évoquée par les admirateurs du chanteur dans les piles de courrier et de confidences qu’il reçoit de leur part.

Dans un tout autre registre et un tout autre contexte, celui de l’innocence, la nuit se transforme en cocon protecteur, en abri rassurant sous lequel se blottissent le sommeil des enfants : "Dors , bébé, dors, bébé dors, il pleut dehors, dors encore" (Dors bébé dors, 1984).La chanson dépeint un père de famille aimant, doux et protecteur, qui adopte une attitude presque maternelle en veillant sur ses enfants endormis : "Il n’est pas tard et le matin s’est perdu sur son chemin, il nous reste quelques heures avant que la nuit ne meure.* Et plus loin dans la chanson : "Et moi pendant que je veille, je surveille vos sommeils." Les inquiétudes de "Veiller tard" ont disparu, la veillée n’est plus source d’angoisse, mais remplie de douceur et de sérénité quand les parents se muent en gardiens du sommeil de leur progéniture. Des années après la sortie de la chanson, Jean-Jacques Goldman révèlera qu’il y parlait de ses propres enfants, levant ainsi le voile, avec une impudeur qu’on ne lui connaît pas, sur une partie de son intimité familiale.

Au terme de ce cheminement en chansons, on peut affirmer que la nuit est un personnage à part entière dans l’univers musical de Jean-Jacques Goldman : tour à tour protectrice, tentatrice ou obsédante, elle semble jouer avec nos vies.

Elle prend cependant une connotation différente dans une des dernières chansons où l’auteur-compositeur évoquera la nuit, la fameuse On ira de l’album En passant sorti en 1997. La nuit y devient le décor complice du départ de deux amants vers une autre vie : "On partira de nuit, l’heure où l’on doute que demain revienne encore". On s’imagine la nuit comme étant un tunnel, un passage par où s’échappent les deux évadés pour se libérer du poids des contingences matérielles et rester pleinement vivants : "On laissera nos clefs, nos cartes et nos codes, prisons pour nous retenir. Tous ces gens qu’on voit vivre comme s’ils ignoraient qu’un jour il faudra mourir."

La nuit qui, bien souvent, nous enferme dans nos sommeils, nos obsessions et nos peurs, est aussi propice aux voyages libérateurs. Des routes nocturnes qui nous mènent vers l’espoir d’une vie plus belle et plus lumineuse. "Un jour, on partira…"