Bienvenue sur mon boulevard (1985)

Exégèses

Une chanson fatiguée des gens

« Bienvenue sur mon boulevard » (01). Goldman n’aime pas cette chanson. Il le dit sans détour, en 1994, quand Carlos Sancho lui demande quelles chansons le "gonflent" (02): il cite celle-ci, sans commentaire, presque à regret. Comme un aveu qu’on n’a pas envie de détailler. Comme une pièce qu’on a laissée dans l’album, faute de mieux, ou faute de la jeter.

Et pourtant elle est là. Septième piste de Non homologué (03), entre la brûlure intime de "Pas toi" (04) et le calme anesthésié d’"Elle attend" (05). Une chanson grinçante, saturée d’images sales et de figures étranges. Une chanson qui regarde l’humanité non pas avec colère, ni avec espoir, mais avec cette lassitude glacée qui précède parfois le blues. Pas un cri, pas un appel. Un constat. Presque un inventaire.

« Des gigots qui gigotent et des clodos qui mégotent ». La rime amuse une seconde, mais elle claque vite comme une gifle. Goldman n’a pas écrit ici pour séduire, ni pour consoler. Il décrit. Il enregistre. Il épingle. Tous ces visages, ces silhouettes croisés au coin d’une rue, d’un regard ou d’une mémoire. Des gens qu’il n’a peut-être jamais revus, mais qui, inexplicablement, sont restés. À tel point qu’ils reviennent, la nuit, quand la raison s’égare.

Alors il leur ouvre la porte. « Bienvenue sur mon boulevard ». Pas le boulevard Haussmann, pas les Champs-Élysées. Un boulevard intérieur. Fait de souvenirs nocturnes et de tiroirs mémoriels. « Ils sont restés dans ma mémoire / Chacun rangé dans son tiroir ». Ces mots sonnent comme une formule magique inversée : on classe les ombres, on leur donne une place, une case. Mais elles reviennent quand même. Et quand elles reviennent, elles ne demandent rien. Elles partagent juste les faiblesses et les erreurs.

Ce n’est pas une chanson pour le public. Ce n’est même pas, à vrai dire, une chanson "pour". C’est une chanson "contre", ou plutôt "avec" - avec ce poids du monde, cette humanité cabossée qu’on n’a pas choisie, mais qui nous accompagne. Une chanson qui ne cherche ni à convaincre ni à séduire. Elle se contente d’exister. D’aligner ses figures : les musiciens bloqués sur une seule note, les enfants fardés, les révolutionnaires déçus. Tous recalés de l’espoir.

Goldman, ce soir-là, est fatigué des gens. Fatigué de leurs costumes à géométrie variable, de leur bave, de leur haine, de leurs slogans vides. Et pourtant, il ne les condamne pas. Il les accueille. Il les loge dans ses mots comme dans une chambre d’amis mal chauffée. Il sait qu’ils reviendront. C’est peut-être pour ça qu’il a gardé cette chanson.

Pas pour qu’on l’aime. Mais parce qu’elle dit quelque chose de nécessaire. De douloureux. D’irréconciliable.

SOMMAIRE

Une chanson fatiguée des gens

Une chanson recyclée ? Retour sur une première vie oubliée

Un cabaret de l’ombre : galerie de marginaux et de dérisoires

Figures en éclats : les archétypes d’un monde brisé

Un miroir intérieur : boulevard périphérique de la mémoire

Un moment de lassitude, un morceau sacrifié ?

Une tension rythmique, un blues sans ornement

Conclusion : un blues en embuscade

Une chanson recyclée ? Retour sur une première vie oubliée

Avant de s’appeler "Bienvenue sur mon boulevard", la chanson portait un autre nom. Plus simple. Plus direct. "Je les ai rencontrés un soir". C’était en 1978. Jean-Jacques Goldman ne chantait pas encore ses propres textes. Il vendait des chaussures de sport à Montrouge, jouait dans Taï Phong et offrait, presque clandestinement, ses chansons à quelques interprètes anonymes.

Parmi eux, une adolescente au parcours singulier : Anne-Marie Batailler. Elle avait dix-sept ans, chantait dans des cirques, gagnait des concours, croyait encore aux promesses du métier. Un ami commun les met en relation. Pas de studio chic, pas de producteurs célèbres. Une cassette, une poignée de chansons, des visites discrètes dans un magasin de sport. Et cette phrase de Goldman, que le souvenir rend plus précieuse encore :

« Il m’a dit “Pas de problème, je t’en écris une pour la fin de la semaine.” » (06)

C’est ainsi que naît "Je les ai rencontrés un soir", parmi d’autres titres comme "Il y a", "Comme un tout p’tit bébé" ou "Si tu veux m’essayer". Une chanson parmi d’autres, donnée, confiée, puis perdue. Le disque d’Anne-Marie sortira dans l’indifférence quasi générale. Sans promo. Sans suite. Et cette chanson-là, justement, se retrouvera bloquée par un contrat véreux. Anne-Marie ne peut plus la chanter. Elle ne lui appartient plus.

Alors Goldman la reprend. La transforme. La remonte à sa manière. Le titre change, le texte évolue, la voix surtout devient la sienne. Et "Bienvenue sur mon boulevard" entre discrètement dans Non homologué. Comme si cette chanson refusait de mourir. Comme si son étrange galerie de personnages, ses "tiroirs" de mémoire, exigeaient une seconde vie.

Faut-il y voir un manque d’inspiration ? Un recyclage paresseux ? Ou au contraire, un attachement sincère à ce petit théâtre de l’ombre, à cette humanité qu’on croise sans la regarder ? Goldman, en tout cas, n’a jamais renié cette première période. Mais il l’a peu évoquée. Comme si elle appartenait à un monde à part - celui des prémices, des esquisses, des brouillons presque trop personnels pour être assumés.

Il y a dans cette histoire un parfum de clandestinité artistique : des chansons écrites pour d’autres, reprises sans bruit, réarrangées, recousues. "Bienvenue sur mon boulevard" n’est pas née d’un éclair de génie. Elle vient d’un entre-deux : entre deux carrières, deux vies, deux époques. Et c’est peut-être ce qui la rend si trouble. Elle a connu deux visages, deux voix, deux regards. Celui d’Anne-Marie, encore plein d’illusions. Et celui de Goldman, déjà lassé.

« Cette chanson, il l’a reprise plus tard sous le titre “Bienvenue sur mon boulevard”… » (07)

Et elle a changé d’âme.

Un cabaret de l’ombre : galerie de marginaux et de dérisoires

Ils avancent à pas traînants, entre lumière blafarde et nuit poisseuse. Ce sont des silhouettes plus que des êtres, des fragments d’êtres : « des musiciens qui jouent toujours la même note », « des clodos qui mégotent », « des gigots qui gigotent ». La chanson de Goldman n’a rien d’un manifeste, mais tout d’un inventaire. Elle aligne ses figures comme un marionnettiste fatigué déroulerait les ficelles d’un castelet désarticulé. Et pourtant, chacune d’elles dit quelque chose du monde. De notre monde.

Dans ce "boulevard", il n’y a ni paillettes ni flonflons. C’est un cabaret sans scène, un cirque sans numéro. On y trouve « des femmes et des enfants, les yeux fardés, tout noirs », « des crapauds pleins de bave », des révolutionnaires recyclés en tyrans. Une galerie de marginaux et de dérisoires, que n’aurait pas reniée un Prévert désabusé ou un Beckett à peine ivre. Pas de héros, pas de misère romantisée, juste une humanité en bout de course, qui tient debout par habitude, ou par dépit.

Les vers s’entrechoquent comme des bouteilles vides. L’allitération est ici plus qu’un jeu de langue : c’est une mécanique d’usure. « Gigots qui gigotent », « clodos qui mégotent » : la répétition sonore mime l’absurde, l’inutile, le recommencement sans issue. Même la rime semble grinçante, comme une chaussure trop serrée qui empêche d’avancer.

Et puis il y a cette phrase, cruelle dans sa lucidité :

« Des révolutionnaires qui voulaient remplacer / Les méfaits de leurs pères pas leurs propres excès ».

Aucune échappatoire. Même la révolte finit dans la répétition. Même la colère se recycle en caricature. Pas de salut dans l’idéalisme, juste une permutation des fautes, une boucle sans pardon. Cette ligne vaut manifeste : Goldman n’est pas là pour rêver d’un autre monde. Il observe celui-ci, avec ses illusions trahies et ses slogans écornés.

Mais il n’est pas cynique. Il est fatigué, oui, mais pas moqueur. Ces « ombres paumées, recalés de l’espoir », il ne les accuse pas. Il les accueille. Mieux : il les reconnaît. Ce sont « les compagnons du blues et du dérisoire ». Autrement dit, des frères de nuit. Des passants de douleur. Ceux avec qui l’on partage les faiblesses et les erreurs, dans un silence plus vrai que tous les discours.

La chanson ne juge pas. Elle montre. Elle égrène. Elle laisse parler les fantômes. Un cabaret de l’ombre, sans rideau, sans applaudissements. Juste une voix, une guitare, et le souvenir de ceux qu’on n’a pas su aimer.

Figures en éclats : les archétypes d’un monde brisé

"Bienvenue sur mon boulevard" n’est pas seulement une chanson de regards croisés. C’est une galerie d’êtres humains défaits, une procession de figures qui semblent sorties d’un rêve trop lucide, ou d’un conte urbain à l’envers. Mais derrière l’accumulation poétique - clodos, gigots, musiciens obstinés - une autre grille de lecture se dessine : celle des archétypes, non pas dans leur majesté mythologique, mais dans leur version usée, dissociée, désenchantée.

Ce boulevard n’est pas seulement peuplé d’individus marginaux : il est traversé par des masques collectifs, des figures symboliques, que la chanson convoque, altère et déconstruit. Comme si chaque fragment d’humanité rencontré dans la rue portait en lui la trace brisée d’une figure fondatrice - déclinée ici sur le mode du grotesque, du tragique ou du dérisoire.

Le Marchand démasqué

« Des mecs qui changeaient de costard / D'après le cours du kopeck ou celui du dollar »

L’homme caméléon, stratège de l’apparence, incarne l’archétype du Marchand, mais dans sa forme la plus dénuée de substance. Il est ce que Michel Foucault (08) appellerait une fonction flottante du pouvoir, un sujet dépersonnalisé soumis à la logique fluide du capitalisme. Il n’a plus d’éthique ni de visage, seulement une garde-robe économique.

Le Bouffon cruel et les spectateurs moqueurs

« Des monstres dégoûtants, des crapauds pleins de bave / Écroulés de rire en contemplant d'autres épaves »

Ces grotesques qui rient du naufrage d’autrui incarnent une version pervertie du Bouffon, telle que l’aurait décrite Erving Goffman (09) : le rôle social a perdu son cadre, mais continue de jouer. Roland Barthes (10), lui, y entendrait le bruit du sens brisé, un texte qui se répète sans délivrer.

Les Innocents travestis

« Des femmes et des enfants, les yeux fardés, tout noirs »

Le Masque de l’innocence est ici défiguré. Ce sont des figures de trouble, de dérive, que Boris Cyrulnik (11) relierait à des affects non symbolisés : des identités maquillées de force pour survivre dans un monde sans tendresse. Ils sont perdus, et pourtant si sûrs d’eux - comme ces enfants qui, n’ayant pas reçu de limites justes, surjouent leur confiance.

Les musiciens figés, les gigots mécaniques, les mégoteurs obstinés

« Des musiciens qui jouent toujours la même note / Des gigots qui gigotent / Des clodos qui mégotent »

Trois figures apparemment disjointes, mais qui racontent ensemble la perte du mouvement intérieur. Le Créateur vidé, l’Éros automatisé, le Mendiant réduit au réflexe : chacun incarne une part de l’humain figée dans une boucle. Lacan (12) y verrait le symptôme d’un sujet sans désir, enfermé dans la répétition stérile du signifiant.

Les compagnons d’ombre et les reflets de soi

« Recalés de l’espoir… Vous revenez dès que j’ai mal au cœur »

Ici, les archétypes se brouillent. Ce ne sont plus des figures du dehors, mais des fragments de soi. Des ombres au sens jungien (13) : ces parties refoulées que l’on croit étrangères, mais qui réapparaissent quand la raison s’égare. Caroline Goldman (14) y lirait une symbolisation affective, un processus sain d’intégration de ses failles.

Les oracles déformés et les messages cryptés

« Des muets mauvais qui écrivaient sur les murs »

Ce sont les prophètes sans voix, les messagers privés de parole mais pas de trace. Lévi-Strauss (15) y verrait un tournant mythologique : la parole ne passe plus par l’oralité, mais par le geste. Écriture rageuse, surgie d’un monde qui ne veut plus écouter.

Éros et Thanatos, séparés à jamais

« Les filles étaient de joie, les hommes étaient de peine »

Deux archétypes majeurs, féminins et masculins, assignés à leurs extrêmes caricaturaux. L’un vend le plaisir, l’autre porte la douleur. Mais tous deux partagent la même haine. Pour Spinoza (16), ce serait la preuve que les affects tristes n’élèvent personne, et que seule la connaissance mutuelle peut briser le cycle.

Le Héros tragique devenu père

« Des révolutionnaires qui voulaient remplacer / Les méfaits de leurs pères pas leurs propres excès »

Dernière figure, et non des moindres : celle du Fils rebelle, repris dans une structure mythique inversée. Pour Lévi-Strauss (17), ce n’est plus le renversement du père, mais sa reproduction masquée. Le mythe de la révolution s’effondre en boucle.

Dans ce cabaret nocturne, chaque personnage évoqué est donc un archétype effrité, un double de nous-mêmes dans un miroir déformant. Goldman ne décrit pas la rue : il enregistre le reflux des grandes figures dans l’ordinaire. Il montre que même les mythes vieillissent, qu’ils perdent leurs couleurs, qu’ils s’useraient peut-être à force de ne plus être racontés.

Mais en les rendant à la chanson - en les nommant une dernière fois - il leur rend un peu de leur dignité. Ce boulevard est peut-être un cimetière d’archétypes. Mais il est aussi, discrètement, un mausolée chanté.

Un miroir intérieur : boulevard périphérique de la mémoire

Et s’ils n’étaient pas si étrangers, ces paumés, ces grotesques, ces figures d’épave ?

Et s’il ne s’agissait pas d’un simple défilé d’ombres, mais d’un reflet trouble ?

Une traversée du soi, par l’autre ?

À mesure qu’on avance dans la chanson, le doute s’installe. Ce « boulevard » n’a plus rien de géographique. Il n’est plus un lieu qu’on arpente, mais un espace mental. Un périmètre d’exclusion intérieure, où l’on aurait rangé, faute de mieux, tout ce qu’on ne voulait pas devenir. Tout ce que l’on a peut-être été. Tout ce que l’on est encore, par intermittence.

« Ils sont restés dans ma mémoire / Chacun rangé dans son tiroir » : cette image a des allures de défense psychique. On classe, on compartimente. On évite le chaos. Mais quand vient la nuit, quand la raison s’égare, les tiroirs s’ouvrent d’eux-mêmes. Ce que le jour repousse, la nuit l’accueille. Ce que l’on croit avoir refoulé, l’inconscient le rejoue, sans filtre.

Goldman disait à propos de "Ton autre chemin" : « Peut-être qu’elle parle de celui que j’aurais pu être… » (18)

La même phrase pourrait s’appliquer ici. Car tous ces personnages - le révolutionnaire usé, la fille de joie, le musicien bloqué sur sa note - ne sont peut-être pas des "autres", mais des "moi" dissociés. Des possibles avortés. Des dérives évitées de peu. Ou de justesse. Ou par hasard.

Dans cette lecture intime, le boulevard devient une sorte de périphérique intérieur. Un circuit fermé de réminiscences, de remords et de tentations. Il ne mène nulle part. Il tourne. Il revient. Il entoure. Et il enferme.

Le "je" qui parle n’est plus tout à fait distinct des "eux" qu’il évoque. Il dit « je les ai rencontrés un soir », puis « vous êtes un peu de mes amarres, un peu de mon histoire ». Le glissement est subtil, mais réel : de l’observation à l’implication. De la distance au lien. Jusqu’à cette conclusion douce-amère : on ne se défait jamais vraiment de ceux qu’on a croisés. Parce qu’on les portait déjà un peu en soi.

Alors la chanson, qu’on croyait sociologique, devient psychanalytique. Le chroniqueur cède la place à l’analyste. L’extérieur se renverse. Le grotesque devient miroir. Et Goldman, à son insu ou non, écrit là peut-être une de ses chansons les plus intimes. Une chanson sans "je t’aime" (c’est pas son genre de toute façon…), sans "je te donne", sans "je suis". Une chanson qui dit quand même : je suis eux, un peu.

Un moment de lassitude, un morceau sacrifié ?

Pourquoi Jean-Jacques Goldman dit-il, presque sans y penser, que cette chanson le "gonfle" ? Peut-être parce qu’elle ne brille pas. Parce qu’elle n’a pas l’étincelle, ni la grâce, ni la tension dramatique de ses grandes sœurs. Parce qu’elle ne cherche pas à convaincre, à émouvoir, à galvaniser. Elle est là. Lourde, crue, usée. Presque désabusée.

"Bienvenue sur mon boulevard" ne fait pas rêver. Elle décrit sans tendresse. Elle nomme sans détour. Elle dresse un catalogue sans flamme. Pas de montée lyrique, pas de refrain fédérateur. Pas même d’espoir en creux. Juste un cortège d’ombres. Et peut-être est-ce cela qui, avec le recul, agace Goldman : avoir signé un texte trop dur, trop sec, sans lumière au bout. Une chanson qui montre sans sauver. Qui compile, qui recycle, qui grimace - sans proposer d’issue.

Mais peut-être que cette lassitude est aussi celle du moment. "Non homologué" est un album de tension. On y marche seul, on y claque des portes, on y frôle le silence. Et puis vient cette chanson-là, placée en creux, en septième position. Ni début, ni fin. Elle ne fait pas de promesse. Elle ne livre pas de conclusion. Elle traverse. Comme la nuit.

Dans cette logique, "Bienvenue sur mon boulevard" devient peut-être nécessaire. Elle joue son rôle. Elle fait baisser la lumière avant l’éclat de la dernière ligne droite. Elle offre une respiration, non pas poétique, mais existentielle. Un pas de côté dans un album qui, par ailleurs, dit beaucoup de choses sur la solitude, la fatigue, le refus des faux-semblants.

Alors non, elle ne fait pas rêver. Mais elle dit vrai. Avec une franchise brute, une sincérité qui coupe la rime à vif. Et dans cet aveu final :

« Ils sont restés dans ma mémoire »

« Vous êtes un peu de mes amarres, un peu de mon histoire »

Il y a, contre toute attente, un geste d’attachement. Comme si ces figures grotesques, ces âmes perdues, ces foutus compagnons du dérisoire avaient laissé une trace. Une empreinte, même infime, sur la vie de celui qui les chante. Et que cette trace, il ne parvenait plus tout à fait à la renier.

Alors oui, peut-être que cette chanson le gonfle. Mais elle fait partie du voyage. Du disque. De la traversée. Et l’on sait que chez Goldman, même les morceaux sacrifiés ont leur place dans l’ensemble. Ce sont parfois eux, les plus vrais.

Une tension rythmique, un blues sans ornement

On pourrait croire que "Bienvenue sur mon boulevard" est une chanson fatiguée. Usée de l’intérieur. Mais son corps, lui, résiste. Il pulse, il insiste. Car sous ses airs de défilé morne, la chanson avance à un tempo rapide, presque nerveux : 150 battements par minute. Une vitesse qui contraste avec le ton désabusé du texte, comme si la rythmique cherchait à fuir ce qu’elle raconte. À masquer l’ombre sous la cadence.

Le morceau est en Ré mineur (19), tonalité peu exploitée par Goldman, mais parfaitement choisie ici : c’est la gamme des nuits sans sommeil, des dialogues intérieurs, des villes traversées à l’envers. Elle colore tout : les mots, les silences, même les respirations.

La boucle harmonique - Ré mineur / Si bémol / Sol mineur / La - tourne comme un manège désaccordé. Elle semble vouloir résoudre, mais se bloque toujours avant. Le La majeur promet un retour à la stabilité… qui n’arrive jamais. L’effet est subtil mais profond : on reste suspendu, comme dans ces rues où l’on marche sans but, espérant un tournant qui ne vient pas.

Rien ne bouge vraiment. Pas de pont, pas de modulation, pas d’accélération ni de ralentissement. Tout est circulaire, presque claustrophobe. Les musiciens, eux aussi, semblent jouer "toujours la même note". La batterie martèle. La basse cogne. La guitare gratte sans lyrisme. Le décor est dressé : c’est un blues sans ornement, sans plainte, sans pathos. Un blues urbain, fonctionnel, presque mécanique.

Cette tension sonore n’est pas anodine. Elle porte le texte à bout de nerfs, sans jamais l’élever ni l’envelopper. Elle le soutient comme on soutient un corps qui vacille, sans tendresse mais sans relâche. Et cela suffit : c’est ce refus de l’émotion facile, ce maintien d’une énergie brute, qui donne à la chanson son étrangeté. Et sa nécessité.

Car même fatigué, ce morceau tient debout. Comme ceux qu’il évoque. Par inertie, par usure. Mais debout.

Conclusion : un blues en embuscade

"Bienvenue sur mon boulevard" ne sera jamais une chanson culte. Elle n’en a ni le souffle, ni l’élan, ni l’évidence mélodique. Elle ne rassemble pas. Elle ne porte pas d’étendard. Elle se traîne un peu, en marge, comme ceux qu’elle décrit. Et pourtant, elle reste. Tapie dans l’ombre de l’album, entre deux moments plus lumineux, elle rôde. Comme un blues en embuscade.

Elle dit quelque chose de Jean-Jacques Goldman qu’il préfère peut-être taire. Un regard sans fard sur l’humanité. Un désenchantement temporaire, lucide, presque impuissant. Un refus de l’angélisme, si rare chez lui. Ici, il n’y a pas de salut dans l’amour, pas de transcendance dans la douleur. Juste un constat. Et un spleen fugace.

Goldman, l’auteur des promesses et des combats intimes, se laisse ici traverser par un doute plus vaste, plus désabusé. Et il l’écrit sans s’y attarder. Sans effet. Sans drame. Comme un musicien qui, un soir, se mettrait au piano sans vraiment y croire. Il joue. Une seule fois. Et puis il passe à autre chose.

Mais nous, on l’entend encore.

Pas souvent. Pas volontairement. Mais parfois, quand la nuit tombe trop vite. Quand l’espoir se fait discret. Quand la mémoire rouvre ses tiroirs. Alors ce blues-là revient. Pas pour consoler. Juste pour accompagner.

Un morceau discret. Un peu honteux, peut-être. Mais un morceau vrai. Qu’on ne joue qu’une fois.

Mais qu’on n’oublie pas.

 

Sources