Doux (1987)
Exégèses
Introduction : Le chant discret d’un homme à rebours
Il faut tendre l’oreille pour entendre "Doux" (01). Nichée sur le deuxième disque de Entre gris clair et gris foncé (02), aux côtés de chansons intimes telles que "Qu’elle soit elle", "Filles faciles" ou "Reprendre c’est voler", elle ne cherche pas la lumière. Elle n’a jamais été envisagée comme un single, et Jean-Jacques Goldman lui-même reconnaît qu’il n’a jamais su comment la faire vivre sur scène. Pourtant, elle subsiste dans l’album live Traces (03), comme un écho timide à une tentative inaboutie.
"Doux" fait partie de ces chansons que Jean-Jacques Goldman portait depuis longtemps sans leur trouver de place. Après l’immense succès de "Non homologué" (04), il doute, il vacille, il envisage même la fin de sa carrière solo. De Entre gris clair et gris foncé, il dit que c’est "presque un album de trop" (05), composé de "raccrocs" (06), avec des morceaux issus de ses tiroirs. "Doux", dit-il, "n’est pas dans mon style musical" (07), mais il y tenait.
C’est son frère Robert qui lui souffle une idée décisive : "Tu as des chansons qui sont très bien en acoustique, tu pourrais faire moitié électrique et moitié acoustique". (08) Goldman hésite — "j’aime bien me concentrer sur dix chansons, pas plus", confie-t-il (09) — mais finit par céder, pour faire de l’album un espace élargi, presque testamentaire : "comme si j’y avais mis tout ce qui devait constituer un album de fin" (10). Dans cette logique de boutures et de pièces rapportées, "Doux", chanson ancienne, discrète, désarmante, trouve enfin sa place.
À rebours des fanfares viriles des années 1980 — décennie de frime, de muscles, de montres en or et de slogans bien carrés —, cette chanson trace une autre ligne. Pas une ligne de fuite, mais une ligne d’humilité. Pas une déclaration d’amour, mais une déclaration de retrait. Elle ne conquiert pas. Elle propose. À peine. Elle chante bas.
Dans un monde saturé de figures masculines stéréotypées — le surfeur, le golden boy, le performeur érotique ou l’intello bien né — "Doux" vient poser une question en creux : et si la masculinité ne devait rien prouver ? Et si le vrai geste politique du masculin, ce n’était pas de séduire, dominer, briller… mais simplement d’être là, dans un igloo partagé, à hauteur de souffle et de peau ?
C’est ce que Goldman résume en quelques mots : "C’est une apologie de la douceur." (11)
Mais que veut dire "apologie", ici ? Est-ce l’aveu d’un homme fragile, ou le manifeste discret d’un homme debout — simplement debout autrement ? Doux, comme contre-histoire d’amour ? Comme refus structuré des injonctions genrées ? Comme sabotage tendre des récits virils dominants ? Explorons cette douceur, non comme faiblesse, mais comme forme active, engagée, sensuelle et politique de présence au monde.
SOMMAIRE
Introduction : Le chant discret d’un homme à rebours
Déconstruire le mâle dominant : l’inventaire des refus
Doux, et donc viril ? La tendresse comme insoumission
"Grand manitou de tous vos tabous" : une érotique inversée
L’igloo : un abri contre les assignations
Une chanson à l’image de son chant : minimalisme musical, sensualité feutrée
L’amour comme service à la carte ? Les risques d’une sur-adaptabilité
Une dramaturgie de l’absence : quand le silence devient narration
Conclusion : Un souffle tendre contre les années frime
Sources
Déconstruire le mâle dominant : l’inventaire des refus
Tout commence par un refus. Ou plutôt par une succession de refus qui font office de préambule. La chanson s’ouvre sur une triple négation identitaire, scandée comme un geste de désolidarisation :
"C’est pas moi qui vous ferai des plans / De loup-garou, de grand méchant…"
Pas de plans, pas de posture, pas de fable — surtout pas celle du "grand méchant loup", figure archétypale du masculin prédateur, à la fois fantasme et menace. En convoquant ce personnage dès l’ouverture, Goldman ne cherche pas à jouer avec lui, mais à l’écarter sans ambiguïté. Le ton est donné : ce ne sera pas une chanson de conquête.
Très vite, les vers suivants prennent la forme d’un catalogue ironique des masculinités dominantes des années 1980, que le narrateur rejette les unes après les autres. Chacune est ciblée avec précision, non comme caricature gratuite, mais comme symbole d’un modèle masculin devenu insoutenable :
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"J’vous aimerai pas dans la sueur / Genre stakhanoviste du bonheur" : ici, l’homme est un ouvrier du couple, un besogneux de la performance affective et sexuelle, emprisonné dans une logique productiviste de la tendresse.
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"Genre australien blond, sable chaud / Surf sur les vagues, sel sur la peau" : la référence publicitaire est limpide, entre Marlboro Man et Tahiti Douche — un fantasme exotique, hédoniste, viril, mais formaté.
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"S’il vous faut un intellectuel / Un bel esprit, un prix Nobel" : c’est au tour de l’homme cultivé, brillant, parisien — cette fois, la virilité passe par le prestige symbolique et la reconnaissance sociale.
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"Coke pour le speed, pills pour la nuit" : clin d’œil au yuppie hyperactif, dopé à la réussite et aux stimulants, incarnation cynique de l’homme pressé.
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"Le kama-sutra en dix leçons / Les modes d’emploi, notices techniques" : enfin, l’amant expert, celui qui transforme l’érotisme en procédure — un savoir-faire désincarné, plus proche de la performance que de la relation.
Chaque fois, Goldman dénonce sans sermonner, défuse sans agresser. Il sature les signifiants culturels, pour mieux les faire imploser dans des dissyllabes de rejet : "Malaise", "Horreur", "Zéro", "Sorry", "Oublie", "J’évite". L’effet est implacable : ces masculinités ne sont pas discutées, elles sont écartées comme non recevables. Ce n’est pas seulement une critique : c’est une désidentification active.
La chanson se joue ainsi comme un jeu de rôles… auquel le narrateur refuse de jouer. Il ne cherche pas à convaincre. Il décline poliment, mais fermement, toutes les assignations sociales qui pèsent sur le masculin. Pas de muscles, pas de diplômes, pas de fortune, pas de panache sexuel. Seulement une promesse, qui viendra ensuite : la douceur.
Ce refus frontal, mais doux, s’inscrit dans une époque où les modèles virils saturent la culture de masse : cinéma hollywoodien (Schwarzenegger, Stallone), pub télévisée, chanson française (Hallyday, Sardou…), figures médiatiques dominantes ("des marchands, des tapis"). En 1987, dire "non, ce n’est pas moi" — sans colère, sans fracas — est déjà un acte rare. Presque un geste politique.
Goldman ne théorise pas son propos. Mais dans un entretien accordé au magazine Graffiti cette même année, il glisse cette phrase qui résonne avec les vers de "Doux" :
"Je ne crois pas qu'il faille frapper une femme ou arracher ses vêtements pour être viril." (12)
Faut-il alors voir dans "Doux" un autoportrait ? Interrogé sur ce point, Goldman s’en amuse : "Non, non, c’est uniquement dans mes chansons". (13) Manière élégante de désamorcer la lecture naïve, sans pour autant éteindre la sincérité du propos.
La virilité, cependant, n’est plus le seuil d’entrée de l’amour. Elle est questionnée, dessaisie, désarmée. Ce qu’offre le narrateur, ce n’est pas un rôle revisité — c’est un espace vide, débarrassé des injonctions. Et c’est dans ce vide qu’un autre type de relation pourra peut-être apparaître.
Doux, et donc viril ? La tendresse comme insoumission
Après avoir désossé, avec ironie et méthode, les rôles masculins les plus valorisés de son époque, le narrateur introduit ce qu’on attendrait être un contre-modèle. Et pourtant, ce qu’il propose n’est ni une nouvelle posture, ni un renversement spectaculaire. Il propose une chose — une seule — mais répétée, déclinée, murmurée presque : "Mais je serai doux…"
La douceur, ici, n’est pas un trait de caractère secondaire. Elle est mise en avant comme essence du lien, condition de l’amour, signature de l’identité. Elle n’arrive pas par hasard, ni par défaut. Elle est promesse consciente, position active, et même — osons le mot — forme de résistance.
Car dans un univers culturel où la virilité se pense en termes de force, de vitesse, de pouvoir, de conquête, la douceur apparaît non pas comme un trait désirable, mais comme un soupçon de fragilité. Être doux, dans l’imaginaire masculin des années 1980, c’est souvent être suspect : trop tendre, trop passif, trop peu masculin.
C’est justement à ce soupçon que Goldman répond dans une interview donnée au moment de la sortie de "Doux", lorsqu’il affirme : "Ce n’est pas forcément être fragile que d’être doux." (14)
En quelques mots, il refuse la violence comme passage obligé du désir, et la fragilité comme seule voie d’accès à la tendresse. Il déconnecte virilité et brutalité, pour proposer un autre modèle : un homme sensuel, présent, mais non dominant. Un homme qui ne renonce pas à son corps, mais l’utilise autrement — non pour s’imposer, mais pour rejoindre.
Le refrain décline alors cette posture avec une succession d’images tactiles et ludiques, à la fois enfantines et sensuelles, tendres et transgressives :
"Comme un bisou voyou dans le cou / Attentionné, tiède, à vos genoux / Des caresses et des mots à vos goûts / Dans la flemme absolue, n’importe où…"
On y lit une relation horizontale : pas de prise, pas de supériorité. Le narrateur n’est ni guide, ni leader, ni conquérant. Il est à ses genoux — non pas soumis, mais à hauteur du désir de l’autre, dans une relation qui se veut consentie, improvisée, douce… mais pas fade.
Le "bisou voyou", cette oxymore douce-amère, condense à elle seule l’ambivalence revendiquée : une sensualité légère, espiègle, jamais forcée. Elle suggère un érotisme sans urgence, un jeu partagé. Et ce "tiède" revendiqué — loin du feu des passions, des flammes des chansons de rupture — devient température politique. Un refus du spectaculaire. Une chaleur de proximité. Un corps tiède, mais entier, présent, mais non conquérant.
Être doux, ici, ce n’est pas ne pas être homme. C’est le redevenir autrement.
Goldman ne moralise pas. Il ne théorise pas non plus. Il chante. Il pose des images douces là où d’autres imposeraient des postures viriles. Il donne corps à un masculin relationnel, fondé sur le soin, le toucher, le langage partagé. Et dans cette inversion feutrée, il esquisse ce que la sociologie contemporaine appelle aujourd’hui la "masculinité du care" — une masculinité sans domination, sans démonstration.
"Je serai doux", répète-t-il. Pas pour se faire pardonner d’être homme. Mais pour ne pas l’être aux dépens de sa compagne.
"Grand manitou de tous vos tabous" : une érotique inversée
Loin des clichés de l’amant conquérant, sûr de lui et de son pouvoir de séduction, le narrateur de "Doux" avance à pas feutrés. Pas de promesses de prouesse, pas de tensions scénarisées. Et pourtant, la chanson est indéniablement charnelle. Sensuelle. Érotique. Mais à rebours de l’érotisme performatif et visuel qui domine les représentations sexuelles des années 1980.
C’est ici qu’intervient une lecture érotico-politique : celle qui observe comment le corps, le plaisir et le désir sont codés, mis en scène, hiérarchisés — et comment Goldman déjoue tout cela avec douceur.
L’érotisme de "Doux" repose sur la lenteur, l’écoute, la discrétion du geste. Il n’y a ni montée dramatique, ni climax assumé. Tout se joue dans le tact, la température tiède, et surtout dans une disponibilité pleine au désir de l’autre :
"Des caresses et des mots à vos goûts / Dans la flemme absolue, n’importe où"
Ces deux vers sont essentiels. Ils redistribuent la carte du plaisir : d’abord parce qu’ils centrent l’attention sur l’autre : "à vos goûts". Pas de savoir imposé, pas d’initiative unilatérale, mais une adaptation sensorielle. Cet échange charnel se situe hors hors des lieux et temps codifiés du sexe : "dans la flemme absolue", "n’importe où". Le désir n’a pas besoin d’un décor, ni d’une tension préalable. Il est là, dans l’abandon, dans le relâchement, dans le consentement lent. Une ode au tantrisme, en quelque sorte.
Goldman construit une grammaire érotique alternative, à travers une série de métaphores inattendues, bien loin des références classiques du désir :
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"Comme un matou velours" : image animale, mais désexualisée — pas le fauve, le félin paresseux, doux, pelucheux.
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"Un cachou" : minuscule friandise noire, entre le sucré et l’amer, à la fois innocente et suggestive — une sensualité condensée, implicite.
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"Le complice avoué, le joujou / De vos phantasmes et tous vos 'pérous'" : renversement des rôles — ici, c’est lui qui se prête à l’imaginaire de l’autre, objet assumé du désir.
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_"Capitaine exclusif à vos cours": autorité offerte, mais au sein du territoire d’autrui. Il ne dirige pas : il guide de l’intérieur, avec l’accord explicite de l’autre.
Et puis cette formule, à la fois absurde et fascinante : "Grand manitou de tous vos tabous"
Le "grand manitou" n’est pas ici un chef de tribu caricatural : c’est une figure rituelle et secrète, une autorité non officielle, chargée de l’invisible. De tous "vos tabous", il est l’intercesseur, le décodeur, le dépositaire. Il ne transgresse pas pour choquer, mais pour comprendre, pour honorer. C’est un masculin chamanique, non-intrusif, respectueux de l’inconscient du désir.
Ce que propose Goldman dans ce registre, c’est donc un plaisir désarmé, déhiérarchisé, hors des injonctions de virilité. L’homme n’est plus celui qui possède, qui sait, qui fait. Il est celui qui s’adapte, écoute, suit, invente au fil du souffle.
Dans cette érotique inversée, la douceur n’est pas un manque : c’est une maîtrise invisible, un art du relâchement, une politique du lien tactile. Et ce plaisir-là, justement parce qu’il ne s’exhibe pas, échappe au regard normatif, au spectacle, à l’évaluation.
"Doux", c’est donc un espace érotique non compétitif, non spectaculaire, non quantifiable. Un territoire de lenteur partagée, où le désir est une forme de présence égale, de partage sans domination. Dans ce monde-là, le plaisir de sa compagne avant son propre plaisir serait peut-être l’acte le plus radical qui soit.
L’igloo : un abri contre les assignations
Dans "Doux", il n’y a pas de maison, pas de chambre, pas de lit. Il y a un igloo. Et ce mot, surgissant sans avertissement au cœur du refrain, vaut à lui seul détour poétique, politique et métaphysique : "À l’abri, lovés dans notre igloo"
Ce vers agit comme un basculement du décor : on quitte le champ social, les stéréotypes masculins, les clichés sensuels, pour entrer dans un espace clos, froid dehors, chaud dedans, intime mais neutre, protégé mais isolé. L’igloo n’est pas une métaphore anodine : il est la figure centrale du repli désiré, la scénographie du lien souhaité.
Du point de vue du poéticien, l’igloo fonctionne comme un cocon lexical. C’est un mot rond, doux, répétitif, à la fois ludique et dense. Il évoque le refuge, la bulle, le silence blanc, la chaleur sans feu. C’est une architecture de la lenteur — un lieu qui ne se traverse pas, mais qui enveloppe.
Mais si l’on adopte la perspective de l’analyste politique, cet abri devient contre-espace. Dans un monde saturé de visibilité, de performance, de mise en scène du couple et du désir, l’igloo est une zone grise, non-marchande, non-instrumentalisée. Il n’a ni lit conjugal, ni miroir, ni rideaux. Il est hors esthétique normative. Il n’offre rien à voir — seulement à sentir. En cela, il renverse l’idéologie virile de l’exposition, en instaurant un lieu anti-spectaculaire du plaisir.
Mais l’igloo est aussi ambivalent. Et c’est l’existentialiste qui s’en inquiète. Car ce lieu de fusion douce peut vite se transformer en lieu de disparition. À force d’être "lovés", à l’abri, à deux, hors du monde… où est le “je” ? Qui parle ? Et que reste-t-il de l’identité propre du narrateur, une fois toute posture, toute revendication, tout contour effacé ?
La fusion peut réconforter, mais elle peut aussi anéantir. L’igloo est un espace qui supprime les angles, gomme les aspérités, fait fondre les lignes. Ce qui protège peut aussi isoler. Ce qui relie peut aussi absorber.
Et pourtant, Goldman choisit ce mot. Non pas "chambre", non pas "nid", non pas "deux pièces cuisine". Il choisit l’igloo : abri d’un peuple nomade, architecture circulaire, refuge dans les éléments, lieu de survie autant que d’habitat.
C’est là que vit le 'je' du narrateur : dans le retrait, la condensation, la lenteur.
Ce "je" n’est pas un conquérant. Ce n’est pas non plus un disparu. C’est un homme qui choisit le retrait comme mode de relation, le froid comme condition du chaud, la discrétion comme langage du lien. Il ne veut pas bâtir une maison. Il veut creuser un abri, dans lequel on peut s’aimer sans devoir s’expliquer.
L’igloo, enfin, n’est pas un fantasme tropical. Il ne promet pas le sable, le sel, la vague — tous ces attributs masculins évacués au début de la chanson. Il n’offre que le minimum vital : un peu de chaleur, un peu de silence, et un nous. Si « Le Paradis blanc » n’était pas sorti trois ans plus tard, Michel Berger aurait pu porter plainte pour plagiat.
Une chanson à l’image de son chant : minimalisme musical, sensualité feutrée
Goldman reconnaît que "Doux" s’éloigne de ses habitudes musicales. Une chanson presque en contrebande, glissée dans un album qu’il considère lui-même comme une forme de clôture : "J'ai mis un peu de tout". (15)
On l’écoute, et tout semble simple. Discret. Presque absent. "Doux" n’accroche pas l’oreille comme les grands refrains de Goldman — pas de montée, pas de rupture, pas de modulation. La chanson plane, se love, se retire. Elle ne cherche ni l’effet, ni l’impact. Et c’est précisément dans cette non-insistance qu’elle révèle une autre forme de puissance.
"Doux" est construite sur une tonalité de mi mineur, couleur souvent associée à la mélancolie ou à l’élégance voilée. Mais ici, cette mineur-là n’a rien de sombre ni de tragique : elle est filtrée, adoucie, comme si elle passait à travers un voile de coton. Les accords (B⁷ / Em / F♯m⁷ / Am⁷) en studio (16) ajoutent à cette impression de fluidité sans aspérités. Ce sont des accords mineurs enrichis, jazzy, aérés, qui évitent toute résolution franche. On flotte.
C’est une harmonie du flou : pas d’accroche immédiate, pas de tension-relâchement, pas de surprise. Juste une constance enveloppante, à l’image du personnage qu’elle met en scène.
La version live, transposée en do majeur (17), renforce encore cette impression : une ouverture presque naïve, sans gravité, mais qui peine à trouver sa place sur scène. Goldman lui-même le reconnaît : "Je n’ai jamais réussi à la faire vivre d’une façon convaincante sur scène". (18)
Et pour cause : "Doux" n’a rien de spectaculaire. Elle ne propose ni climax émotionnel, ni crescendo harmonique, ni instrumentation expansive. Contrairement à "Là-bas", "Encore un matin" ou "Je te donne", où la voix s’élève, s’arrache, s’exalte, ici tout reste dans une tessiture moyenne, souvent chuchotée, comme si la chanson elle-même craignait d’interrompre un silence précieux.
Le rythme, lui aussi, se tient à distance de l’élan : bpm modéré (111), groove discret, presque immatériel. Pas de pulsation forte, pas de swing imposé. La danceability est présente, mais comme un balancement paresseux, à peine esquissé. (19)
La structure répétitive du refrain, loin de lasser, renforce cette idée de ronronnement affectif. On n’est pas dans la progression dramatique, mais dans la variation douce autour d’une même promesse. Chaque reprise du "je serai doux" est moins une relance qu’une caresse verbale, un retour au nid sonore.
Il n’est donc pas étonnant que cette chanson ne trouve pas sa place sur scène : elle n’est pas conçue pour l’espace, mais pour l’intérieur. L’intérieur d’un casque, d’une chambre, d’un corps à deux. Elle ne se projette pas, elle se dépose.
Ce minimalisme assumé en fait une œuvre proche du "Quiet Storm" anglo-saxon — un genre musical né dans les années 1970 aux États-Unis, fait de soul intimiste, de balades feutrées, de sensualité nocturne sans ostentation. Des artistes comme Sade (20) ou Maxwell en sont les héritiers. Goldman, ici, s’y frotte à sa manière : avec une chanson pop presque transparente, sans sucre ajouté, mais pleine de saturation émotionnelle tamisée.
"Doux", c’est le refus du spectaculaire jusque dans le son. C’est une voix intérieure, une musique à demi-voix, qui ne vit que dans l’écoute lente. Une chanson qui ne veut pas remplir l’espace, mais habiter le silence.
L’amour comme service à la carte ? Les risques d’une sur-adaptabilité
Doux, c’est d’abord une promesse. Non pas celle d’un avenir commun, ni même d’un amour partagé, mais celle d’une présence modelée, patiemment, sur le désir de l’autre. Une promesse qui semble ne rien vouloir imposer, mais qui, à force de s’effacer, finit par poser une question essentielle : où est le sujet dans ce lien ? Où est ce "je" qui parle, sinon dans ce qu’il accepte d’être pour l’autre ?
La formulation est explicite : "Le complice avoué, le joujou / De vos phantasmes et tous vos 'pérous'"
Le narrateur ne revendique pas de rôle actif. Il se propose en objet consentant du désir d’autrui, avatar malléable d’un imaginaire qu’il ne contrôle pas. Il est à disposition : complice, jouet, capitaine… mais toujours sur les terres de l’autre, à l’intérieur du récit de l’autre, sans script personnel apparent.
Pour un thérapeute de couple, cette posture résonne avec un profil bien connu : celui de l’hypersouple, qui cherche à prévenir toute tension en devançant les besoins supposés de l’autre. Une posture bienveillante, mais potentiellement asymétrique, voire dangereuse pour l’équilibre du lien.
Tout est promis : caresses, mots choisis, écoute, sensualité sur-mesure. Mais rien n’est demandé. Aucune attente, aucun désir exprimé, aucune condition posée.
Même les formules les plus explicites sont formulées dans le conditionnel, l’hypothèse, l’adaptation : "À vos goûts", "n’importe où", "à vos genoux".
Ce n’est pas une déclaration d’amour, ni même une déclaration de désir. C’est une offre globale, une disponibilité totale, une accessibilité permanente. Le narrateur devient prestataire du lien affectif, sans contrat réciproque. Il s’adapte avant même qu’on le lui demande, au risque de disparaître dans le désir projeté de l’autre.
Il est tout entier dans le conditionnel du lien : "je serai doux". Mais il ne pose pas de frontière, ne définit pas de soi, n’affirme pas son propre désir. Il est désirant, mais pas désireux.
Dès lors, que devient le "je" dans cette chanson ? Est-il encore sujet ? Ou a-t-il abdiqué sa souveraineté au profit d’un amour sans frottement, sans résistance, sans réciprocité explicite ?
Ce modèle relationnel peut séduire : il repose sur l’écoute, la douceur, le soin. Mais il interroge aussi profondément la possibilité d’un lien juste. Une relation apaisée n’est pas une fusion molle, où l’un se dilue dans les projections de l’autre. Elle suppose deux désirs qui se rencontrent, deux voix qui se répondent, deux volontés qui coexistent.
Et dans "Doux", cette deuxième voix, cette réponse, on ne l’entend jamais.
Une dramaturgie de l’absence : quand le silence devient narration
"Doux" est une chanson sans récit. Il n’y a pas de rencontre, pas d’obstacle, pas de dénouement. Aucun passé évoqué, aucun futur esquissé. Tout est suspendu dans un présent flou, comme figé dans une attente qui n’attend rien, ou si peu. Loin des récits d’amour classiques, la chanson ne raconte rien, et c’est justement là qu’elle raconte autre chose.
Il n’y a pas d’histoire, mais il y a un mouvement : celui d’un "je" qui avance à reculons, qui se définit en creux. Il ne dit pas ce qu’il fera, mais ce qu’il ne fera pas : "C’est pas moi qui vous ferai des plans", "J’vous aimerai pas dans la sueur", "J’expliquerai pas de large en long". Il ne s’engage pas, il se retire, et dans ce retrait se dessine une forme inédite de présence. Tout reste flou, sinon une seule promesse : "je serai doux".
Pas de lieu. Pas de temps. Pas de corps défini. Juste une voix qui se propose sans s’imposer, qui chuchote une forme d’amour sans contours, une disponibilité presque désincarnée. C’est ce que l’on pourrait appeler une dramaturgie de l’absence. Il ne se passe rien mais ce rien, ici, a du poids, crée de l’atmosphère, dessine un vide habité. Le silence devient langage. Le flottement devient posture.
Cette absence d’ancrage narratif est révélatrice d’une certaine attitude existentielle. Le narrateur ne cherche pas à "être quelqu’un", ni à être vu. Il ne revendique pas d’identité, ne se raconte pas. Il ne se justifie pas non plus. Il propose d’être là, tout simplement. Une présence tiède, discrète, potentielle.
C’est le paradoxe fondamental de cette chanson : elle dit "je", mais ce "je" ne prend jamais forme. Il est partout et nulle part. Il épouse les attentes, les goûts, les phantasmes de l’autre… mais ne trace jamais sa propre ligne. Et à force de cela, surgit une inquiétude : À force de vouloir être tout pour l’autre, il risque de ne plus être quelqu’un pour lui-même.
Ce "je" doux, attentionné, complice, élastique, où est-il quand il n’est pas à vos genoux ? Existe-t-il en dehors de l’autre ? En dehors de l’"igloo", du regard, de l’écoute attendue ?
En refusant les récits identitaires traditionnels, "Doux" tente peut-être de se libérer du script masculin normatif. Mais en même temps, en s’installant dans une forme de non-existence revendiquée, la chanson interroge aussi la limite de cette désidentification : jusqu’où peut-on s’effacer sans se perdre ? Jusqu’où peut-on aimer sans jamais se dire ?
Il y a là, sans doute, le vertige doux d’une présence qui ne veut déranger personne, mais qui finit peut-être par ne plus peser sur rien. Et ce vertige, Goldman le met en musique sans pathos, sans drame, avec une élégance feutrée, comme un soupir qui ne demande qu’à être entendu, sans insister.
Conclusion : Un souffle tendre contre les années frime
"Doux", c’est l’anti-Rambo des cœurs. Pas de torse nu, pas de cri de guerre, pas de conquête. Juste une présence offerte, tiède, rétractile, délibérément en retrait. Dans cette chanson qui n’en est presque pas une, dans ce texte qui refuse le récit, Jean-Jacques Goldman opère un sabotage doux du mythe viril. Il n’affronte pas les archétypes : il les désamorce par l’ironie, les contourne par l’humilité, les dissout dans la tendresse.
Au cœur des années 1980, décennie saturée de performances genrées, cette posture fait figure de dissidence. Elle ne clame rien, elle n’argumente pas, elle désobéit. En silence. "Doux", c’est une chanson en avance sur son temps. Une chanson que le public n’a peut-être pas su recevoir pleinement sur scène (et que Goldman lui-même disait ne pas réussir à faire vivre en concert) mais qui trouve aujourd’hui, dans un monde où la masculinité se repense, sa pleine portée symbolique.
Parce qu’au fond, ce que propose "Doux", ce n’est pas un contre-modèle flamboyant, ce n’est pas une inversion spectaculaire, c’est un déplacement discret : aimer autrement, sans domination ; se donner sans spectacle ; désirer sans conquérir. Refuser d’être l’homme qu’on attend, sans pour autant renoncer à être là.
"Doux", c’est une chanson à l’image de son titre, mais sans sucre ajouté…
Elle n’a pas la chaleur démonstrative d’un slow, ni la provocation d’un manifeste féministe. Et pourtant, elle est politique. Parce qu’elle interroge, en creux, ce que pourrait être un masculin désarmé, non menaçant, affectueux sans fadeur, sexué sans domination.
Et si, dans ce murmure, résidait la forme la plus sincère de courage affectif ? Une révolution intime, menée sans drapeau, sans slogan. Juste un souffle et un igloo.
Jean-Jacques Goldman et Michael Jones : Doux (Mon Zénith à moi, Canal+, 12 janvier 1988)
Sources
- (01) Jean-Jacques Goldman : Doux (1987)
- (02) Jean-Jacques Goldman : Entre gris clair et gris foncé (1987)
- (03) Jean-Jacques Goldman - Traces (1989)
- (04) Jean-Jacques Goldman : Non Homologué (1985)
- (05) Fred Hidalgo : Jean-Jacques Goldman Confidentiel (2016)
- (06) Fred Hidalgo : Jean-Jacques Goldman Confidentiel (2016)
- (07) Fred Hidalgo : Jean-Jacques Goldman Confidentiel (2016)
- (08) Fred Hidalgo : Jean-Jacques Goldman Confidentiel (2016)
- (09) Fred Hidalgo : Jean-Jacques Goldman Confidentiel (2016)
- (10) Fred Hidalgo : Jean-Jacques Goldman Confidentiel (2016)
- (11) [Graffiti (1987)]
- (12) [Graffiti (1987)]
- (13) [Graffiti (1987)]
- (14) [Graffiti (1987)]
- (15) Chorus n°54, hiver 2005-2006, propos recueillis par Fred Hidalgo
- (16) Jean-Jacques Goldman : Doux (1987) sur chordify.net
- (17) Jean-Jacques Goldman : Doux (live, 1989) sur chordify.net
- (18) Livre de partitions "Chansons pour les autres" (Hit Diffusion, septembre 2006, propos recueillis par Paul Ferrette)
- (19) Jean-Jacques Goldman : Doux (1987) sur Music Genre Finder
- (20) Sade : The Sweetest Taboo (1985)