Du vent, des mots (2013)
Exégèses
Quand les chansons réveillent ce qu’on croyait oublié
Quand j’ai entendu "Du vent, des mots" pour la première fois, j’ai pensé à mon père. À ses promesses. À ses retours. À ses remords. À toutes ces scènes rejouées, encore et encore, dans la cuisine, quand il demandait pardon à ma mère, une fois les vapeurs de l’alcool dissipées. Il jurait qu’il allait changer. Il répétait qu’il n’était plus le même. Il se disait "dégoûté" de lui-même. Et puis tout recommençait. J’avais 8 ans. Ou peut-être 12. Je ne sais plus très bien. Mais ce que je sais, c’est que ces mots — "Je me dégoûte, j’ai tous les torts" — je les avais entendus bien avant que Garou ne les chante.
Ce jour-là, je suis allé chercher les paroles de la chanson sur Google. Ce que j’ai trouvé m’a bouleversé. Quasiment tous les résultats renvoyaient vers des forums de témoignages de femmes ayant vécu sous emprise. Violences psychologiques. Manipulation affective. Espoirs trahis. Mêmes schémas, mêmes phrases, mêmes douleurs. Et si Jean-Jacques Goldman, sans le vouloir, avait mis en musique ces voix étouffées ? Et si "Du vent, des mots" était plus qu’un duo léger entre deux sympathiques chanteurs québécois : une chanson-miroir, une chanson-seuil, une chanson refuge ?
Tout dans cette chanson semble tendre vers l’apaisement : la mélodie douce, les harmonies limpides, le tempo presque dansant. Mais les paroles, elles, disent tout autre chose. Elles parlent de trahison, de fatigue, de perte d’innocence. Elles racontent une parole qui ne vaut plus rien, un amour qui ne suffit plus, un pardon que l’on ne peut plus accorder. Elles racontent surtout une voix qui se relève. Celle de Charlotte Cardin, qui ne se laisse pas séduire. Qui ne répond plus, qui dénonce, qui finit par dire :
C’est du vent, des mots / Une voile sur un bateau.
Ce que cette chanson donne à entendre, c’est peut-être le moment exact où l’on cesse de croire à la rédemption d’autrui, et où l’on commence, enfin, à croire à soi. Ce n’est pas une rupture spectaculaire. Ce n’est pas un cri. C’est un refus ferme, tranquille, lucide. Une sortie. Un basculement.
En quoi "Du vent, des mots" rejoue-t-elle le cycle de l’emprise affective ? Comment le texte, la structure vocale, l’arrangement musical construisent-ils une libération progressive ? Et pourquoi tant de femmes, même sans le dire, s’y sont reconnues ?
SOMMAIRE
Quand les chansons réveillent ce qu’on croyait oublié
Une chanson douce comme un piège
Le scénario d’un cycle : promesse, supplication, refus
Une voix qui se libère : de la contestation à la souveraineté
D’un rêve de mots à une sortie du piège
“Les jolies notes de ton piano” : les mots comme instruments de l’illusion
Chanson-miroir, chanson-seuil : ce que les femmes y ont vu
Ce qu’il reste quand on a cessé de croire aux mots
Sources
Une chanson douce comme un piège
Derrière les arpèges paisibles de "Du vent, des mots", derrière son tempo souple, ses guitares feutrées et son apparente limpidité harmonique, se cache une dissonance troublante. La forme promet l’apaisement, le contenu dit la fracture. C’est une chanson qui sourit pendant qu’elle parle de rupture, qui caresse pendant qu’elle tranche. Une chanson de séduction sonore qui, en réalité, raconte un désenvoûtement. On est ici en présence de ce que Roland de Candé appelait un “oxymore sonore” : une esthétique musicale qui neutralise la violence du texte. C’est là toute la subtilité — et la cruauté — de ce morceau.
Techniquement, la chanson est composée dans une tonalité de Sol majeur (G), l’une des plus utilisées dans la pop pour sa clarté tonique et sa facilité d’écoute. Elle s’appuie sur une progression harmonique élémentaire — G / C / D / A mineur — familière à l’oreille, sans modulation ni tension marquée. Le tempo, rapide (130 BPM), donne une sensation de légèreté, presque dansante. À cela s’ajoute une orchestration discrète : piano acoustique, guitares douces, nappes soyeuses, aucun effet dramatique appuyé. On est dans le domaine de la séduction immédiate, d’une pop conçue pour glisser sans heurt.
Mais ce que cette musique habille, ce sont des phrases comme :
“Je me dégoûte, j’ai tous les torts”, “C’est le dégoût et tant de douleur”, “Le deuil de ma candeur”.
Autrement dit : un langage de rupture, de désenchantement, de perte de soi. Le contraste est si fort qu’il crée un inconfort latent. La chanson semble flotter entre deux vérités : celle d’une histoire qu’on veut réécrire, et celle d’une lucidité qu’on ne peut plus ignorer.
C’est ce décalage, ce faux confort, qui en fait une “pop toxique” : une chanson qui endort par sa forme, mais réveille par son fond. Elle agit comme ces phrases trop douces qu’on a déjà trop entendues : “Je vais changer”, “Je t’aime encore”, “Donne-moi une dernière chance”. Elle épouse la forme du piège affectif qu’elle cherche à dénoncer.
Même la structure vocale, qui pourrait suggérer un dialogue à égalité, reproduit en réalité un déséquilibre fondamental. Garou ouvre seul, occupe l’espace avec son timbre rauque, chaud, expressif. Charlotte Cardin intervient plus tard, d’abord en contrepoint, puis en rupture. Le duo ne crée pas d’harmonie, mais une fracture progressive.
Même quand ils chantent ensemble (“Où sont passés nos rêves et nos cœurs ?”), leurs timbres ne fusionnent pas : ils cohabitent sans se rejoindre.
On est ici à l’exact opposé de “Sous le vent”, ce duo emblématique de Garou et Céline Dion sorti huit ans plus tôt. Là, deux voix s’unissaient dans un même souffle, un même combat contre l’adversité. Ici, les voix ne s’unissent pas : elles s’écartent. L’un supplie, l’autre s’éloigne. Ce n’est pas un chant d’amour croisé, mais une partition de rupture, jouée à deux mais écrite pour une seule voix en train de reprendre le contrôle.
Ainsi, "Du vent, des mots" commence comme une ballade rassurante… et se révèle peu à peu comme un piège sonore qui mime le discours de l’emprise. La beauté formelle ne réconforte pas : elle dérange. Car elle expose, sans crier, la violence contenue dans les mots doux qui ne veulent plus rien dire.
Le scénario d’un cycle : promesse, supplication, refus
"Du vent, des mots" n’est pas simplement la mise en musique d’une rupture : c’est la représentation condensée d’un cycle d’emprise affective, un cycle bien connu des thérapeutes et des victimes, mais rarement aussi clairement exposé dans une chanson de variété. Et si la musique semble douce, les paroles, elles, rejouent la mécanique cruelle de ce que l’on appelle le trauma bonding — cette forme d’attachement paradoxal qui se construit sur l’alternance de violence et de pardon, de destruction et de promesse.
Le premier couplet, chanté seul par Garou, pose les bases du scénario :
"J’ai tant de regrets, tant de remords / Je me dégoûte, j’ai tous les torts".
Cette confession, en apparence sincère, est en réalité le premier acte d’un script bien rodé : celui du bourreau repenti qui cherche à regagner la confiance de sa victime. Il reconnaît ses fautes, mais dans un geste narcissique : "Je me dégoûte" n’est pas un cri d’empathie, c’est un appel à la compassion, un repositionnement stratégique. Il ne cherche pas à réparer : il cherche à effacer. À relancer la relation sur un mode idéalisé, sans avoir traversé les conséquences de ses actes.
Puis vient la promesse :
"Je promets, je ne suis plus le même / Je suis un autre dès que tu m’aimes".
Là encore, le retournement est subtil : il ne dit pas "Je changerai pour toi", mais "Je change si tu m’aimes". La responsabilité du changement est déplacée. Ce n’est pas à lui d’agir : c’est à elle de croire.
Ce schéma suit les étapes classiques de l’emprise :
- Phase de “lune de miel” : l’agresseur exprime des regrets et promet de changer.
- Phase de doute : la victime oscille entre espoir et lucidité.
- Banalisation du mal : les torts sont minimisés, enjolivés.
- Répétition : tout est prêt pour recommencer, à peine effacé, jamais vraiment repensé.
Mais ici, ce cycle est interrompu. Car Charlotte n’est pas silencieuse. Elle nomme le piège, dès son premier vers :
"C’est du vent, des mots."
Le "vent" n’est pas seulement l’inconsistance : c’est aussi ce qui souffle, emporte, revient sans fin. Les "mots", eux, sont vidés de leur pouvoir. Il ne s’agit plus d’un échange, mais d’un monologue déguisé.
Et puis vient le cœur du retournement, cette ligne capitale où tout bascule :
"Tu peux changer" — "Peux-tu changer ?"
D’un simple déplacement syntaxique, la chanson opère une inversion radicale du pouvoir symbolique. Ce n’est plus l’homme qui affirme, c’est la femme qui questionne, interroge, soupèse, doute. Elle ne croit plus sur parole. Elle n’attend plus. Ce retournement, au fond, est une manière de sortir du scénario. De refuser le rôle de la complice passive. Elle retire sa foi.
Et ce retrait n’est pas abstrait. Il est suivi d’un discours de plus en plus clair, de plus en plus affirmé :
"C’est le dégoût et tant de douleur." "Le deuil de ma candeur." "C’est comme une fin d’enfance déchirée."
Le mot “candeur” est ici crucial. Il ne s’agit pas seulement de naïveté, mais de foi originelle en l’amour, en l’autre, en les mots. Ce mot évoque une forme de viol symbolique, une trahison qui ne peut être réparée. C’est toute une construction affective qui s’effondre — et qui ne pourra pas être reconstruite sur les mêmes bases.
La voix masculine tente encore, presque en écho lointain :
"Souviens-toi de notre bonheur…" "Je reprends la mer."
Mais la scène est déjà vide. L’autre est déjà partie, en dedans sinon en apparence.
Charlotte, dans cette chanson, n’est pas seulement une victime qui refuse. Elle est une figure de lucidité active, d’autonomie retrouvée. Elle n’attend pas que l’autre change : elle sort du cadre, elle reprend le langage, elle dépose le fardeau de la promesse. Son chant agit comme un contre-sort, une désactivation douce mais ferme de la magie des mots.
Une voix qui se libère : de la contestation à la souveraineté
Il y a dans "Du vent, des mots" un mouvement souterrain, presque imperceptible à la première écoute, mais d’une puissance symbolique rare : la voix féminine y gagne du terrain. Elle ne hausse pas le ton, elle ne prend pas la place — elle prend forme. Elle se construit. Lentement, patiemment, elle s’autonomise. Ce n’est pas un cri qui renverse le rapport de force, c’est un glissement progressif du contrepoint à la souveraineté. Une prise de parole douce, mais décisive.
D’abord, Charlotte Cardin intervient comme un écho. Dans le premier refrain, ses phrases s’entrelacent avec celles de Garou, mais sans l’interrompre ni l’annuler. Elle ne discute pas : elle constate. Elle dit déjà non, mais à mi-voix, presque sur le fil :
"C’est du vent, du faux / Les jolies notes de ton piano / Qui caressent et grisent avant de s’envoler."
C’est la lucidité blessée qui parle ici : celle qui reconnaît les pièges, mais n’est pas encore sortie du labyrinthe. La voix féminine ne s’impose pas, elle résiste, encore dans le champ de l’interlocution. Elle dit "non", mais dans la grammaire du "je te réponds".
Puis vient le basculement. Le troisième couplet est entièrement chanté par Charlotte. Pour la première fois, elle ne répond plus : elle déclare. Plus de "tu", plus d’adresses, plus de concession au dialogue. Elle raconte son propre récit, sans relancer celui de l’autre :
"C’est du temps, des heures / C’est le dégoût et tant de douleur / La banalité des beaux rêves brisés." "Et le deuil de ma candeur / C’est comme une fin d’enfance déchirée."
Le vocabulaire est fort, mais toujours pudique. On n’est pas dans l’explosion, mais dans le désenchantement formulé avec précision. Ce que cette voix affirme, c’est la perte irréversible de l’illusion, la mort symbolique d’une croyance. On ne rebâtira pas. On ne recoudra pas. Il ne s’agit pas de "recommencer à zéro", mais de commencer autrement, ailleurs, seule.
Et là, soudain, la chanson s’ouvre. Charlotte ne parle plus seulement du passé. Elle nomme une direction :
"C’est un vent nouveau / La liberté comme un cadeau."
C’est un moment de bascule narratif, musical, symbolique. Le vent n’est plus celui des paroles creuses : c’est celui qui délivre, qui emporte ailleurs, qui ventile un avenir possible. Le lexique du départ n’est plus une menace : c’est une promesse pour soi. L’indépendance ne fait plus peur. Elle se donne.
Et puis vient la dernière ligne, celle qui clôt tout, sans appel :
"Et bon vent, matelot."
Cette réplique est une trouvaille. Elle agit comme une clôture dramaturgique, une ligne de fuite définitive. Elle sonne comme une politesse, mais c’est une ironie maîtrisée. Le "matelot", c’est celui qui voulait reprendre la mer, mais c’est elle qui largue les amarres. Le "bon vent", c’est une formule de départ, mais ici teintée de détachement glacial, de désidentification complète. Ce n’est pas une rupture explosive, c’est un adieu silencieux, sans retour, sans besoin d’être entendu.
Tout au long de la chanson, Charlotte passe de la parole assignée à la parole souveraine. Elle commence dans la réponse, elle termine dans la décision. Elle n’est plus "la femme qui écoute", ni "celle qu’on tente de convaincre" : elle est celle qui clôt. Celle qui reformule le langage non plus comme terrain de jeu masculin, mais comme espace de reconquête personnelle.
Et cette reconquête ne fait pas de bruit. Elle ne cherche ni à humilier, ni à punir. Elle dit simplement : j’ai compris. Et je pars.
D’un rêve de mots à une sortie du piège
Ce qui frappe, à l’écoute de "Du vent, des mots", c’est à quel point cette chanson semble faire écho — ou plutôt répondre — à une autre chanson écrite par Jean-Jacques Goldman vingt ans plus tôt : "Il me dit que je suis belle", interprétée par Patricia Kaas. Là aussi, il est question de mots doux, de promesses, de scénarios rêvés. Mais la posture est différente : dans la chanson de 1993, la femme sait qu’on lui ment, mais elle choisit de croire. Elle s’invente une histoire pour survivre. Elle rêve à un amour de cinéma, parce que c’est tout ce qu’il lui reste.
“Des mensonges et des bêtises / Qu’un enfant ne croirait pas / Mais les nuits sont mes églises / Et dans mes rêves j’y crois.”
"Du vent, des mots", en revanche, refuse désormais ce refuge onirique. Plus de fiction réparatrice. Plus de récit compensatoire. La voix féminine ne se contente pas de constater l’illusion : elle s’en libère. Là où la première chanson laissait place à une croyance douloureuse mais douce, la seconde nomme la manipulation, désamorce la parole magique et affirme sa propre direction :
"C’est un vent nouveau / La liberté comme un cadeau."
Entre les deux morceaux, c’est toute une métamorphose de la parole féminine qui s’opère — de l’enfance symbolique à la souveraineté adulte, de la projection à la décision. Goldman, sans forcer, y trace une trajectoire : celle d’un féminin qui ne rêve plus qu’on le sauve, mais qui décide de se sauver lui-même.
“Les jolies notes de ton piano” : les mots comme instruments de l’illusion
Dans "Du vent, des mots", ce ne sont pas seulement les actes qui ont blessé : ce sont aussi — et peut-être surtout — les mots. Les mots qui caressent. Les mots qui enjolivent. Les mots qui promettent. Les mots qui "grisent" et "séduisent". Le texte de la chanson est traversé par une suspicion fondamentale à l’égard du langage : celui qui prétend réparer, mais qui ne fait que masquer. Celui qui parle d’amour, mais qui sert de diversion. Celui qui ne dit pas la vérité : il la joue.
"Les jolies notes de ton piano / Qui caressent et grisent avant de s’envoler."
Cette image du piano, centrale dans le refrain, fonctionne comme une métaphore du discours manipulateur. Ce n’est pas le piano comme instrument émotionnel sincère : c’est le piano comme surface séduisante, comme langage embelli, comme illusion sonore. Le piano devient ici le symbole d’une parole instrumentalisée : belle, mais vide. C’est toute une conception du langage amoureux que la chanson met en cause — celle qui croit que la beauté des mots suffit à en garantir la sincérité.
Du point de vue de la philosophie du langage, cette chanson met en lumière ce que John L. Austin appelait un échec performatif. Dans "Quand dire, c’est faire", Austin montre que certaines phrases — les "actes de langage" — ne décrivent pas simplement la réalité : elles la produisent. Dire "je promets", "je pardonne", "je t’aime" n’est pas seulement relater une émotion : c’est poser un acte.
Mais encore faut-il que cet acte soit crédible, contextuellement pertinent, émis par un sujet reconnu comme sincère. Sinon, l’énoncé devient un acte manqué — une “promesse creuse”, selon John Searle : une parole qui sonne, mais qui n’engage plus rien.
C’est précisément ce qui se joue ici. Le personnage masculin promet. Il s’agenouille dans les mots. Il construit des phrases comme on construirait des châteaux de sable.
"Si tu voulais, tout recommencerait."
Mais rien ne tient, parce que plus personne n’y croit. La promesse est disqualifiée avant même d’être entendue. La performativité est morte, car le langage a été trop souvent utilisé comme écran de fumée. On n’y entend plus une demande : on y reconnaît une stratégie.
Charlotte, elle, refuse ce langage poétique anesthésiant. Elle ne veut pas être bercée. Elle ne veut pas être séduite. Elle veut qu’on arrête de jouer du piano, et qu’on regarde en face. Ce refus est radical. Elle ne propose pas un autre dialogue : elle démonte l’appareil discursif lui-même, en l’exposant pour ce qu’il est devenu : un leurre, un piège, un masque.
Dans ce sens, "Du vent, des mots" dialogue en creux avec une autre chanson de Jean-Jacques Goldman : "Sache que je". Là aussi, les mots sont mis en crise, non pas parce qu’ils sont maladroits ou dépassés, mais parce qu’ils masquent une attente, un contrat, une demande. Dire "je t’aime", dans "Sache que je", ce n’est pas seulement déclarer un sentiment : c’est poser une condition, une attente de réciprocité, voire une prise d’otage symbolique :
"S’il te faut des phrases en otage / Comme un sceau sur un parchemin..."
Là où la chanson "Du vent, des mots" suggère que les mots ne valent plus rien, "Sache que je" affirme, avec plus de radicalité encore :
"Les mots ne servent à rien."
Dans les deux cas, Goldman déconstruit la performativité amoureuse : les mots ne font plus advenir le lien. Ils le conditionnent, l’épuisent, ou le falsifient.
Il y a dans l’œuvre de Goldman une constance discrète : celle de mettre en crise le pouvoir du langage amoureux, surtout lorsqu’il est utilisé pour séduire au lieu de dire. Ce n’est pas que les sentiments soient absents — c’est que le langage est devenu un mauvais outil pour les dire. Cependant, "Du vent, des mots" pousse cette logique encore plus loin : ici, la parole n’est pas impuissante — elle est disqualifiée.
Et cette disqualification est définitive. La voix féminine ne cherche pas une reformulation. Elle ne demande pas un aveu plus sincère. Elle dit simplement :
"C’est du vent."
Et ce "vent" emporte tout : les belles phrases, les métaphores, les mélodies. Il balaie la scène, et avec elle, l’illusion que l’amour puisse être réparé par des mots vides.
Chanson-miroir, chanson-seuil : ce que les femmes y ont vu
Quand une chanson touche juste, ce n’est pas seulement parce qu’elle est bien écrite. C’est parce qu’elle ouvre un espace où chacun peut déposer un morceau de son vécu. Ce que "Du vent, des mots" accomplit, discrètement mais puissamment, c’est cela : elle devient une surface projective, un miroir émotionnel où de nombreuses femmes ont reconnu — non pas leur histoire entière, mais la mécanique même de leur enfermement.
Ce constat ne vient pas d’un sondage ou d’un article. Il vient d’un geste simple, presque anodin : une recherche Google. Lorsque la chanson est sortie, les paroles de la chanson ne renvoyaient pas vers des critiques musicales ou des interviews, mais vers des forums de témoignages de femmes victimes de manipulation affective ou de violences psychologiques. Ce n’étaient pas des discussions à propos de la chanson elle-même : c’étaient des récits douloureux qui précédaient la chanson, mais que celle-ci semblait avoir mis en mots sans le vouloir.
Jean-Jacques Goldman, en écrivant pour Garou et Charlotte Cardin, ne cherchait probablement pas à parler de ces femmes. Et pourtant, il les a exprimées. Sans les nommer. Sans les désigner. Mais en donnant forme à un scénario que beaucoup ont vécu sans toujours pouvoir le formuler.
En cela, "Du vent, des mots" agit comme un objet transitionnel, au sens que lui donne Didier Anzieu : un support symbolique qui permet de mettre à distance une expérience vécue trop douloureuse, de la transformer, de s’en détacher. On n’écoute pas cette chanson pour rêver d’un amour. On l’écoute pour comprendre qu’on n’est plus seule à ne plus y croire.
Elle devient alors ce que Daniel Levitin appelle un “morceau identitaire” : une chanson qu’on n’oublie pas, parce qu’elle a marqué une bascule intérieure. Elle ne dit pas ce qu’on vit. Elle dit ce qu’on a décidé de quitter.
Et ce pouvoir d’identification vient aussi de sa forme : il n’y a pas de prénom, pas de date, pas de lieu, aucun élément de contexte précis. Ce flou n’est pas un manque : c’est ce qui permet à chacun, à chacune, d’y inscrire sa propre histoire. Comme une chanson universelle sans vouloir l’être. C’est précisément parce qu’elle ne raconte pas un cas particulier qu’elle permet à tant de récits personnels d’y trouver un écho.
Certaines femmes y entendent leur compagnon manipulateur. D’autres, leur père. D’autres encore, la voix intérieure qu’elles ont longtemps crue, avant de la rejeter. Les phrases récurrentes — "je vais changer", "je ne suis plus le même", "si tu voulais" — font remonter des souvenirs trop connus, des dialogues mille fois rejoués dans le silence.
Et c’est là que la chanson change de statut. Elle cesse d’être un duo sentimental. Elle devient un chant de rupture invisible. Une chanson de seuil. Celle qu’on écoute quand on a déjà dit “non”, ou quand on se prépare à le dire.
Car l’écoute de "Du vent, des mots" n’est pas toujours consciente. Certains auditeurs l’entendent comme une jolie chanson de regret. Mais d’autres la vivent comme une expérience. Une validation muette. Une confirmation intérieure.
Et alors, le "bon vent, matelot" final ne sonne plus comme une formule. Il devient un mot de passe. Un code de sortie. Une délivrance.
Ce n’est pas une chanson d’amour. C’est une chanson de sortie.
Ce qu’il reste quand on a cessé de croire aux mots
"Du vent, des mots". Le titre est bref. Il tient en quatre syllabes, mais il désigne tout un monde de paroles dévaluées, de promesses trop souvent répétées, de phrases qui ont perdu leur sens à force d’avoir été dites sans être tenues. C’est une formule de protection, presque un réflexe. Une manière de dire : je n’écoute plus, je ne crois plus, je me protège. C’est un bouclier sémantique. Et c’est aussi une auto-défense émotionnelle.
Ce que cette chanson offre, ce n’est pas une consolation, ni même un espoir. C’est de la clarté. Une forme de lucidité nue, débarrassée du besoin de séduire, de pardonner ou de sauver. Il n’y a pas de happy end ici. Il n’y a pas de note suspendue dans l’espoir d’un retour. Il y a une voix qui se lève, qui regarde l’autre en face, et qui dit : non. Pas avec colère. Pas avec vengeance. Avec la certitude de celle qui a compris.
Contrairement à d’autres titres écrits par Jean-Jacques Goldman, "Du vent, des mots" ne cherche ni l’union réparatrice, ni le rêve à deux. Mais ce serait une erreur de croire qu’il s’agit d’un contre-modèle isolé. Il faut plutôt l’écouter comme le point de rupture d’une trajectoire narrative amorcée bien plus tôt dans l’œuvre de Goldman — et de ses interprètes.
Dans "Je te promets", porté par Johnny Hallyday, le langage amoureux est exalté dans sa dimension performative. Il construit un monde, il engage, il fait croire à la possibilité de réenchanter les vies brisées. "Même si c’est pas vrai", "même si notre histoire / Se termine au matin", le besoin d’y croire justifie qu’on prononce les mots.
"Même si je mens / Si les mots sont usés / Légers comme du vent."
Cette acceptation du langage comme refuge fragile se fissure déjà dans "J’oublierai ton nom", ce duo entre Johnny et Carmel, qui figure sur le même album que "Je te promets". Ici, la promesse est inversée : c’est celle de l’oubli. Mais l’oubli annoncé est en réalité une douleur déclarée. La rupture est inévitable, mais elle est formulée avec une tendresse mélancolique :
"Et cette certitude / Me fait plus mal encore / J’aimais cette blessure / C’était toi encore."
Mais dans "Du vent, des mots", cette posture n’est plus possible. Il n’y a ni promesse à tenir, ni blessure à caresser, ni tempête à traverser à deux. Il n’y a plus de "je serai là". Il y a un "bon vent", sec et calme, comme un détachement sans revanche. Une lucidité qui ne cherche ni l’accord, ni la dispute.
Le langage n’est plus une arme, ni une caresse. Il n’est plus qu’un souffle vide, un écho de trop. Et c’est en s’en libérant que la narratrice retrouve sa voix — non pour clamer sa peine, mais pour affirmer son départ. Là où "Je te promets" demandait qu’on y croie encore, "Du vent, des mots" dit que croire n’est plus nécessaire.
"Sous le vent", duo mythique entre Garou et Céline Dion, écrit et composé par Jacques Veneruso, racontait l’épreuve surmontée ensemble, les vents contraires traversés à deux, l’union contre l’adversité. "Du vent, des mots", huit ans plus tard, raconte l’inverse. Non pas l’union qui sauve. Mais la rupture qui délivre.
Et c’est peut-être cela que cette chanson dit, plus que tout : qu’il arrive un moment où les mots ne peuvent plus réparer ce qu’ils ont brisé. Un moment où l’on cesse d’y croire. Un moment où l’on cesse d’attendre qu’on nous entende, pour s’entendre soi.
Alors on ne répond plus. On ne supplie plus. On ne promet plus. On dit simplement :
"Et bon vent, matelot."