Elle a fait un bébé toute seule

Exégèses

Pour l'industrie musicale, l'été 1987 n'a pas son pareil. Tous les yeux sont tournés vers les États-Unis. Michael Jackson s'apprête à dévoiler "Bad", l'album qui succédera au raz de marée que fut "Thriller". La Bande Originale de "Dirty Dancing" fait rêver les jeunes filles du monde entier et Madonna lance sa première tournée mondiale. De notre côté de l'Atlantique, le top 50 est devenu une institution et les succès des radios libres et du walkman ont transformé la chanson française qui, suivant le modèle américain, est devenue plus pop, plus légère, plus directe. Elle est portée cet été-là par Vanessa Paradis, Mylène Farmer, Gold ou Images. Depuis quelques années, la musique s'est associée à l'image et les artistes offrent des clips mis en scène, plus scénarisés les uns que les autres, parfois même, aidés par l'industrie des effets spéciaux en plein essor. Cette évolution du milieu musical n'est qu'une petite goutte dans l'ensemble de changements sociétaux survenus en l'espace de quelques années. Plus de 15 ans après mai 1968, les années 80 semblent fermer la période de la contestation. Le libéralisme s’impose et la société de consommation se met en place à grand coup de pubs toujours plus ciblées. Des évolutions comme la conquête de l'espace, la fin de la guerre froide ou l'informatique font face aux crises profondes que sont l'épidémie du Sida, les catastrophes écologiques ou le chômage grandissant. Des bouleversements qui vont redéfinir le visage de la société sur plusieurs années.

Au milieu de tous ces changements, il est un sujet de société qui interroge Jean-Jacques Goldman plus que les autres : la monoparentalité grandissante. Cette année-là, il compose et prépare un double album électrique et acoustique. Il l'ignore encore mais ce sera le plus gros succès de sa carrière solo. La sortie est programmée en fin d'année mais Jean-Jacques en livre un avant-goût en juillet et présente "Elle a fait un bébé toute seule", une chanson sur les mères célibataires. Son rôle de père lui inspirera des titres comme "Petite Fille", "Dors bébé Dors", "Qu'elle soit elle", "Fais des bébés", "Elle avait 17 ans".... Mais c'est sous un angle bien particulier qu'il décide d'aborder ce thème. Il faut dire que le sujet fait parler depuis la fin de ces années un peu folles, depuis que la contraception a donné aux femmes une certaine liberté et leurs responsabilités de décider seules de leur mode de vie.

En 1980, le journal Le Monde consacre un article sur ces quelque cent mille femmes célibataires qui n'étaient que quatre-vingt-cinq mille 5 ans plus tôt selon les statistiques de l'INED. Celles qu'on appelait "filles mères" sont devenues des "mères célibataires volontaires." Loin de porter un jugement de valeur sur cet état de fait, Jean-Jacques s'empare du sujet et signe un texte tendre, subtil et plein d'affection pour ces femmes qui à leur manière affrontent la maternité, sans hommes à leurs côtés, que la situation soit désirée ou pas. "Je ne dis pas qu'elles l'ont voulu toutes seules, je parle uniquement du fait d'assumer des bébés sans père ou avec des pères absents, ce n'est pas la même chose" dira-t-il. Pour cette chanson, il brosse ainsi le portrait d'une femme résolument moderne qui fait trois journées en une. Une femme volontaire et à l'aise dans son époque, qui court, fume et défait son lit seule tout en assumant son rôle de mère, alternant biberon, couches, baby-sitter et blues alone. Mais le texte fait aussi preuve d'une certaine ironie face à cette situation. Ainsi, l'homme n'est plus à la mode et on le choisit pour ses gènes. Jean-Jacques ira jusqu'à parler de nouvelle féminité assumée et se donnera dans la conclusion de la chanson le rôle d'un grand frère, présent pour parler, pour le réconfort mais surtout quand elle le veut. Lorsque sur un plateau de télévision, on lui demande sa réaction si sa propre fille voulait faire un bébé toute seule, il répond amusé "Je lui dirais que ça ne marche pas, que c'est juste une chanson et pas un mode d'emploi. Et je lui préciserai que ça vaut mieux que ça ne marche pas comme ça." "Elle a fait un bébé toute seule" rejoint les chansons de Jean-Jacques dans lesquelles il observe, étudie et décrit les femmes seules avec une certaine réserve comme ce fut le cas pour "Elle attend" et "La vie par procuration"

Sur le plan de la composition, Jean-Jacques s'amuse à jouer avec un style qui de prime abord ne fait pas partie de sa culture musicale. Mélanger les genres n'est pas nouveau puisqu'il l'avait fait avec le gospel pour "Américain" quelques années plus tôt. Ainsi, avant le zouk de "A nos Actes Manqués" et bien avant son album conceptuel "Chansons pour les pieds", il choisira une ambiance country et western, accompagné pour l'occasion de Claude Samard au banjo et de Jean-Jacques Milteau à l'harmonica. Un titre décalé où Jean-Jacques prend le public à contre-pied. Il dira "ce qui m'a surtout plu, c'est le côté démodé du son ! Cet été j'avais quatre titres de prêts, mais si j'ai choisi de sortir celui-ci c'était pour le plaisir d'énerver tout le monde […]. Il y a eu un vrai débat. J’ai récolté tous les avis, et j’ai quand même agi selon mon propre sentiment. [...] C’était une chanson différente. Et donc je me disais peut-être qu’ils vont me suivre, mais a priori c’est pas du tout ce que j’avais l’habitude de faire." La chanson revient de loin puisque que les rythmiques avaient été enregistrées au moment de l'album "Positif" quatre ans auparavant et qu'une version reggae avait été proposé à Philippe Lavil qu'il refusa.

Avec un tel mélange entre écriture et musique, ce pari risqué s’avérera payant et ce premier extrait du double album "Entre gris clair et gris foncé" atteindra la quatrième place du top 50 en octobre 1987. Sa sortie sera accompagnée d'un clip moins scénarisé que ne pouvaient l'être les précédents comme "Je Marche seul" ou "Pas toi". Filmé "Portes des Lilas" dans la zone secrète du métro parisien uniquement réservée aux tournages, ce dernier suit le quotidien d'une jeune femme, agent à la RATP. A l'instar des autres chansons entraînantes de Jean-Jacques, ce titre taillé pour le live sera souvent interprété sur scène. Lors de la tournée 1988 bien sûr mais aussi en 1991 au milieu d'un medley acoustique à trois voix avec Carole et Michael. Le titre intégrera ensuite régulièrement les sets acoustiques comme en 1993 lors du concert d'un soir donné sur RTL, en 1995 lors de la tournée des campagnes ou lors de la première partie de la tournée "En Passant" en 1998 dans une version plus "jazzy."

Pour Jean-Jacques les compositeurs sont des chroniqueurs et des bons diagnostiqueurs de ce qui se passe. Il a déclaré "Je ne signerais pas avec certitude pour dire que les chansons restent à la postérité. Par contre, je signe tout de suite pour dire qu'elles sont des polaroïds assez exacts et assez pointus des époques qu'on traverse." "Elle a fait un bébé toute seule" a effectivement marqué son époque, mais elle demeure aujourd'hui, plus de 30 ans après et au même titre que "Envole-Moi" ou "Là-bas", d'une actualité criante. Des chansons nées de bouleversements sociétaux et d'évolutions des comportements survenus à l'aube des années 80 et qui traversent les décennies. A l'heure de la PMA pour toutes, à une époque où le nombre de famille monoparentale a littéralement explosé (on comptait 1 500 000 mères célibataires en 2019) cette chanson semble, pour le coup bien partie pour la postérité.

Sources : Graffiti, 1987
Antenne 2, Champs Elysées, 1987, Michel Drucker
Émission Coeur et Pique, 1988
Paroles et Musique, mai 1988, Didier Varrod
Interview RTL, 5 juillet 2003