Elle attend (1985)
Exégèses
Prologue : Celle qui attend
Elle est là, dans une pièce trop calme, un peu trop ordonnée. Elle frotte ses couverts en argent, comme d'autres polissent des souvenirs. Elle les a peut-être hérités de sa mère. Ou de sa grand-mère. Les gestes sont lents, rituels, presque vains. De temps à autre, elle relève les yeux vers un écran, un album ou un souvenir de papier glacé. Là, dans ces images d’avant, elle retrouve un monde où les hommes avaient des principes, les femmes des rêves, et les histoires une fin. Elle attend. Non pas l’amour, exactement. Ni même quelqu’un. Elle attend que quelque chose change. Autour d’elle, en elle, dans l’air du temps.
Parue en 1985 sur les versions cassette et disque compact de l’album Non homologué (01), "Elle attend" (02) est d’abord une face B discrète, en contrepoint à l’affirmation solitaire de "Je marche seul" (03). Écrite, composée et interprétée par Jean-Jacques Goldman, la chanson ne fit pas grand bruit à sa sortie. Pourtant, elle est réenregistrée onze ans plus tard, en 1996, pour la compilation Singulier (04), qui revisite les années 1981-1989 avec un soin particulier. Cette nouvelle version devient même un single promotionnel. Comme si, avec le recul, le regard sur cette femme immobile gagnait en pertinence. Comme si elle, qui attendait que le monde change, avait fini par le voir changer - sans qu’il la regarde pour autant.
Mais que raconte-t-elle vraiment, cette femme sans nom et sans âge ? Est-elle simplement rêveuse, comme tant d’autres personnages féminins dans l’œuvre de Goldman ? Est-elle prisonnière d’un idéal qui l’immobilise ? Ou, au contraire, est-elle une figure prophétique, la seule à percevoir les failles d’un monde trop pressé ? L’attente qu’elle incarne est-elle faiblesse, fidélité, ou lucidité ? Peut-être un peu des trois. À travers ses silences, ses gestes quotidiens, ses romans d’eau de rose et ses visions d’anges, c’est tout un mode d’être au monde que la chanson déploie : celui des femmes qui rêvent - et qui, peut-être, nous avertissent.
SOMMAIRE
Prologue : Celle qui attend
Une chanson en suspens : entre berceuse et murmure prophétique
L’incroyable destin des femmes qui rêvent
L’attente comme symptôme : lecture psy et existentielle
Variations goldmaniennes sur l’attente féminine
Une chanson mineure devenue essentielle
Épilogue : Et si elle avait raison ?
Sources
Une chanson en suspens : entre berceuse et murmure prophétique
"Inexorablement, elle attend". Ce vers, repris à la fin de chaque strophe comme un souffle qui revient, donne à la chanson sa respiration propre. Il scande le texte comme une horloge intérieure, comme une prière douce adressée à personne. Par sa structure cyclique, "Elle attend" évite la narration classique, se refusant à toute progression dramatique. Pas d’événement déclencheur, pas de climax : simplement le retour inlassable d’un même état. C’est une chanson sans histoire, mais avec une temporalité particulière : celle de l’attente, circulaire, presque immobile.
La tonalité en Fa♯ mineur (05) installe d’emblée une mélancolie douce. L’enchaînement harmonique (Ré / Mi / Fa♯ mineur / La) donne une impression de balancement, sans tension excessive ni résolution franche. Ce balancement harmonique, combiné à la voix posée de Goldman, évoque quelque chose entre la berceuse adulte et le murmure prophétique. La tristesse est là, mais elle ne déborde pas. Elle s’installe, elle dure, elle s’apprivoise.
Ce qui frappe pourtant, c’est le tempo rapide : 130 battements par minute. Un tempo qu’on associerait à des morceaux dansants, à des mouvements vifs. Or ici, le paradoxe est assumé : cette vitesse n’accélère rien. Elle crée une tension muette entre le mouvement apparent et l’immobilité intérieure. Comme si la vie continuait autour d’elle, mais sans elle. Cette contradiction formelle - un tempo rapide au service d’une attente figée - renforce l’étrangeté de la chanson : elle ne suit pas les codes habituels de la variété sentimentale.
L’instrumentation est minimaliste : quelques nappes de clavier, des arpèges de guitare sèche, une rythmique discrète. Rien de démonstratif, rien qui vienne heurter l’écoute. Ce dépouillement laisse toute la place au texte et à la voix, et contribue à faire de "Elle attend" une forme de pop introspective, presque murmurée à l’oreille de l’auditeur. C’est une chanson qu’on écoute seul, ou qu’on n’entend pas. Une chanson qui ne se donne pas à la radio, mais qui s’imprime lentement dans la mémoire affective.
C’est d’ailleurs la seule chanson de Goldman enregistrée et jouée à la guitare douze cordes, en studio comme sur scène. Le doublage de chaque corde produit un son plus ample, plus riche en harmoniques, apportant à la rythmique une densité feutrée qui accentue l’effet de flottement. Ce choix rare confère à "Elle attend" une texture sonore singulière, douce mais vibrante, à l’image de cette femme dont le monde intérieur est plus vaste que le décor immobile qui l’entoure.
En 1996, contre toute attente, Goldman décide de rechanter et remixer ce titre discret pour l’intégrer à la compilation Singulier 81-89. Non seulement il lui offre une seconde vie, mais il en fait le single promotionnel de l’album, comme s’il assumait enfin la portée singulière de cette œuvre en retrait. Cette version conserve l’essentiel de l’arrangement original, tout en l’affinant : un son plus rond, une interprétation plus mature, une voix légèrement plus grave, qui accentue encore la gravité feutrée du propos. La chanson, longtemps restée dans l’ombre, devient alors visible sans jamais être lumineuse. Elle ne cherche pas à séduire. Elle persiste.
"Elle attend" est ainsi devenue, au fil des années, une sorte de chanson secrète, connue des seuls fidèles, chuchotée plus que fredonnée. Une chanson qui ne fut jamais un tube, mais qui s’impose comme un témoin intemporel d’un certain état du monde : celui d’une attente sans fin, sans objet précis, mais pleine d’un espoir inentamé. Elle n’appartient à aucune époque. Elle habite ce temps suspendu où rien ne commence mais où tout pourrait encore advenir.
L’incroyable destin des femmes qui rêvent
Elle n’a pas de prénom. Pas de profession. Aucun trait distinctif. On ne sait rien de ses amours, de sa famille, de ses douleurs - sinon cette attente qui lui tient lieu de colonne vertébrale. On l’imagine seule, peut-être trentenaire, habitant un appartement silencieux où tout est à sa place. Elle regarde des images, lit des histoires, rêve des anciens temps comme d’un âge d’or. Son geste le plus marquant ? Frotter ses couverts en argent. Un geste hérité, inutile, presque sacré. Un geste qui ne produit rien sinon le reflet d’un monde qu’elle voudrait plus noble, plus juste, plus pur. Elle ne vit pas vraiment. Elle attend.
Mais cette femme n’est pas seule. Elle appartient à une lignée. Celle des femmes qui rêvent, qui espèrent en silence, qui tissent le fil d’un temps suspendu.
La première, c’est Pénélope (06), bien sûr. L’épouse fidèle d’Ulysse, qui repousse indéfiniment le moment de refaire sa vie. Elle tisse le jour, défait la nuit, et laisse les prétendants s’épuiser. Elle attend sans faillir, sans désirer d’autre futur que le retour de l’homme aimé. Son attente est active, presque rusée : elle est maîtresse du temps qu’elle dilate à sa guise. Mais chez Goldman, la modernité a ôté aux femmes ce pouvoir. L’attente n’est plus stratégie. Elle est suspension.
Puis vient Emma Bovary (07). Elle aussi rêve d’un autre monde, mais au lieu de tisser, elle lit. Des romans, des passions, des drames. Elle se fabrique un idéal amoureux auquel aucun homme réel ne peut prétendre. Alors elle s’ennuie, s’échappe, trompe, chute. Elle aussi attend quelque chose : une passion plus grande que la vie. Elle aussi reste figée, à force de rêver au lieu de vivre. C’est ce que le critique Jules de Gaultier appellera le bovarysme, cette tendance à se rêver autre que ce que l’on est, à fuir le quotidien dans un ailleurs romanesque.
Un siècle plus tard, Lisa, dans la "Lettre d’une inconnue" de Max Ophüls (08), incarne cette même dérive. Elle consacre sa vie à un homme qui ne la reconnaît pas, qu’elle aime en silence, en secret, de loin. Elle attend une reconnaissance, un retour, un miracle. Elle vit dans l’ombre de cet amour rêvé, jusqu’à mourir sans jamais avoir été vraiment regardée. Là encore, le rêve est si pur qu’il devient poison. Une dévotion à sens unique, qui consume au lieu de construire.
Et puis il y a Amélie Poulain (09), l’exception. Elle aussi vit dans les images, les souvenirs, les gestes minuscules. Elle aussi est rêveuse, décalée, en retrait du réel. Mais quelque chose en elle bascule. À force d’aimer les autres en silence, elle finit par s’autoriser à aimer pour de vrai. Elle sort de sa chambre, prend un vélo, envoie des messages, ose une main posée sur une épaule. Elle fait le saut. Elle transforme son rêve en lien, en action. C’est peut-être cela qui manque à la femme de "Elle attend" : un frémissement, une audace, une main tendue.
Enfin, dans "In the Mood for Love" (10), l’attente devient presque un art. L’homme et la femme se croisent, s’effleurent, s’aiment peut-être, mais ne franchissent jamais la limite. Par retenue, par loyauté, ou simplement parce que le temps ne les aide pas. Ils restent là, suspendus à une possibilité qui ne se réalise pas. Leur amour, comme celui que semble espérer la protagoniste de Goldman, est un amour en creux. Il n’est pas vécu, mais pressenti.
Ces femmes - Pénélope, Emma, Lisa, Amélie, Madame Chan - rêvent toutes. Mais leur rêve, souvent, ne transforme pas leur réalité. Il l’habille, l’illumine peut-être, mais ne la change pas. À l’exception d’Amélie, elles vivent dans une forme d’abdication douce. Elles espèrent au lieu d’agir. Elles préfèrent l’imaginaire au réel, l’éventuel au présent.
C’est peut-être cela qui touche Goldman. Dans une interview donnée en 2002 à Radio Kol Hachalom (11), il confie : « Je suis beaucoup touché par ces femmes qui rêvent. Je ne dis pas qu'elles me plaisent forcément, mais ce sont des personnages qui me touchent, surtout le côté "je vivrai plus tard". »
Cette phrase dit tout. Goldman n’idéalise pas ces femmes. Il ne les érige pas en modèle. Mais il les écoute. Il les capte. Il met en lumière leur tragédie feutrée, cette manière qu’elles ont de remettre la vie à demain, de repousser indéfiniment le moment d’exister. Il y a dans cette posture quelque chose de beau, de fragile, de profondément humain. Et peut-être aussi de désespéré.
Car "je vivrai plus tard", c’est une promesse qui s’annule d’elle-même. Plus tard ne vient jamais. Ou alors il vient seul, sans nous. Il passe pendant qu’on attend.
L’attente comme symptôme : lecture psy et existentielle
L’attente peut sembler noble, romantique, poétique. Mais elle peut aussi être un symptôme, une posture figée, un aveu de fatigue ou de renoncement. Celle que chante Jean-Jacques Goldman ne se débat pas. Elle ne se plaint pas. Elle n'agit pas. Elle attend. Inexorablement. Et cette attente, si elle touche, inquiète aussi. Qu’est-ce qu’elle dit de notre époque, de notre rapport au monde, de notre manière d’être ?
Peut-être dit-elle une forme de fuite. Fuite dans l’imaginaire, dans les récits d’antan, dans des images où "les bons sont habillés de blanc". Fuite dans les vieux romans où l’amour est pur, le monde structuré, l’avenir lisible. Cette fuite a un nom : le bovarysme (12). Défini par Jules de Gaultier à partir du personnage de Flaubert, il désigne cette tendance à se rêver autre, à refuser le réel tel qu’il est pour se réfugier dans une fiction plus exaltante. La femme de "Elle attend" ne se projette pas dans l’action : elle s’évade dans la nostalgie et les illusions. Elle lit, elle regarde, elle imagine. Elle préfère la douceur de ses rêves à la rugosité du présent. Son monde est d’images et d’argenterie, pas de décisions.
Mais ce repli ne vient pas toujours d’un excès de romantisme. Il peut être le signe d’une lassitude profonde, d’une sorte d’effondrement discret du désir de vivre. Dans la tradition chrétienne, on appelait cela l’acédie (13) - ce péché capital méconnu, plus grave encore que la paresse. L’acédie, c’est la torpeur de l’âme. Le moment où l’on n’attend plus rien de soi, ni du monde. Une forme d’indifférence triste, d’abandon intérieur. La femme de Goldman ne semble plus croire en sa propre capacité à influer sur sa destinée. Elle vit, mais en retrait. Elle pense, mais sans agir. Elle n’espère même plus que les autres changent : elle attend que "le monde" change. Elle attend que "les temps" tournent. Ce n’est pas de la révolte. C’est de la fatigue.
Ce qui nous mène à une notion plus contemporaine : celle d’impuissance apprise (14), théorisée par le psychologue Martin Seligman. C’est un état psychique dans lequel un individu, confronté à des expériences répétées d’échec ou de non-contrôle, finit par renoncer à toute tentative d’action - même lorsqu’une issue est possible. Il n’y croit plus. Il a intégré qu’il n’avait pas de pouvoir sur les choses. Alors il se retire. Ce mécanisme peut expliquer bien des passivités apparentes. La femme de "Elle attend" a peut-être tenté, plus jeune, d’agir, d’aimer, de changer quelque chose. Mais les réponses du monde ont été si décevantes qu’elle a cessé d’y croire. Elle attend, non pas parce qu’elle espère, mais parce qu’elle ne voit plus d’autre choix.
Enfin, il y a le fatalisme (15), ce vieux compagnon de l’humanité désenchantée. Le fataliste croit que tout est écrit, que les choses arriveront ou n’arriveront pas selon une logique qui le dépasse. Il n’est pas toujours triste. Parfois même apaisé. Il accepte de n’avoir prise sur rien. Mais cette acceptation peut vite glisser vers l’abdication. Si "ce qui doit arriver arrivera", alors à quoi bon vouloir, faire, tenter ? La femme de la chanson semble avoir glissé dans cette pente douce. Elle ne lutte pas contre le temps. Elle l’attend. Sans même vraiment y croire.
Alors que penser d’elle ? Est-elle résignée ou lucide ? Faut-il la plaindre, l’admirer, s’en méfier ? Peut-être est-elle un peu tout cela. Peut-être est-elle, malgré elle, le miroir d’un rapport contemporain au monde : un monde trop vaste, trop complexe, trop instable pour qu’on s’y sente pleinement acteur. Alors on rêve, on recule, on patiente. On se réfugie dans l’imaginaire, dans la mémoire, dans les gestes familiers. On attend que "le monde change", mais on n’y croit plus vraiment.
Goldman ne juge pas cette femme. Il la regarde. Il la comprend. Il nous la tend comme un reflet : et si nous lui ressemblions plus qu’on ne le pense ? Car son attente, si singulière soit-elle, révèle une fracture universelle : celle qui sépare notre désir d’un monde meilleur de notre incapacité à le provoquer. Une fracture douce, presque invisible. Mais qui pourrait bien nous tenir immobiles, nous aussi, bien plus souvent qu’on ne l’admet.
Variations goldmaniennes sur l’attente féminine
"Elle attend" n’est pas un cas isolé. Depuis ses débuts, Jean-Jacques Goldman a souvent peuplé ses chansons de femmes en suspens, qui espèrent, imaginent, rêvent ou s’abandonnent à une forme d’inaction douce. Il ne s’agit pas de portraits caricaturaux ni d’archétypes figés, mais de vignettes sensibles où l’attente devient un révélateur : de solitude, de désir, de désenchantement parfois. Chacune de ces femmes a son tempo, son décor, sa faille. Mais toutes partagent cette même fracture : le monde ne répond pas à leur attente - et elles ne franchissent jamais tout à fait la ligne qui les sépare du réel.
Dans "La vie par procuration" (16), la femme est rivée à son téléviseur, coupée de sa propre existence. "Elle met du vieux pain sur son balcon pour attirer les moineaux, les pigeons"… Ici, l’attente a muté en délégation complète du vivant. Elle ne rêve même plus d’aimer : elle consomme les rêves des autres, à travers l’écran. Son isolement est total, mais il est maquillé par une routine presque poétique. Elle est figée, mais protégée. Goldman, là encore, ne juge pas. Il constate, avec une tendresse désarmée, cette femme qui "vit sa vie par procuration".
Avec "Il me dit que je suis belle" (17), écrite pour Patricia Kaas en 1993, l’attente prend un tour plus ambigu. La narratrice affirme qu’elle est aimée, admirée, désirée - mais tout cela n’existe que dans ce que l’homme lui dit. Le refrain devient un auto-enchantement, une manière de se convaincre. L’attente n’est plus immobile, mais dissimulée sous des phrases rassurantes. Elle ne se traduit pas par des silences, mais par une forme de docilité intériorisée : elle attend d’être reconnue belle, aimée, visible - mais laisse cette reconnaissance entièrement à l’autre. Ce n’est plus une attente passive, c’est une attente travestie, dissimulée sous le besoin de validation.
Dans "En attendant ses pas" (18), l’attente est nommée, frontale, assumée : "En attendant ses pas, je vis, je rêve et je respire pour ça / En attendant juste un sens à tout ça". Chaque geste, chaque pensée, est suspendue à une arrivée qui n’a pas lieu. L’amant n’est pas là, et peut-être ne viendra-t-il pas. Existe-t-il seulement ? On nage en plein Beckett (19). Mais l’attente elle-même devient un mode de vie. Il y a dans cette chanson une forme d’acceptation douce-amère : l’amour n’est pas réciproque, mais l’attente suffit à donner une structure à la journée. Le vide est comblé par l’espoir, même s’il est infondé. Le texte est d’une pudeur extrême, comme si Goldman accompagnait la douleur de cette femme sans jamais la pousser à ouvrir les yeux.
Enfin, "Tournent les violons" (20) propose une variation symbolique et médiévale du même motif. La jeune fille y attend l’amour d’un Seigneur, l’idéalise, l’attend toute sa vie. Mais lui, de passage, l’oublie au bout de cinq secondes. Elle, non. Elle reste figée dans une dévotion tragique à une promesse qui n’en était pas une. L’histoire est contée comme une légende ancienne, avec une distance élégante. Mais elle prolonge la même ligne : celle des femmes qui croient, qui espèrent, qui construisent une vie intérieure autour d’un lien absent. Et qui finissent par s’éteindre dans l’attente, sans haine, sans colère, mais avec une infinie tristesse.
Ce motif n’est jamais dénoncé. Il n’est pas exalté non plus. Chez Goldman, les femmes qui attendent ne sont ni faibles ni ridicules. Elles sont, souvent, les seules à garder intact un rapport sacré au sentiment. Ce sont elles qui refusent de se résigner au cynisme du monde. Mais ce sont aussi elles qui paient le prix le plus lourd. L’attente, dans son œuvre, n’est ni une faute ni une vertu : c’est une fracture intime entre le désir et l’action, entre ce qu’on espère et ce qu’on ose faire.
Goldman les regarde avec empathie. Il les met en scène avec tact. Il ne les sauve pas. Il les chante. Et ce chant, parfois, suffit à les faire exister autrement - non plus comme des silhouettes silencieuses, mais comme des voix légitimes, même si elles n’agissent pas.
Une chanson mineure devenue essentielle
Lorsqu’elle paraît en 1985, "Elle attend" passe presque inaperçue. Placée en face B du single "Je marche seul", absente de la version vinyle de Non homologué, elle n’existe que sur les supports cassette et CD. Autant dire qu’elle est, dès l’origine, une chanson en retrait, presque invisible. Elle accompagne discrètement l’un des plus grands succès de Jean-Jacques Goldman, sans jamais chercher à rivaliser avec lui. Une chanson confidentielle, destinée aux oreilles les plus attentives, les plus fidèles.
Et pourtant, onze ans plus tard, elle revient. En 1996, Goldman la réenregistre pour la compilation Singulier 81–89, une anthologie en deux volumes qui fait le bilan de ses quinze premières années de carrière. Cette nouvelle version, à peine plus longue, légèrement adoucie dans l’interprétation, devient même le single promotionnel de l’album. Un choix à contre-courant : parmi les classiques populaires ("Il suffira d’un signe", "Envole-moi", "Je te donne"…), c’est cette chanson silencieuse, sans refrain accrocheur ni éclat, qui est mise en avant. Une forme de rédemption discrète, comme si le temps lui avait enfin donné raison.
Ce choix dit quelque chose. Il signe une forme de réhabilitation. Comme si, avec le recul, "Elle attend" apparaissait enfin pour ce qu’elle est : une chanson sans artifice, sans posture, sans leçon - mais d’une justesse troublante. Une chanson mineure, oui, mais d’une clarté poignante, qui saisit un état d’âme universel dans toute sa nudité. En la ressortant du silence, Goldman ne lui offre pas seulement une seconde chance : il lui rend sa place. Celle d’un morceau discret mais essentiel, qui parle pour celles (et ceux) qu’on n’écoute jamais.
"Elle attend" n’est pas une chanson à message. Ce n’est pas un manifeste, ni un récit. C’est un instant figé, une émotion tenue, une atmosphère suspendue. Elle ne raconte pas une histoire, elle incarne un état. L’attente, non pas comme prélude à quelque chose, mais comme monde en soi. Une attente sans fin, sans objet, mais pleine d’un espoir ténu.
Et c’est peut-être là que réside sa force cachée. En mettant en scène cette femme silencieuse, Goldman donne corps à notre propre patience, à nos espoirs muets, à nos élans que nous n’osons plus nommer. Il parle de ce que nous attendons sans le dire, de ce que nous remettons à plus tard sans l’avouer, de ce que nous voulons sans vraiment y croire.
Discrète sur disque, "Elle attend" traverse pourtant les tournées, jouée aussi bien en 1986 qu’en 1998. À chaque fois, sa douceur contraste avec l’énergie ambiante du concert, créant un moment suspendu - presque un aparté. Ce n’est pas une chanson pour galvaniser une foule, mais pour lui parler bas. Et elle le fait, encore aujourd’hui.
À mesure que le temps passe, "Elle attend" gagne en résonance. Dans un monde saturé de vitesse, de performance et d’agitation, sa lenteur devient un contrepoint précieux. Sa voix intérieure résonne avec les nôtres. Elle dit l’attente amoureuse, oui, mais aussi l’attente existentielle, l’attente sociale, l’attente politique parfois. Elle devient le chant des vies silencieuses, de celles et ceux qui rêvent encore, sans certitude, sans bruit, sans finalité. Et ce chant-là, si mineur qu’il fût, devient essentiel, à force de vérité tranquille.
Épilogue : Et si elle avait raison ?
Et si l’erreur n’était pas de rester immobile, mais de vouloir toujours aller plus vite ?
Et si cette femme qui frotte ses couverts, qui s’invente des voyages entre un fauteuil et un divan, n’était pas en retard sur son temps - mais en avance sur nous tous ?
Dans un monde obsédé par l’efficacité, la réactivité, la performance, où chaque instant doit être rentabilisé, attendre devient suspect. Inutile. Faible. Qui attend encore, aujourd’hui ? Qui ose suspendre le mouvement, retarder l’action, différer le désir ? Et pourtant, cette femme-là, sans bruit, sans revendication, attend. Non pour gagner. Non pour être vue. Mais peut-être parce qu’elle perçoit autre chose. Quelque chose que nous, pressés comme nous sommes, ne voulons plus voir.
Et si cette attente n’était pas seulement résignation, mais geste de résistance ? Refuser de courir, refuser de se conformer. Attendre, non pas par peur, mais par fidélité. À un rêve, à une promesse, à une version plus humaine du monde.
Et si c’était, au fond, un acte poétique ? Une manière d’habiter le temps autrement. De lui rendre sa densité. De dire : je ne me résume pas à mes actes, à mes victoires, à mes rôles. J’existe aussi dans l’intervalle. Dans l’entre-deux. Dans l’inaccompli.
La chanson ne répond pas. Elle ne tranche rien. Elle ne condamne pas, elle n’excuse pas. Elle observe, comme Goldman le fait si souvent. Elle capte un moment suspendu, et nous le tend, sans insister. Comme un miroir discret.
Alors peut-être que la vraie question est là, au creux de cette dernière répétition, "inexorablement, elle attend" : Et toi, qu’attends-tu ?
Sources
- (01) Jean-Jacques Goldman : Non Homologué (1985)
- (02) Jean-Jacques Goldman : Elle attend (1985)
- (03) Jean-Jacques Goldman : Je marche seul (1985)
- (04) Jean-Jacques Goldman : Singulier (1996)
- (05) Elle attend (1985) sur Chordify.net
- (06) Pénélope sur Wikipédia
- (07) "Madame Bovary" sur Wikipédia
- (08) "Lettre d'une inconnue" de Max Ophüls sur Wikipédia
- (09) "Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain" sur Wikipédia
- (10) "In the Mood for Love" sur Wikipédia
- (11) Sans limites (Radio Kol Hachalom, 22 juin 2002, propos recueillis par Eric Saya)
- (12) Bovarysme sur Wikipédia
- (13) Acédie sur Wikipédia
- (14) Impuissance apprise sur Wikipédia
- (15) Fatalisme sur Wikipédia
- (16) Jean-Jacques Goldman : La vie par procuration (1985)
- (17) Patricia Kaas : Il me dit que je suis belle (1993)
- (18) Céline Dion : En attendant ses pas (1998)
- (19) "En attendant Godot" sur Wikipédia
- (20) Jean-Jacques Goldman : Tournent les violons (2001)