En passant (1997)
Exégèses
L’épure après l’écho : naissance d’En passant
En 1997, Jean-Jacques Goldman choisit de se recentrer. Après une décennie marquée par l’aventure collective du trio Fredericks-Goldman-Jones (01) - deux albums studios, deux lives, des tournées aux succès colossaux -, l’heure n’est plus aux harmonies croisées ni aux refrains fédérateurs. "En passant" (02), son premier album solo depuis "Entre gris clair et gris foncé" (03), s’impose comme une respiration intime, presque confidentielle. Non pas un repli, mais une inflexion. Une manière de se tenir à nouveau seul face à la page, face à soi. Comme il le reconnaîtra lui-même : « C’est un album que je n’aurais pas pu faire avant aujourd’hui, dans le sens où beaucoup de textes portent l’empreinte de l’âge, sujet qui m’intéresse actuellement… comme tous les hommes mettant le cap sur la cinquantaine. » (04)
La genèse de cet album est celle d’un retour aux sources, à l’acoustique, à la ligne claire. Goldman l’enregistre en étroite complicité avec Erick Benzi, artisan discret, arrangeur fidèle, qui épure sans dénuder, et révèle la voix autant que le silence. « Dans cet album-là, je me suis davantage impliqué. Les arrangements sont moins collectifs que pour les deux précédents albums. J'ai cette fois travaillé en étroite collaboration avec Erick Benzi. Notre complicité n'est pas de circonstance, elle s'est bâtie petit à petit. » (05)
Cette sobriété sonore n’est pas une nouveauté absolue dans son parcours, mais elle renoue avec une veine plus introspective. « S’il y a une référence à donner, c’est plutôt le second album de “Entre gris clair et gris foncé” » (06), précisera-t-il. Une manière d’inscrire "En passant" dans la continuité de ses autoportraits les plus nuancés, loin des slogans, au plus près du murmure.
Le titre choisi pour ce nouvel ensemble, "En passant", dit déjà beaucoup : il suggère le mouvement sans destination, l’instant plus que le projet, la trace plutôt que le geste. C’est un album de seuils, de respirations, de regards en biais. Une œuvre de l’âge, non de la fatigue. Goldman a 46 ans, et il parle moins fort. Mais il dit davantage. « Tous les albums sont des constats à un moment “M” de notre vie. Tous sont datés par les préoccupations du moment » (07), affirme-t-il, refusant les effets de style ou de posture. « Mes constats sont parfois teintés d’amertume, mais avec toujours cette envie, cette chance de partager ces constats avec les autres. » (08) Le partage, chez Goldman, n’est jamais démonstratif ; il passe par l’émotion retenue, le non-dit, le geste juste.
Fait rare, il admettra avoir hésité à offrir “En passant” à Céline Dion. « Elle la chanterait très bien, une octave au-dessus » (09), sourit-il. Mais cette chanson, plus que toute autre, portait sa voix, ses silences, ses ombres. Alors il l’a gardée pour lui. Non par orgueil, mais par nécessité. Parce que certaines chansons ne peuvent être dites que par celui qui les a écrites. Parce qu’un jour, peut-être, ce sera la dernière.
SOMMAIRE
L’épure après l’écho : naissance d’En passant
De l’aube au départ : les premières lueurs du renoncement
Itinéraires brisés : des ombres et des naufrages
“Tout ce qu’on ne sera jamais” : topographie des renoncements
Des cages et des naufrages : “nos ombres s’éteignent”
Le passeur et la rive
À la fin, il ne reste que le passage
De l’aube au départ : les premières lueurs du renoncement
La chanson (10) ne commence pas dans la lumière, mais dans les ténèbres. “Toutes les ébènes ont rendez-vous / Lambeaux de nuit quand nos ombres s’éteignent” : dès l’ouverture, Jean-Jacques Goldman installe une atmosphère de repli. Il ne s’agit pas d’un crépuscule dramatique, mais d’un effacement silencieux. Les ombres s’éteignent, les ébènes se rejoignent dans une nuit qui ne lutte pas. C’est une obscurité douce, consentie, presque élégante.
Et ce n’est qu’à la fin que resurgit un éclat passé : “Des matins si beaux, j’en ai cueilli parfois”. Placée en clôture, cette image agit comme une réminiscence. Elle n’ouvre pas la chanson, elle la referme. Non plus une aurore pleine de promesses, mais un vestige d’aube, un reste de lumière. Le matin n’est pas ici un commencement, mais un souvenir. Cette aurore n’est pas une naissance : elle préfigure la fin.
Cette inversion symbolique — l’aube en clôture, la nuit en ouverture — renverse le récit habituel. Et ce renversement donne le ton de toute la chanson. Ce n’est pas une marche vers un ailleurs, mais une relecture du chemin déjà parcouru. Goldman y assume une posture nouvelle, presque contemplative. Il ne s’agit plus de faire, mais de laisser partir. Non de dire adieu, mais de reconnaître ce qui s’éloigne déjà.
Jean-Jacques Goldman confiait : « Quelqu’un a dit que vieillir, c’est faire peu à peu des choses pour la dernière fois… » (11) Une phrase à la fois souriante et tragique, qui résonne dans cette aube piégée. L’illusion de l’éternité s’évanouit lentement, et c’est le geste discret de toute la chanson : montrer ce qu’on croyait stable, puis l’effacer.
Derrière cette lueur se dissimule déjà le retrait, et le texte enchaîne avec ces "discrets manques de courage". Rien de spectaculaire ici. Pas de chutes, pas de cris, pas de fautes morales. Juste cette lente érosion de soi, presque imperceptible. La chanson ne juge pas, elle constate. Et c’est peut-être pire. Cette phrase contient en creux tous les rendez-vous manqués, les paroles retenues, les départs reportés. On n’y lit pas la peur, mais une fatigue douce. Un renoncement par absence décisive.
Goldman ne se place pas en victime, ni en philosophe désabusé. Il dit simplement : « Pour l’instant, je ne crois pas avoir eu à renoncer à grand-chose… Mais en y pensant… effectivement, le plus difficile est plutôt de prévoir ces petits renoncements… » (12) Ce sont eux, les vrais marqueurs du temps. Ceux qui ne s’annoncent pas, qui s’installent à bas bruit. Ce ne sont pas les grandes cassures, mais les glissements.
« La vraie préoccupation, c’est de ne plus éprouver de plaisir » (13) , ajoute-t-il. Il ne s’agit donc pas de vieillir, mais de s’émousser. De traverser des matins sans frisson. De ne plus sentir, et de ne plus s’en étonner.
Alors le matin devient à son tour un leurre. Ce n’est pas le début d’une journée. Le soleil n’y est pas naissant, il est sur le point de s’éteindre. Un soleil couchant déguisé en aube.
« Les années passent. C’est un simple constat. Quand je lis, je mets des lunettes… » (14) Ce constat banal, presque anodin, contient pourtant l’essentiel. Le temps n’est pas un drame. C’est une suite de détails, de changements minuscules, qu’il faut apprendre à regarder. Et à chanter, peut-être.
Itinéraires brisés : des ombres et des naufrages
« Des routes m’emmènent, je ne sais où » : d’emblée, le déplacement est privé de boussole. Il n’y a ni promesse de retour, ni certitude d’un ailleurs meilleur. Les routes de "En passant" ne sont pas celles du voyageur volontaire, encore moins celles du conquérant. Ce sont des lignes fuyantes, des pistes d’effacement. Le narrateur ne les choisit pas : elles l’emmènent. Et ce qu’il quitte n’est pas moins flou que ce vers quoi il va.
La chanson tout entière semble dessinée dans ce lexique de la fuite douce : promesses qui s’échouent, lents naufrages, ombres qui s’éteignent. Nul fracas ici, mais une dissolution. Les images liquides, passives, affleurent comme des échos de soi. Les promesses s’éteignent. Les vœux se dissolvent. Et s’échouent dans les fontaines qui coulent, malgré tout.
Dans une lecture symbolique d’inspiration jungienne, cette fluidité évoque la perte de repères identitaires. L’eau, traditionnellement ambivalente, se fait ici l’élément de l’engloutissement. Elle ne purifie plus — elle dilue. Le Soi, ce centre psychique unificateur, se dissout dans le courant des regrets. L’ombre devient une compagne discrète mais persistante, la fontaine un exutoire inversé, et le vent, ce souffle qui relie les éléments dans d’autres chansons de Goldman, ne souffle plus que sur des vœux dissous.
La musique elle-même épouse cette errance. Les accords glissent sans rupture franche, avec une régularité presque hypnotique. Le solo de guitare, que Goldman confie avoir réécrit plusieurs fois, est peut-être l’un des plus parlants de son répertoire : « J’ai beaucoup ramé sur ce solo. J’ai dû le refaire à plusieurs reprises. » (15) Ce n’est pas un ornement. C’est un chemin musical qui tâtonne, revient, hésite, trace des contours d’autant plus intimes qu’ils sont flous. Il n’a rien d’un apogée ni d’un cri. C’est une ligne fragile, à l’image du texte, qui semble se rétracter à mesure qu’on l’avance.
Goldman lui-même semblait surpris que l’album soit perçu comme mélancolique : « Je ne sais pas si mon disque semble si mélancolique… probablement puisque vous me le dites, mais je n’étais pas dans une telle phase lorsque je l’ai composé. » (16) Mais peut-être est-ce cela, aussi, la marque d’une œuvre sincère : elle ne sait pas toujours ce qu’elle dégage. Elle avance comme ces routes — avec douceur, avec distance, sans chercher à convaincre.
D’un point de vue dramaturgique, cette chanson est tout sauf un récit. Elle n’a pas d’exposition, de nœud, de résolution. Aucune progression héroïque. Pas de quête, pas de retour. Le personnage principal — s’il y en a un — se dérobe à notre regard. Le "je" ne raconte pas, il témoigne à demi-voix. Et ce qu’il énonce ne suit pas un arc narratif, mais une logique de l’effleurement. Nous sommes dans une anti-épopée : la traversée n’a pas d’autre enjeu qu’elle-même.
"En passant" est une chanson de mi-distance. Ni face, ni dos. Elle est tournée vers les sentiers, les traces, les remous. À mesure que l’on avance, tout s’éloigne : les routes, les souvenirs, les vœux. Le cœur même du texte semble être cette zone grise entre deux terres, entre deux temps, entre deux soi. Et là, dans cet entre-deux mouvant, le narrateur se laisse porter — non pas par une volonté, mais par une acceptation. C’est ainsi que l’on dérive. C’est ainsi que l’on vit. En passant.
“Tout ce qu’on ne sera jamais” : topographie des renoncements
À première lecture, ce vers pourrait passer pour une simple mélancolie existentielle : “Tout ce qu’on ne sera jamais, déjà”. Mais ce “déjà”, ce petit adverbe discret qui précipite le vers, en inverse la perspective. Il n’annonce pas un avenir incertain : il inscrit l’abandon dans le présent, et même dans le passé immédiat. L’inaccompli n’est pas un horizon — c’est une empreinte. Il est là, en creux, dans tout ce qu’on a choisi de ne pas tenter, de ne pas dire, de ne pas oser.
Cette formulation fait du renoncement une topographie à part entière, avec ses zones blanches, ses plis, ses refuges. Le "je" n’est plus l’auteur d’un récit de conquête ; il devient le scribe d’une cartographie des possibles éteints. À ce titre, "En passant" est une chanson de désaveu : non pas des regrets ostentatoires, mais des petits reculs, des silences, des bifurcations intimes. Le vers célèbre, à sa manière, une certaine forme de lucidité tranquille. Ce qu’on ne sera jamais, on l’est déjà — dans notre manière de marcher à côté de nos désirs, ou de les tenir à distance.
Goldman ne cherche pas ici à expliquer. “Cette chanson ne veut rien expliquer. Elle décrit juste. Il me semble que c’est un bilan. Les impressions d’un homme qui prend congé de sa jeunesse. Avec regret, mais aussi avec tendresse.” (17) Cette déclaration éclaire le ton du morceau : il ne s’agit pas d’un acte d’accusation, ni d’un cri de douleur. Plutôt d’une forme de contemplation, douce-amère, d’un seuil franchi.
Dans une lecture stoïcienne, cette posture prend la couleur d’une sagesse antique. Accepter ce que l’on ne sera pas, c’est ne plus lutter contre ce qui n’adviendra pas. Ce n’est ni résignation ni cynisme, mais un choix de paix. La chanson devient alors un exercice spirituel : se déprendre de l’illusion, renoncer à l’image héroïque de soi, laisser être le vide sans le remplir. Dans cette perspective, ne pas être, c’est aussi être — autrement. Un être par retrait, par ellipse. Par présence soustraite.
Cela pourrait paraître sombre — et pourtant, Goldman nuance lui-même cette perception : “Je n’ai pas conscience de cette dureté d’ensemble. [...] J’aime bien les constats. Et tout constat comporte une part de noirceur. Mais il ne me semble pas qu’ils soient véritablement désespérés.” (18) Il ne s’agit pas d’un renoncement fataliste, mais d’un regard posé sur ce qui a été et ne sera plus. Un regard habité, encore, par une forme de lumière.
Ce n’est pas un hasard s’il parlait alors de son rapport à l’âge, du besoin de simplicité, du désintérêt croissant pour la surenchère. “Je suis un badaud. Pour moi, l’important n’est pas la destination, mais le temps que l’on met pour y arriver. [...] On n’échappe pas à soi.” (19) Toute fuite est une boucle. Il y a là une idée essentielle : ce qu’on laisse derrière soi continue de nous accompagner — comme un double silencieux. Et ce double n’est pas fait de gloire ni d’exploits, mais de ces petits gestes qu’on n’a pas faits, de ces mots qu’on n’a pas dits, de ces parts de soi que l’on a laissées s’effacer.
La chanson le dit avec d’autres mots : “Toutes nos défaites ont faim de nous.” Ces défaites ne sont pas extérieures, ni nécessairement spectaculaires. Elles sont intérieures, parfois imperceptibles. Et pourtant, elles nous dévorent. Elles nous mangent doucement, comme un feu discret. Ce sont les rendez-vous manqués avec nous-mêmes, les élans qu’on a retenus, les vérités qu’on n’a pas affrontées. Elles ont faim de nous parce qu’elles viennent de nous.
Le "je" s’estompe un peu plus. Il se fond dans un "nous" sans contours nets : le couple, l’ami, le frère en silence. Ce "nous" n’est pas un refuge, mais une complicité muette dans le renoncement. Une façon de dire que l’on n’est jamais seul à s’effacer. Que nos défaites sont souvent partagées, même si on ne les nomme pas. Ainsi, la chanson ne raconte pas une solitude, mais une solitude à deux — à plusieurs. Une fraternité de l’inaccompli.
Des cages et des naufrages : “nos ombres s’éteignent”
Progressivement, la lumière s’éteint dans “En passant”, et l’on entre dans cette zone trouble où tout se dissout sans bruit. La chanson ne cherche pas à nommer ce qui manque : elle évoque ce qui se fane, ce qui se retire, ce qui se suspend. “Déjà ces lents, ces tranquilles naufrages / Déjà ces cages qu’on n’attendait pas” : le vers ne raconte pas un drame. Il suggère une accumulation lente, une forme d’usure. Le naufrage n’a pas de tempête. La cage n’a pas de cadenas. Ce sont des images du glissement, pas de la rupture.
Ces “cages”, au pluriel, incarnent à la fois la vieillesse et les renoncements qui l’accompagnent — non pas comme un choc, mais comme une série de petits empêchements. Ce ne sont pas des barreaux apparents : ce sont des seuils infranchissables qui s’accumulent, presque malgré soi. On ne les a pas choisies, on ne les a pas même vues venir. Elles sont arrivées, tranquilles, inattendues, invisibles — comme l’âge, comme la fatigue, comme ce moment où l’on cesse de vouloir.
Dans une lecture jungienne, cette stagnation évoque un refus d’individuation tardive. La cage ne contient plus un oiseau visible, mais l’absence même du mouvement. L’élan est déjà tombé. Le potentiel est resté à quai. Et l’ombre, elle, ne projette plus : “nos ombres s’éteignent”. Non pas parce qu’on est mort, mais parce qu’on ne se tient plus dans la lumière.
Alors la voix elle-même épouse ce retrait. Murmure plus que chant. Présence en retrait plus que personnage. Les souvenirs n’ont plus de récit. Ils ne traversent plus la scène. Ils passent dans les coulisses. Ils deviennent mémoire assourdie, trace flottante, bruit de fond. Et ce qui s’efface n’est pas un monde ancien, mais notre propre capacité à le traverser.
Ces figures — la cage, l’ombre, le naufrage — participent d’une esthétique de l’effleurement. Rien n’est frontal, tout est indirect. Le passé n’est pas raconté, il est évoqué. Les souvenirs, dit Goldman, reviennent “à pas de loup” : furtifs, feutrés, presque secrets. Ils n’imposent pas leur récit. Ils murmurent au seuil de la mémoire. Dans une interview donnée à la sortie de l’album, Jean-Jacques Goldman confiait : “Les seuls nouveaux territoires, me semble-t-il, sont un peu dans les arrangements et beaucoup dans les textes. J’ai l’impression d’avoir plus à déchiffrer sur le plan des textes. [...] Une part de noirceur est apparue, sous-jacente. Mais ce n’est jamais désespéré !” (20) Ce surgissement de la noirceur n’est pas un effet de style, ni une posture mélancolique : c’est un affleurement. Une part de l’ombre qui remonte doucement, presque à son insu.
Le geste musical épouse cette logique du retrait. La voix de Goldman y est presque un murmure — une voix sans intention de convaincre, de séduire ou de guider. Elle est là comme un souffle, un témoignage, une trace. Ce n’est pas le ton d’un homme qui veut laisser une empreinte ; c’est celui d’un homme qui cherche à s’effacer en douceur. Et cette douceur est précisément ce qui la rend puissante. Pas de climax, pas de démonstration vocale : juste cette vibration mate, comme si le narrateur parlait pour lui-même, ou pour personne.
On retrouve cette esthétique de l’effleurement dans l’un des plus beaux vers de la chanson : “Doucement reviennent à pas de loup / Reines endormies, nos déroutes anciennes”. Rien n’est frontal. Rien n’est nommé. Les souvenirs glissent, furtifs, comme des présences que l’on sent sans pouvoir les saisir. Ils n’ont plus la force d’un récit, ni l’éclat d’une nostalgie assumée. Ce sont des échos qui passent, comme des ombres portées sur un mur.
C’est là que la chanson franchit un nouveau seuil : le passé ne s’y raconte pas, il ne se revendique pas. Il se laisse deviner dans les silences, les silences du texte, mais aussi ceux de l’homme qui le chante. Ce n’est pas un oubli, mais une autre forme de mémoire : non linéaire, non spectaculaire. Une mémoire qui ne fait pas de récit, mais de la buée sur une vitre. Une mémoire de la demi-teinte.
Ainsi, l’effacement atteint une nouvelle étape : celle du repli assumé. Le narrateur ne combat pas la cage, ne s’élève pas contre l’ombre. Il la laisse faire. Il l’habite même, un temps, comme s’il fallait cela pour mieux disparaître. Le "je" n’est plus moteur. Il devient ombre parmi les ombres. À ce stade, Goldman ne raconte plus une histoire. Il en épouse la disparition.
Le passeur et la rive
La dernière strophe ne clôt pas la chanson : elle l’ouvre. Ou plutôt, elle la laisse flotter, comme une barque en fin de course, doucement portée par un vent devenu presque imperceptible. “J’ai vu des bateaux, des fleurs, des rois / Des matins si beaux, j’en ai cueilli parfois. En passant” - ces vers, parmi les plus limpides de la chanson, tracent une ligne d’horizon apaisée, une lumière oblique sur les choses. Le tumulte n’est pas surmonté. Il s’est simplement retiré. Il n’y a pas de résolution, pas de retour triomphal : juste un état. Un état de passage.
C’est dans cet effacement que Goldman trouve une forme de présence. Il confiait, à propos du titre de l’album : “Le titre ‘En passant’, je ne l’ai pas donné au début en écrivant des chansons dans un concept. [...] ‘En passant’ comme un passant, c’est-à-dire en témoin, à un certain moment de mon existence.” (21)
Cette déclaration, presque anodine dans sa simplicité, donne pourtant la clef de lecture de l’ensemble. L’artiste ne se tient pas au centre. Il se place sur le bord. Pas en posture d’oracle :en position de témoin. De celui qui a vu, qui a traversé, mais qui n’a rien à prouver.
Ce retrait, ce mouvement oblique, trouve un écho dans l’une des confidences les plus fortes qu’il ait livrées : “Passeur : j’adore ce mot, j’adore ce mot [l’air extasié]… C’est comme cela que [Siddhartha] décide de finir sa vie… après avoir tout traversé.” (22)
C’est plus qu’une image : c’est une vocation. Loin du héros, du martyr ou du guide, Goldman se reconnaît dans cette figure silencieuse, presque invisible, qui se contente d’aider les autres à franchir une rive. Pas pour les sauver, mais pour accompagner un passage. Lui-même, par ses chansons, ne fait pas autre chose : il tend un fil. Il suggère. Il propose une traversée, jamais imposée.
Le dernier solo de guitare - dont il dira qu’il l’a structuré avec soin, retravaillé, retranscrit note à note - devient ainsi une sorte de rame musicale. Il ne cherche pas à briller, mais à prolonger. C’est une ligne fluide, modeste, qui ne prend pas toute la place, mais qui persiste un peu, comme la traînée blanche d’un avion dans le ciel ou les derniers remous d’une barque dans l’eau. Ce n’est pas l’exploit qu’on retient. C’est la trace.
À ce moment de sa vie, Goldman assume un autre rapport au temps, à l’image, à la posture publique. Il le dit sans détour : “Je ne suis pas comme ces groupes de rock qui revendiquent cette éternelle jeunesse. J’écris ce que je pense et ce que je vis.” (23)
Pas de nostalgie tapageuse, ni de drame appuyé. Juste un homme qui se met en retrait sans s’effacer. Qui chante pour dire, mais surtout pour laisser entendre. Qui compose pour transmettre, sans jamais chercher à diriger.
La chanson devient alors une main ouverte. Elle ne montre pas la rive, elle ne pousse pas. Elle laisse juste entendre, dans le vent qui se lève, qu’une traversée a eu lieu. Et que peut-être, quelque chose peut se transmettre. Non pas un savoir. Une sensation.
Goldman, à ce stade, ne cherche plus à convaincre. Il fait ressentir. Il n’est plus l’acteur du drame, ni le héros du récit. Il est ce qu’il a toujours tendu à être : un passeur de chanson. Pas pour délivrer un message, mais pour faire exister un mouvement. Entre ombre et lumière, entre mémoire et oubli, entre silence et musique. Une rive, en somme. Rien de plus. Rien de moins.
À la fin, il ne reste que le passage
On aurait pu conclure. Ramasser les fils, tracer les contours d’un sens. Dire ce que cette chanson veut dire. Mais ce serait trahir le mouvement même de "En passant" - ce pas de côté, ce refus de la démonstration, ce goût des seuils plutôt que des sommets.
Jean-Jacques Goldman, ici, ne raconte pas une histoire. Il efface les contours, il dilue les visages. Il s’avance dans une lumière oblique, celle des souvenirs flous, des gestes non faits, des départs sans bagage. Et s’il parle encore à la première personne, c’est une voix basse, une voix en retrait. Un je qui sait qu’il ne s’adresse pas à tous, peut-être même pas à quelqu’un. Un je qui s’efface en même temps qu’il s’écrit.
À la fin, il ne reste que le passage. Ni révélation, ni catharsis. Juste un sillage. Quelques images : des promesses qui s’échouent, des déroutes anciennes, des défaites qui se rappellent à nous. Quelques mots : déjà, discret, jamais, parfois. Et cette guitare qui trace son chemin sans éclat, sans drame.
Ce texte ne cherche pas à dire plus, non plus. Il s’est voulu compagnon de marche, non exégète de certitudes. Il laisse derrière lui des cailloux, des sons, des fragments de phrases. Il invite à réécouter, non à comprendre. À ressentir, non à saisir. Parce que tout passe. Parce que tout coule. Souvent, c’est le fil lui-même qui importe, non ce à quoi il conduit.
Dans cette lente acceptation du passage, Goldman laisse transparaître une vérité simple, presque banale : “J'ai fait des choses comme tout le monde. J'ai été gâté par la vie, je suis en bonne santé, j'ai trois beaux enfants qui sont en bonne santé, je suis à l'abri du besoin et je ne fais que des choses qui me plaisent. En ce sens, je ne peux pas me plaindre.” (24)
Pas de grand soir, pas de dernier mot. Juste un constat humble, adouci par la gratitude. Comme un sourire discret en quittant la scène.
Et puis, il y a cette phrase, restée en suspens : “Je trouve réconfortant d’être plusieurs à ressentir cela.” (25)
C’est peut-être là le cœur battant de la chanson : savoir que l’on n’est pas seul à vieillir, à douter, à se taire parfois. Que l’on n’est pas seul à passer.
Goldman, comme Héraclite, suggère que tout ce qui semble stable n’est qu’apparence. Panta rhei, tout s’écoule. Et dans cette fluidité acceptée, dans cette impermanence doucement assumée, se glisse peut-être une forme de sagesse nue. Pas pour apaiser. Pour accompagner.
Alors nous aussi, repartons.
En passant.
Sources
- (01) Biographie : Fredericks-Goldman-Jones
- (02) Jean-Jacques Goldman : En passant (1997)
- (03) Jean-Jacques Goldman : Entre gris clair et gris foncé (1987)
- (04) [Livre de partitions "En passant", juin 1998, propos recueillis par Paul Ferrette]
- (05) Le retour de Jean-Jacques Goldman ou les constats d'un "passant" (L'indépendant, 12 septembre 1997, propos recueillis par Jean-Paul Chaluleau)
- (06) Le retour de Jean-Jacques Goldman ou les constats d'un "passant" (L'indépendant, 12 septembre 1997, propos recueillis par Jean-Paul Chaluleau)
- (07) Le retour de Jean-Jacques Goldman ou les constats d'un "passant" (L'indépendant, 12 septembre 1997, propos recueillis par Jean-Paul Chaluleau)
- (08) Le retour de Jean-Jacques Goldman ou les constats d'un "passant" (L'indépendant, 12 septembre 1997, propos recueillis par Jean-Paul Chaluleau)
- (09) Le retour de Jean-Jacques Goldman ou les constats d'un "passant" (L'indépendant, 12 septembre 1997, propos recueillis par Jean-Paul Chaluleau)
- (10) Jean-Jacques Goldman : En passant (1997)
- (11) Sachez que je (24 Heures, 20-21-22 septembre 1997, propos recueillis par Jean Ellgass)
- (12) Sachez que je (24 Heures, 20-21-22 septembre 1997, propos recueillis par Jean Ellgass)
- (13) Sachez que je (24 Heures, 20-21-22 septembre 1997, propos recueillis par Jean Ellgass)
- (14) J.-J. Goldman, deux ou trois choses de lui en passant (Ouest France, septembre 1997, propos recueillis par Yvon Lechevestrier)
- (15) Le retour au naturel (Guitarist Magazine n°96, novembre 1997, propos recueillis par Carlos Sancho)
- (16) Le retour au naturel (Guitarist Magazine n°96, novembre 1997, propos recueillis par Carlos Sancho)
- (17) Artist News, Le mensuel Sony Music, n°114, Septembre 1997, propos recueillis par Vincent Blaviel, Eric Ferrua et Philippe Bonnin
- (18) Artist News, Le mensuel Sony Music, n°114, Septembre 1997, propos recueillis par Vincent Blaviel, Eric Ferrua et Philippe Bonnin
- (19) Jean-Jacques Goldman sait enfin dire "je t'aime" (Télé Magazine n° 2189, 24 Octobre 1997, propos recueillis par Gilbert Jouin)
- (20) Le retour de Jean-Jacques Goldman ou les constats d'un "passant" (L'indépendant, 12 septembre 1997, propos recueillis par Jean-Paul Chaluleau)
- (21) Le retour de Jean-Jacques Goldman ou les constats d'un "passant" (L'indépendant, 12 septembre 1997, propos recueillis par Jean-Paul Chaluleau)
- (22) Goldman, le passeur (Le Vif / L'Express, 3 octobre 1997, propos recueillis par Philippe Cornet)
- (23) (La Dernière Heure, 16 septembre 1997, propos recueillis par Luc Lorfèvre)
- (24) (Le retour au naturel, Guitarist Magazine n°96, novembre 1997, propos recueillis par Carlos Sancho)
- (25) Le retour de Jean-Jacques Goldman ou les constats d'un "passant" (L'indépendant, 12 septembre 1997, propos recueillis par Jean-Paul Chaluleau)