Fermer les yeux

Exégèses

L'aventure Fredericks-Goldman-Jones aura duré 5 ans. Cette parenthèse initiée parce que les chansons l'avaient dictées aura été l'occasion pour Jean-Jacques, de renouer avec une musique plus rock.

Quand le premier album du trio est sorti, Michael Jones pensait que cet essai serait un "coup". Comprendre par là, un projet unique qui se limiterait à un album.

Pourtant en 1993 sort "Rouge", un album abouti, complexe, surproduit et qui sera probablement ce que Jean-Jacques aura composé de plus énergique.

Il faut dire qu'en cette première moitié des années 90, les guitares sont à la mode. Porté par le succès de mouvements musicaux américains comme le grunge (Nirvana, Pearl Jam) et le retour en force du Hard Rock (Guns n' Roses, Aerosmith, AC/DC), bon nombre d'artistes sortiront pendant ces années-là leur travail le plus rock. En France, on pourrait citer "Osez Joséphine" d'Alain Bashung, "Tostaky" de Noir Désir ou "Anamorphosée" de Mylène Farmer.

Dès la première écoute et contrairement au premier essai du trio, ce disque paraît plus cohérent dans sa globalité. Album conceptuel ambitieux, un fil conducteur lie toutes les chansons autour d'un thème commun, celui de la couleur Rouge et de ce qu'elle peut représenter. Dans ce disque, peu de chansons d'amour, les thèmes sont plus sombres et plus engagés.

Comme dans le premier disque du trio, l'album se conclut sur une chanson où Jean-Jacques chante seul. Une chanson puissante à la thématique simple en apparence : "Fermer les yeux" pour s'évader.

Après le fils du notaire et le jeune de cité de la chanson "Des vies", les deux soldats de "Frères", l'infirmière et le bébé de "Juste Après", c'est à nouveau deux personnages qui servent les paroles de la chanson. "Deux êtres privés de liberté" dira Jean-Jacques. Un prisonnier et une prostituée. Deux choix qui ne sont pas anodins et qui vont grandement participer à l'atmosphère de la chanson.

Dès les premières secondes, des chœurs de femmes Bulgares aux harmonies magnifiques surgissent du néant. "Des voix difficiles à trouver" déclare Jean-Jacques : "3 jours en Bulgarie pour aller les chercher, comme d'autres vont chercher des trésors". Ce "Chœur Trakia" installe une mélancolie lancinante où les voix résonnent et s'entremêlent. Accompagnées de vagues de cymbales, elles plongent l'auditeur dans une ambiance froide, surréaliste, presque fantastique. Puis le silence se fait, les chants s'éteignent subitement et un piano s'installe pour offrir à l'auditeur une des plus belles mélodies de Jean-Jacques.

Dans un premier couplet, il nous raconte les journées d'un homme, un forçat. Il est décrit comme une ombre au fin fond de sa cellule. Inerte, il n'attend rien et n'a pour seuls repères qu'un quotidien fait de gestes répétés jusqu'à épuisement. Cigarettes, regards au ciel et sirènes rythment ses heures enfermées jusqu'à la tombée du jour où en fermant les yeux il pourra enfin "s'évader" et partir ailleurs. Il est difficile de dire si un personnage en particulier a inspiré Jean-Jacques pour ces paroles mais on se souvient que le prisonnier politique le plus célèbre, Nelson Mandela, fut libéré quelques mois avant l'écriture de la chanson, le 11 février 1990.

Puis la tonalité change, les instruments deviennent plus présents et Jean-Jacques parle d'une femme, le visage grave et maquillé. Il est difficile de lui donner un âge. Elle aussi n'est pas libre, elle est décrite comme une otage sans cage utilisée au bon vouloir d'hommes qui, billets en main et tant que le compte y est, peuvent dicter ses mots et décider de ses gestes. Et si ces hommes, auxquels Jean-Jacques s'adresse directement dans la chanson (Et puis ces billets dans tes mains), réussissent à lui arracher des sourires, ça n'est qu'une façade car comme le prisonnier, il lui suffira de fermer les yeux pour fuir loin de son quotidien.

Avec "Fermer les yeux", Jean-Jacques propose une composition complexe, progressive, une chanson moins grand public que ne pouvaient l'être "Juste après" ou "Des vies" sur le même album. Dotée d'une structure qui monte crescendo, dans cette chanson "c’est la musique qui commande" dira Jean-Jacques. "Elle est venue avant toute chose et s’est imposée [...]. Il me semble qu’aucun autre thème ne pourrait aller avec cette musique."

Le titre est découpé en plusieurs parties comme pouvaient l'être "Ton autre Chemin" ou "Puisque tu pars", chacune amenant une montée en intensité pour finir sur un final explosif.

C'est ainsi que dans une conclusion poignante, Jean-Jacques laisse ses personnages et s'adresse à tout le monde. Il rappelle que, parfois, le monde peut être trop dur, trop laid.

Jean-Jacques écrivait quelques années plus tôt qu'il fallait transformer les "pas de chance" en intelligence, ici il se montre plus pessimiste et souligne que, quand la chance est trop sourde, quand l'injustice est palpable, le combat semble vain. Alors "Fermer les yeux", ce petit geste du quotidien offre un salut, une évasion instantanée et permet d'effacer la réalité un moment.

Ce dernier couplet balaye cependant la tristesse des premiers et apporte une certaine lueur d'optimisme car il existe une solution pour faire face aux moments les plus difficiles de la vie. "Fermer les yeux" pour voir d'autres images.

La chanson se conclut sur une partie instrumentale très rock où les chœurs bulgares font leur retour dans une complainte cette fois-ci plus lumineuse et porteuse d'espoir.

Au total, six minutes trente d'émotion et d'arrangements subtils, même si pour l'anecdote, Jean-Jacques dira quelques années plus tard qu'il trouve que le titre souffre de trop d'orchestrations.

Pour compléter l'expérience "Rouge", une édition spéciale du disque est sortie accompagnée d'un livre illustré par Lorenzo Mattotti et agrémenté d'histoires originales. Derrière les notes de Jean-Jacques, Sorj Chalandon, écrivain et journaliste, signe un texte racontant le quotidien difficile d'un prisonnier qui, dans ses rêves, rejoint une prostituée avec laquelle il faisait l'amour bien des années plus tôt.

Sans trop avoir été écrite pour ça, "Fermer les yeux" est une chanson de clôture. Dernière piste, elle referme l'album "Rouge".

Mais elle est aussi l'ultime escale du voyage dans lequel le groupe emportait les spectateurs dans la tournée de 1994 puisqu’une excellente version live fut jouée juste avant le rappel.

Enfin et surtout, elle signe la fin de l'ère Fredericks-Goldman-Jones. En effet, plutôt que de proposer un quatrième extrait à trois, Jean-Jacques choisira "Fermer les yeux" pour promouvoir l'album.

Par manque de promotion, le titre ne marchera pas vraiment alors qu'il était pour Michael Jones l'évidence de l'album. Cette chanson sera le dernier single en studio du trio (la reprise de "Pas toi" qui sort l'année suivante ne servant qu'à la promotion de l'album live). Un choix qui permet à Jean-Jacques, sans trop l'annoncer et peut-être même sans s'en rendre compte lui-même, de faire un lien entre la période Fredericks-Goldman-Jones et un retour à sa carrière seul. On retrouve dans "Rouge" trois autres chansons en solo. "Il part", "Ne lui dis pas" et "Serre-moi", ainsi qu'un duo, "Frères". Preuve que petit à petit les chansons que Jean-Jacques composait étaient moins propices au trio.

C'est ainsi que deux albums studios et deux tournées plus tard, les expériences et les chansons conduisent Jean-Jacques à sortir un disque sans Carole et Michael et à se recentrer encore davantage sur la composition pour des interprètes comme Céline Dion, Johnny Hallyday, Patricia Kaas et bien d'autres.

En 1997, Jean-Jacques reprendra le concept du langage du corps. "Quand on ferme nos yeux" laissera sa place à "quand on ouvre nos mains" mais ça, c'est une autre histoire.

Sources :

  • Livre Rouge, Columbia, Édition P.A.U, 1993
  • Livret de la compilation "Pluriel"
  • Alexandre Fievée, Fredericks-Goldman-Jones de l'intérieur, Editions Gründ, 2018
  • Fred Hidalgo, Confidentiel, Édition L'Archipel, 2016