Frères
Exégèses
Depuis le 24 février 2022, l’Ukraine est devenue le nouveau terrain de jeu de la guerre.
D’abord, ce fut la région du Donbass, à l’Est. Très vite tombée sous leur emprise, les forces russes ont vu plus grand, et l’armée a avalé toute la partie est du pays. Depuis, s’y ajoute une vingtaine de lieux clés où pleuvent les bombardements: Kiev, Odessa, Marioupol,… Les familles tentent de fuir: les femmes, les enfants, les hommes… Non. Pas les hommes. Enfin, pas tous. Ceux qui ont entre 18 et 60 ans, sont sommés de rester en Ukraine. Hors de question de céder à la Russie. On leur distribue des armes et hop, au combat.
Leur engagement est devenu plus que ce nécessaire pour défendre leur patrie et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Mais pourquoi l’Ukraine et la Russie en sont arrivés là?
Depuis les années 20, l’Union soviétique a peu à peu englouti l’Ukraine, jusqu’à la rendre complètement dépendante de l’URSS. De facto, elle appartient au bloc communiste lorsque s’installe la Guerre froide, à la sortie de la Seconde guerre mondiale.
Et puis le rideau de fer tomba, signant la fin de la Guerre froide.
Les différents pays qui composaient l’URSS, désormais disloquée, reprirent un à un leur indépendance, certains furent crées : l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, l’Estonie, la Géorgie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Lettonie, la Lituanie, la Moldavie, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ukraine.
À partir de là, on re-dessina les frontières et, inévitablement, des populations russophones se retrouvèrent intégrées, par exemple, à l’Ukraine, pays frontalier de la Russie.
Alors, imaginez: dans un même pays, une même région, une même ville et peut-être même, une même rue, certains citoyens ukrainiens se sentiront profondément ukrainiens, tandis qu’à côté, le voisin se sentira profondément russe.
Certes, c’est le gouvernement russe qui a ordonné l’invasion de l’Ukraine. Certes, ce sont les soldats russes qui bombardent l’Ukraine. Mais tout n’est pas manichéen. Pas de méchant. Pas de gentil.
Preuve en est, par exemple, lorsque ce soldat russe se rend aux Ukrainiens, boit un café qu’ils lui offrent et peut, grâce à ces Ukrainiens, donner des nouvelles à sa mère via un téléphone.
Preuve en est, encore, lorsque le tennisman russe Andrey Rublev, 24 ans, numéro 7 mondial au classement de l’ATP, sort vainqueur de l’Open 13 Provence, se sert de l’objectif de l’une des caméras filmant le match pour faire passer un message : "No war please" écrit-il au feutre noir.
Ce contexte et ses nuances font ressurgir une chanson écrite par Jean-Jacques Goldman : "Frères". Elle sort en 1993, sur l’album "Rouge", le second album studio de Fredericks Goldman Jones. C’est un duo entre le Français et le Gallois. Le premier depuis “Je te donne” en 1985. Et là encore, le mélange des deux voix, la guitare de Michael et les textes de Jean-Jacques fonctionnent à merveille. Sur une rythmique lente, les couplets sont écrits comme un dialogue entre deux soldats, chacun défendant un point de vue et une histoire au final similaires.
"Les mêmes cris, mêmes discours, Les mêmes dialogues de sourd, Contraires et semblables aussi, Identiques au fond de la nuit" chante Jean-Jacques.
Les refrains quant à eux viennent rappeler que derrière les différences, ces soldats partagent la même jeunesse, les mêmes peurs et la même et la même histoire.
L’album "Rouge" est conceptuel, en effet chaque titre fait référence à cette couleur. Sur "Frères" le rouge, c’est le sang versé, le feu de la guerre, la violence, la colère.
À l’époque de l’écriture de la chanson, une guerre civile secoue la Bosnie et c’est ce qui inspira Jean-Jacques.
Revenons à 1980. Tito, le dirigeant de la Yougoslavie, meurt. Le pays, qui était composé de six États depuis 1945, à savoir la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Macédoine, le Monténégro, la Serbie et la Slovénie, est fragilisé.
En 1992, après la Guerre froide et la chute du bloc communiste auquel elle appartenait, la Yougoslavie se disloque. Six Républiques émergent : les fameux six États cités précédemment. Mais les populations se heurtent à la même situation subie par les peuples ukrainiens et russes : contre leur gré, des Serbes et de Croates deviennent bosniaques, redoutant d’être dépourvus du moindre droit. La guerre civile déclenchée par l’agression de la Bosnie par la Serbie s’étendra jusqu’en 1995.
100'000 morts.
2 millions de réfugiés.
Crimes de guerre.
Crimes contre l’humanité.
Génocide.
Jean-Jacques Goldman fait partie de ceux qui assistent, impuissants, à cette tragédie depuis leur poste de télévision.
Dans un numéro de l’Arche paru en septembre 2002, il explique… "Ce qui m’avait vraiment donné l’idée de cette chanson, c’était le conflit entre les Croates, les Bosniaques et les Serbes : quand on voyait des images à la télé, on ne savait pas lesquels étaient Croates, lesquels étaient Bosniaques, lesquels étaient Serbes ! Ils se ressemblaient vraiment énormément. Et j’ai réalisé que les gens qui se battent sont, en général, des gens qui sont très proches les uns des autres, qui se ressemblent beaucoup, forcément. Entre les Hutus et les Tutsis, c’est pareil."
Si les évènements géopolitiques de l’époque ont grandement influencé Jean-Jacques à l’écriture des paroles, il est une autre source d’inspiration (voulue et consciente ou pas), celle de la chanson “Brothers in Arms” (Frères d’armes) du groupe Dire Straits.
Jean-Jacques n’a jamais caché son admiration pour le leader du groupe, Mark Knopfler, qu’il considère comme un des plus grands guitaristes de son époque.
En 2003, l’association française des fans de Mark Knopfler reçoit un message de Jean-Jacques : "Je suis comme vous debout dans les premiers rangs pour regarder ses doigts. Il est présent dans mes chansons. Inaccessible, plus encore que mes autres héros que sont Hendrix et Winter. Eux sont imitables. Pas lui. Lui c’est ce son, ce toucher, un miracle et un équilibre voix-guitare."
En 1997, il déclare également : “Récemment, on m'a proposé d'aller interviewer Mark Knopfler qui est un guitariste qui me bouleverse et je n'ai pas voulu, par peur d’être déçu. […] Moi, ce qui me passionne, chez Knopfler, c'est quand il a fait sa mise en scène, quand il joue.” Dans l’album "Rouge", la chanson “Des Vies” est un gros clin d’œil au groupe mais surtout il convie le batteur de Dire Straits, Chris Whitten, aux sessions d’enregistrement.
"Brothers in Arms" donc, une chanson planante de plus de 7 minutes dans laquelle le compositeur décrit les aberrations de la guerre. Là où le conflit bosniaque a influencé Jean-Jacques, Mark Knopfler lui trouve son inspiration dans la guerre des Malouines qui oppose en 1982 le Royaume Uni à l’Argentine. Il décrit les deux camps comme des "frères d'armes" avec une idéologie semblable. “Il y est question de la guerre vécue à hauteur d’homme. La peur, la panique, le soutien des camarades et le souvenir des morts", déclare-t-il.
"Frères" et "Brothers in Arms". Les paroles des deux chansons ont quelques similitudes dans leur manière d’aborder à la fois la guerre, les camps ennemis et leurs vies respectives.
Mark Knofpler écrit : "These mist covered mountains, Are a home now for me, But my home is the lowlands, And always will be, Someday you'll return to, Your valleys and your farms, And you'll no longer burn to be, There's so many different worlds, So many different suns, And we have just one world, But we live in different ones, We're fools to make war, On our brothers in arms."
(Ces montagnes brumeuses, Sont ma nouvelle maison, Mais chez moi c’est les plaines, Et ça le sera toujours, Un jour tu reviendras dans tes vallées et tes fermes, Et tu ne brûleras plus, Il y a tellement de mondes différents, de soleils différents, nous n'avons qu'un seul monde mais nous vivons dans des lieux différents, Nous sommes des imbéciles pour faire la guerre, contre nos propres frères d'armes)
Des paroles qui résonnent avec celle de Jean-Jacques : "Moi je viens des plaines, Je suis des montagnes, Ces terres-là sont les miennes, Ce sont nos campagnes, Frères, la même jeunesse, même froid sous la même pluie, mêmes faiblesses, la même angoisse aux mêmes bruits, frères de pleurs, frères douleurs, Du même acier dans les mêmes ventres déchirés, Frères d'instant, frères d'histoire, Gravés sur la même pierre glacée sans mémoire, Même anonymat, frères d'absurdité, Frères d'attente au fond des mêmes tranchées".
Ces soldats aiment leur femmes, leur mère, ont le même âge, les mêmes préoccupations, les mêmes peurs. La seule chose qui les sépare est leur origine. Leur nationalité, devenue la mauvaise au mauvais moment, puisqu’ils se retrouvent prisonniers des décisions d’un gouvernement. "Ce berger irakien et ce GI américain, ce villageois afghan et ce soldat russe sont des jouets. (…) jouets de l’Histoire qui est en train de se faire. Chacun avec une photo de femme dans son portefeuille et une mère qui va pleurer." déplore l’auteur dans le livre "Rouge".
En 1994, lors de la tournée "Rouge", la chanson est interprétée au milieu d’un show impressionnant. A tour de rôle, un halo lumineux éclaire Jean-Jacques et Michael qui chantent chacun leurs parties.
Pour l’occasion, des écrans géants diffusent un film présentant des soldats de tous les âges et de tous les horizons. Un à un ils retirent leurs casques, leurs masques, leurs turbans pour laisser apparaitre leurs visages. Des visages d’hommes au fond tous plus semblables dans leur anonymat.
"Frères" est un morceau intemporel qui traverse les époques et les continents. D’ailleurs, dans le livre "Rouge" qui accompagne le disque, l’écrivain et journaliste Sorj Chalandon, ami de Jean-Jacques, choisit encore un autre exemple. Il a écrit une nouvelle de trois pages à la fin de laquelle, deux mères, l’une en Allemagne et l’autre en France, apprennent la mort de leur fils lors de la Première guerre mondiale.
Deux camps différents. Mais même sort. Et même douleur.
Pour autant, contre toute attente, Jean-Jacques Goldman défend l’idée que la guerre est parfois nécessaire, et pas toujours inutile. En 1994, dans le quotidien belge Le Soir, il explique … "C’est Renaud qui dit qu’aucune guerre, quelle qu’elle soit, ne se justifie. Je ne suis pas du tout d’accord. Il y a des fois où t’as pas le choix ou alors il faut mourir. Pour libérer les camps de concentration en 1945, il a fallu une mitraillette à la main. Ou alors, on admet de vivre avec des prisons autour de soi. Ce qui est le cas puisque ça n’empêche pas de dormir qu’il y ait la Somalie, la Bosnie…"
Goldman s’opposera aussi à plusieurs reprises contre l’avis de Georges Brassens. En 1972, ce dernier publiait la chanson "Mourir pour des idées" dans laquelle il affirme l’inutilité de la guerre qui, malgré les têtes qui tombent, ne résout rien et est un cercle vicieux : "Les dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez. Et c’est la mort, la mort / Toujours recommencée. (…)"
Toujours au sujet de l’utilité ou non de la guerre, il s’agit de l’un des propos du roman "Judas" de l’écrivain israélien Amos Oz, sorti en 2014.
Face à une femme plus âgée que lui, Le personnage principal, l’étudiant Shmuel, défend la guerre iraëlo-arabe (1948-1949) conséquence du plan de partage de la Palestine et de la proclamation de l’État d’Israël en 1948 : "Ne pensez-vous pas que nous nous sommes battus en 1948 parce que nous n’avions pas le choix ? objecta Shmuel, l’oreille basse. Nous étions le dos au mur, non ?
- Vous n’étiez pas le dos au mur. Vous étiez le mur.
Votre père s’imaginait sérieusement qu’il y avait le moindre espoir de survivre par des moyens pacifiques, c’est bien ce que vous essayez de me dire ? Qu’il était possible de convaincre les Arabes d’approuver la partition du pays ? Qu’il était envisageable d’obtenir une patrie par de belles paroles ? (…)"
Sur la base de ces trois exemples : Renaud, Brassens et le livre "Judas", à la question "La guerre est-elle utile ou non ?" la réponse semble tout à fait subjective.
Renaud, né en 1952 et exempté du service militaire, n’a connu aucun conflit en France.
Georges Brassens, né en 1921, fut réquisitionné pendant la Seconde Guerre mondiale par le STO (Service du travail obligatoire) en Allemagne. Il y trouvera le temps d’écrire des centaines de chansons et le début de son premier roman "Lalie Kakamou".
Quant au personnage de "Judas", Shmuel, sa communauté et lui se sont battus pour avoir leur propre terre après le génocide juif, la shoah.
D’ailleurs, il est toujours utile de rappeler que le père de Jean-Jacques, Alter Mojze Goldman, a pris les armes au sein de la résistance lors de la Seconde Guerre mondiale. A cause "d'autres gens (qui) en avaient décidé autrement". Comme Shmuel.
Faut-il alors être directement concerné pour estimer que la guerre est utile ?
Plus globalement, cette question peut s’appliquer à tant de situations de la vie quotidienne : faut-il être concerné pour que tout à coup, notre avis soit différent et peut-être moins tranché ? Et si nous prenions davantage le temps de nous mettre dans la peau des gens qui nous entourent ?