Je ne vous parlerai pas d'elle (1982)
Exégèses
Guidé par une évidence
Catherine Morlet et Jean-Jacques Goldman ont vingt-quatre ans quand ils se marient, le 7 juillet 1975. Catherine est alors enceinte de trois mois, et elle accouche de Caroline le 29 décembre. Jean-Jacques, de son côté, a obtenu un diplôme de l’EDHEC et une licence en sociologie en 1973, avant d’effectuer son service militaire dans l’Armée de l’Air, sur la base de Villacoublay. Durant cette période, il fait régulièrement le mur pour rejoindre les autres membres de Taï Phong et préparer leur premier album, qui sort en juin 1975, tout comme son premier extrait, “Sister Jane”, devenu l’un des slows de l’été.
Revendiquant le fait de ne jamais avoir eu d’envies ou d’ambitions, (01) Jean-Jacques Goldman se distingue d’emblée par cette attitude de retrait. Il travaille alors avec son frère Robert dans le magasin Sport 2000 de ses parents, à Montrouge, sans imaginer vivre un jour de la musique. Le succès, quand il arrivera, ne sera pas une conquête mais une surprise. L’homme qui s’apprête à devenir une figure majeure de la chanson française ne cherche ni la lumière, ni la reconnaissance : il avance, simplement, par nécessité intérieure, presque malgré lui.
Ce n’est qu’après “Il suffira d’un signe”, “Quand la musique est bonne” et “Comme toi” qu’il reçoit son dernier bulletin de paie, en décembre 1982. Sept ans se sont écoulés depuis son mariage et la naissance de Caroline. La naissance de Michaël, le 24 juillet 1979, complète ce tableau familial discret d’un homme encore loin d’imaginer le destin qui l’attend. Pour la première fois, il se dit que, peut-être, il peut devenir chanteur à plein temps. Marié, deux enfants. Vedette à la télé et à la radio. Ce basculement d’une vie ordinaire vers la notoriété coïncide avec une prise de conscience : la réussite publique n’a de sens que si elle ne détruit pas le noyau de vérité personnelle sur lequel elle repose. Cette conviction intime traverse toute son œuvre, et trouve dans “Je ne vous parlerai pas d’elle” (02) sa première forme d’expression explicite.
Car Catherine et Jean-Jacques se connaissent depuis toujours : leurs parents étaient amis. Ils ont grandi dans le même environnement, partagé la même culture de la modestie et du travail, forgé ensemble un rapport au monde fondé sur la réserve et le respect. On connaît la pudeur extrême de Goldman concernant sa vie privée ; cette pudeur n’est pas une posture, mais un principe. “Je ne vous parlerai pas d’elle”, la seule chanson explicitement écrite pour Catherine, en est d’autant plus précieuse. Elle ne dit rien, ou presque, et pourtant, tout y est : la gratitude, la tendresse, la conscience de la chance d’aimer sans avoir besoin de le proclamer.
À la fin des années 70, Goldman a surtout écrit des textes de quête, d’identité, de révolte tranquille, comme “Pas l’indifférence”, “Il suffira d’un signe”, ou “Envole-moi”. Des chansons qui cherchent un sens à l’existence. “Je ne vous parlerai pas d’elle”, elle, ne cherche rien : elle constate. C’est une chanson d’évidence, celle d’un homme qui a trouvé son centre et qui n’a pas besoin d’en faire un poème. Là où d’autres décrivent l’amour, Goldman choisit de le taire. Il le protège du bruit du monde, comme il protégera plus tard sa famille de la curiosité médiatique.
Cette retenue est d’autant plus forte qu’elle surgit à un moment charnière : l’album “Minoritaire” (03) marque la fin d’une époque et l’entrée dans la célébrité. Dans cette zone de transition, “Je ne vous parlerai pas d’elle” tient lieu de serment. Goldman y dépose, sans le dire, une promesse : ne jamais trahir la frontière entre l’intime et le public, entre l’homme et le chanteur. La chanson est une confession qui nie le principe même de la confession, un aveu dans la négation. Dire “je ne vous parlerai pas d’elle”, c’est déjà parler d’elle, mais autrement, dans le creux du silence, dans la pudeur du non-dit.
Ainsi s’ouvre l’un des chapitres les plus singuliers de l’univers goldmanien : celui où l’amour n’est plus le sujet d’une chanson, mais la condition de possibilité de toutes les autres. Catherine est la présence invisible au cœur de cette œuvre en mouvement. Et Goldman, fidèle à lui-même, préfère le murmure au cri, la justesse à l’éclat. En 1982, il ne sait pas encore combien cette cohérence lui vaudra le respect de son public pour des décennies. Il sait seulement qu’en amour, comme en musique, le plus fort des mots est parfois celui qu’on choisit de ne pas dire.
SOMMAIRE
Guidé par une évidence
Entre l’aveu et le secret
Goldman intime, Goldman public
Plus que ma vie
Ce que les mots retiennent
Ne pas en parler pour mieux en témoigner
📺 Je ne vous parlerai pas d'elle (a capella)
Sources
Entre l’aveu et le secret
Il y a, dans “Je ne vous parlerai pas d’elle”, une tension unique entre l’aveu et le secret. Le texte s’ouvre comme une confession sans limites : "Je vous dirai ma vie dans son nu le plus blême / Dans les matins pâlis où plus rien ne protège / Je vous dirai mes cris jusqu'aux plus imbéciles / Je vous livrerai tout jusqu'au bout de mes cils." Les verbes se déploient comme une promesse de transparence absolue : dire, livrer, avouer. L’énonciateur s’avance à découvert, sans masque, prêt à exposer ce que l’on cache d’ordinaire : ses “cris”, ses “coups de colère”, ses “idées les plus viles”. Mais au moment précis où le dévoilement semble total, la phrase se brise : "Mais je ne vous parlerai pas d’elle."
Cette césure, répétée comme une respiration, agit comme un verrou poétique. Tout le dispositif de confidence s’effondre dans une phrase qui déjoue l’attente. Taire devient ici un acte de fidélité, et le silence, une forme suprême de parole.
L’art de Jean-Jacques Goldman consiste à inverser le geste de la confession : il ne s’expose que pour signifier ce qu’il refusera toujours d’exposer. Dans un monde où l’artiste est sommé de se raconter, il érige la retenue en vertu. Son “je” n’est pas celui d’un narcissisme, mais d’un témoin lucide de ses propres limites. Il connaît la frontière qui sépare l’émotion partagée du voyeurisme. Le “je” qu’il utilise est un leurre bienveillant, une porte entrouverte sur un espace qu’il referme aussitôt, parce que cet espace ne regarde que lui.
En cela, “Je ne vous parlerai pas d’elle” s’inscrit à contre-courant des codes de la chanson d’amour des années 1980. Là où les autres multiplient les images passionnelles, Goldman se retire. Là où la parole populaire exalte la fusion, il choisit la pudeur. L’émotion ne se crie pas, elle se retient. Et c’est précisément cette retenue qui lui donne sa force.
Le paradoxe de cette chanson tient à son architecture même. Les couplets se livrent dans une énumération presque méthodique, proche du journal intime ou du rapport clinique : “tous mes gestes promis”, “mes arrière-pensées”, “mes coups de chance”. On croirait lire une autopsie du moi, un inventaire des zones grises de la conscience. Puis, soudain, le refrain interrompt cette mécanique : l’intime véritable commence là où les mots s’arrêtent.
Dans cette rupture, Goldman révèle sa conception de l’amour : non pas une effusion, mais une intériorité silencieuse, un territoire à protéger. “Elle” n’a pas besoin d’être décrite pour exister. Sa seule évocation suffit à la rendre réelle. Ce retrait, cette économie de mots, en disent bien plus qu’un portrait.
Questionné en 1991 (04) sur le fait qu’il écrivait peu de chansons totalement autobiographiques, il répondait à Podium : "Il y en a : “Veiller tard”, “Tu manques”, “Je ne vous parlerai pas d’elle”, si l’on veut bien lire entre les lignes."
Cette confession, anodine en apparence, dévoile son état d’esprit. Goldman reconnaît le caractère autobiographique du texte, tout en plaçant le lecteur dans une posture active : lire entre les lignes, deviner, respecter la part d’ombre. Il ne s’agit pas d’un refus de se livrer, mais d’un refus de trahir ce qui le fonde. En ce sens, “Je ne vous parlerai pas d’elle” n’est pas un non-dit, mais un dit autrement. N’évoque-t-il pas, d’ailleurs, au sein même de la chanson, "les secrets inconnus à lire entre les lignes" ?
Cette pudeur rejoint sa manière d’être dans la vie publique : l’homme ne s’exprime jamais frontalement sur ses proches, mais laisse filtrer des traces, des reflets, des allusions. Ce n’est pas l’absence d’amour qui dicte ce silence, mais sa profondeur. Ce qu’il garde pour lui, il le préserve du bruit du monde.
À travers ce texte, Goldman formule aussi une éthique de l’écriture : parler de soi ne suffit pas, encore faut-il savoir où s’arrêter. Le respect de l’autre passe par la retenue du langage. Là où certains confondent sincérité et impudeur, lui choisit la justesse.
Cette justesse est d’autant plus bouleversante qu’elle se double d’un ton d’humilité. Le narrateur ne dit pas “je ne veux pas”, mais “je ne vous parlerai pas”. Le futur simple, ici, sonne comme une promesse douce plutôt qu’un interdit. Il n’y a ni colère ni défi, seulement une fidélité tranquille. Ce futur n’est pas un refus : c’est un engagement.
Et si, au fond, toute la chanson n’était qu’un serment d’amour voilé… Celui de ne jamais transformer la femme aimée en matière à chanson ?
Ainsi, “Je ne vous parlerai pas d’elle” devient l’exemple même d’une confidence à rebours : une vérité qui s’écrit dans le retrait, un amour qui s’affirme dans le silence. Goldman livre tout, sauf l’essentiel. Parce que l’essentiel, justement, ne se livre pas.
Goldman intime, Goldman public
En 1982, Jean-Jacques Goldman n’est pas encore le chanteur préféré des Français, mais il s’apprête à le devenir. Il vient de quitter le magasin familial de Montrouge, où il travaillait avec son frère Robert. Il touche encore un dernier salaire cette année-là. Le dernier d’une vie ordinaire. À trente et un ans, il bascule dans un autre monde : celui de la notoriété. “Minoritaire”, son deuxième album solo, marque cette transition. Entre la discrétion d’un homme ancré dans le quotidien et la visibilité soudaine d’un artiste qui entre dans la lumière, une ligne fragile se dessine. C’est sur cette frontière que se tient “Je ne vous parlerai pas d’elle”.
L’homme qui écrit ces mots n’est pas encore prisonnier de la célébrité, mais il en pressent déjà les effets. Ce n’est pas seulement un succès qui s’annonce, c’est une mise en scène de soi à laquelle il ne s’est pas préparé. Pour quelqu’un qui revendique encore en 1984 n’avoir jamais eu d’envies ni d’ambitions, ce changement de statut bouleverse la donne intime : comment préserver l’amour, le couple, la simplicité, quand tout pousse à la surmédiatisation ? Dans cette chanson, Goldman se protège avant d’être exposé. Il érige autour de sa relation une barrière invisible, une zone de silence que personne ne pourra franchir.
Le paradoxe de sa situation tient tout entier dans ce double mouvement : s’adresser au public tout en lui rappelant qu’il n’aura pas accès à tout. Là où d’autres chanteront leur couple ou leurs ruptures sur la place publique, lui trace une frontière nette entre ce qui relève de la scène et ce qui relève du foyer. Ce n’est pas de la froideur, c’est une forme de loyauté. “Je ne vous parlerai pas d’elle” devient un exercice d’équilibre entre l’amour privé et la reconnaissance publique. Dire cette phrase, c’est affirmer son droit à une vie intérieure, à un espace préservé, à une vérité que la lumière ne doit pas déformer.
En 1991, dans un entretien avec Philippe Labro pour Le Point (05), il décrira cette posture avec une constance typiquement goldmanienne: "Avec Catherine, on le vit avec distance. On a le même regard sur le phénomène : étonnement, intérêt, mais détachement et amusement."
Le mot “détachement” est ici capital. Il ne signifie ni indifférence ni cynisme, mais une façon de tenir le monde à distance pour ne pas s’y perdre. Catherine et Jean-Jacques observent la célébrité comme un phénomène étranger, presque anthropologique, un curieux miroir où ils refusent de se laisser enfermer. Leur couple devient un rempart discret contre l’exposition. Ce qu’il chante en 1982 comme un pressentiment (la peur de voir sa vie privée envahie), il le vivra pleinement par la suite.
Dans le même entretien, il précise encore : "Ici, c’est chez moi. C’est là que je compose et écris. À la maison, c’est l’univers de ma femme et de mes enfants."
Cette phrase résume à elle seule toute une géographie de la pudeur. Le “home-studio”, espace de création, est son prolongement personnel ; le foyer, celui de Catherine et des enfants. Deux territoires distincts, reliés par la confiance. Chez Goldman, la délimitation n’est pas une séparation, mais un respect des frontières. L’artiste a besoin d’un lieu pour rêver, le père et le mari, d’un lieu pour aimer. L’un ne doit jamais dévorer l’autre.
Ce souci de préserver ce qui ne se montre pas trouve un écho direct dans le titre même de l’album : “Minoritaire”. Dans un monde qui valorise la visibilité, Goldman revendique la discrétion comme position morale. Être “minoritaire”, c’est choisir le retrait plutôt que la posture. Dans cette perspective, “Je ne vous parlerai pas d’elle” devient plus qu’une chanson d’amour : c’est un manifeste de résistance. Résister à l’indiscrétion médiatique, à la curiosité du public, mais aussi à la tentation narcissique de l’artiste qui ferait de sa vie la matière première de son œuvre.
Cette retenue confère à la chanson une force singulière. Elle dit, sans le dire, que l’amour ne doit rien à la notoriété : il se nourrit d’une attention silencieuse, d’une connivence hors champ. Le refrain répété — “Elle est à côté de moi quand je me réveille, elle a sûrement un contrat avec mon sommeil” — exprime cet ancrage simple et rassurant. Tandis que le monde extérieur devient plus bruyant, il trouve dans cette présence tranquille la seule stabilité possible.
C’est pourquoi cette chanson, loin d’être anodine, marque une étape essentielle : elle sépare le Goldman intime du Goldman public. L’un ne se dissout pas dans l’autre ; ils coexistent, dans un fragile équilibre. Dans “Je ne vous parlerai pas d’elle”, il choisit son camp, celui de la fidélité à ce qui n’a pas besoin d’être montré pour exister. Dans le vacarme de la célébrité naissante, il dresse un espace de silence. Ce silence, paradoxalement, fera de lui un homme encore plus écouté. Et respecté.
Plus que ma vie
Au cœur de la chanson, un vers déploie une intensité rare : "Elle est plus que ma vie, elle est bien mieux que moi." Tout Goldman est là, dans cette humilité lumineuse, cette reconnaissance que l’autre n’est pas un miroir, mais un repère. Ce vers, qui aurait pu verser dans l’hyperbole romantique, trouve au contraire sa force dans la simplicité de sa formulation. Il n’y a ni emphase ni grandiloquence : seulement une évidence tranquille, presque sacrée.
Dire “elle est plus que ma vie”, c’est renverser la hiérarchie habituelle du discours amoureux. L’amour n’est pas ici un élan passionnel ou possessif, mais une forme d’abandon confiant. “Elle” n’est pas l’objet d’une dépendance, mais le principe d’un ordre. “Elle” n’est pas seulement Catherine, mais ce qui relie Jean-Jacques Goldman à la vie : une stabilité, une polarité, un axe invisible autour duquel tout s’équilibre. L’amour, chez lui, n’est pas un dérèglement des sens, mais une restauration du sens.
Interrogé par Laurent Boyer sur ce qui l’a séduit chez sa femme, Jean-Jacques Goldman répond : "Je ne sais pas si on se marie parce qu’on a envie de vivre avec quelqu’un, ou parce qu’on a l’impression qu’on ne peut pas vivre sans." (06)
Cette idée se retrouve dans un autre vers, tout aussi singulier : "Elle est à côté de moi quand je me réveille… Elle a sûrement un contrat avec mon sommeil." La métaphore domestique — presque prosaïque — se transforme ici en métaphore cosmique. Ce “contrat avec le sommeil” suggère une présence qui transcende le corps : un lien si profond qu’il accompagne même la perte de conscience. Ce n’est plus seulement la femme endormie à ses côtés, c’est une forme d’union essentielle entre deux êtres qui ne se quittent ni dans la veille ni dans le rêve. On pourrait y lire une réminiscence biblique — le souffle de l’autre qui veille, la compagne comme garante du repos.
Goldman, on le sait, ne revendique aucune foi dogmatique. Son rapport à la spiritualité est celui d’un homme agnostique, mais pétri d’une éthique juive héritée du foyer parental : la valeur du lien, la fidélité, la justesse. Chez lui, l’amour n’est jamais fusion, encore moins idolâtrie : c’est une gravitation. “Elle” devient l’incarnation de cette loi naturelle, de ce principe d’équilibre qui lui permet de demeurer lui-même. Elle est, littéralement, son “sol” et son “ciel”, comme le texte l’énonce.
Cette polarité, on la retrouve dans la musique même. Les accords de la chanson, d’une régularité presque méditative (Sol / Ré / Lam⁷ / Do), évoquent la respiration d’un cœur apaisé. Rien d’éclatant, aucune tension dramatique : un balancement qui dit la paix retrouvée. Dans cette harmonie répétitive, “elle” n’est plus seulement une présence, mais une pulsation. Celle qui maintient le rythme de la vie.
Le refrain, quant à lui, répète les mêmes images, sans variation notable. Là où d’autres auraient cherché une montée émotionnelle, Goldman choisit la constance. Il n’y a pas de progression, parce que la vérité de cet amour n’est pas dans le changement, mais dans la durée. Le texte tout entier épouse cette philosophie du peu : pas d’effusion, pas de révélation, seulement la certitude de ce qui est là, chaque jour, sans faille.
C’est sans doute ce qui distingue Jean-Jacques Goldman de la majorité des auteurs romantiques de sa génération. Il ne chante pas la passion comme un vertige, mais comme un point d’ancrage. Dans “Je ne vous parlerai pas d’elle”, l’amour n’est pas une échappée hors du monde, il est ce qui permet d’y rester. C’est l’expérience la plus universelle, mais aussi la plus discrète. Le miracle, pour lui, n’est pas d’aimer, mais de continuer à aimer sans bruit.
À Philippe Labro, il confie ce qui est important aux yeux de son couple : "Ce qui arrive à tout le monde. Les vrais problèmes. Les relations avec autrui. Comment nous allons vieillir ensemble." Il résume ainsi cette philosophie tranquille. Aimer n’est pas un acte héroïque, c’est un apprentissage de la durée. L’amour ne se mesure pas à l’intensité du feu, mais à la constance de la flamme.
Sous ses apparences sobres, “Je ne vous parlerai pas d’elle” est peut-être la plus métaphysique des chansons de Goldman. Elle parle de l’amour comme d’une forme de gravité : invisible, mais irrésistible. Celle qui relie deux êtres comme la Terre retient la Lune. Loin de toute effusion, elle célèbre la présence, la permanence, le quotidien comme lieu du sacré.
Et dans cette fidélité au réel, il y a une foi sans religion, un absolu sans dogme : celui d’un homme qui, en regardant celle qu’il aime, a trouvé sa manière à lui de croire.
Ce que les mots retiennent
“Je ne vous parlerai pas d’elle” appartient à ces chansons où la musique dit ce que les mots retiennent. Sa douceur formelle, sa régularité harmonique, son absence de spectaculaire traduisent à la perfection la pudeur du texte. Tout dans sa construction semble conçu pour accompagner une émotion contenue, intime, apaisée. Une émotion qui ne se montre pas, mais se tient, silencieuse, comme un souffle régulier.
La progression harmonique (Sol / Ré / Lam⁷ / Do) est d’une simplicité déconcertante (07). Pourtant, cette suite d’accords, que l’on retrouve souvent dans le répertoire de Goldman, agit ici comme une respiration. Chaque changement d’accord marque une oscillation douce entre lumière et retrait, comme si la chanson se balançait au rythme d’une présence invisible. Rien de heurté, aucune tension : seulement la sensation d’un équilibre intérieur. Le morceau ne cherche pas à surprendre, il cherche à tenir. Ce balancement régulier devient métaphore d’un amour stable, enraciné, sans effets de manche.
Le tempo (125 bpm sur la version originale) maintient cette impression d’élan maîtrisé : ni trop lent pour sombrer dans la torpeur, ni trop rapide pour évoquer l’agitation. Goldman avance à pas égaux, avec la rigueur tranquille d’un homme qui sait où il va. La tonalité de Sol majeur, claire et ouverte, contribue à cette atmosphère de paix. On y sent la lumière du matin, celle des premiers instants partagés. La musique semble respirer à deux.
La version réenregistrée pour la compilation Singulier (1981–1989) abaisse tout d’un demi-ton, en Fa♯ majeur, et ralentit légèrement le tempo (120 bpm). Cette simple modification (08) transforme profondément la perception du morceau : la voix descend dans une tessiture plus grave, plus chaude, plus intérieure. Là où la première version exprimait la jeunesse et la certitude, celle-ci déploie une forme de recul, presque de nostalgie. Comme si, quelques années plus tard, Goldman revisitait cette chanson avec la tendresse d’un homme qui mesure le temps écoulé. La transposition donne l’impression d’une ombre douce, d’un léger voile posé sur le souvenir.
Le chant, lui, ne force jamais. Aucun vibrato, aucune envolée. Goldman chante bas, presque en confidence. Sa voix ne cherche pas à séduire, mais à transmettre une vérité fragile. On sent qu’il retient davantage qu’il ne donne, que chaque mot est pesé, chaque respiration calculée. Cette économie du geste vocal rejoint parfaitement le propos de la chanson : l’amour s’y exprime dans la retenue, non dans la démonstration. Le ton est celui d’une parole murmurée à soi-même autant qu’au public, comme si le chanteur n’était qu’un messager discret d’une émotion qu’il ne veut pas profaner.
La mélodie, quant à elle, semble tourner sur elle-même, en boucle, comme un cercle protecteur. Elle ne cherche pas la résolution, elle s’installe. À l’image du couple qu’elle évoque, elle ne progresse pas vers un sommet, elle s’ancre. Chaque retour du refrain agit comme une caresse, un geste familier répété sans lassitude. Le refrain ne grandit pas, ne s’exalte pas : il confirme. L’amour, ici, ne se conquiert pas, il se recommence.
C’est dans cette cohérence entre fond et forme que réside la beauté de la chanson. La musique ne vient pas habiller le texte : elle le prolonge. La pudeur des paroles trouve sa traduction sonore dans la sobriété de l’arrangement. Aucun solo, aucune modulation spectaculaire, mais une écriture millimétrée, rigoureuse, presque artisanale. Goldman lui-même confiera : "Je crois que la mieux écrite, c’est “Veiller tard”. Autrement, c’est “Je ne vous parlerai pas d’elle”, il me semble." (09)
Ce “il me semble” en dit long : une modestie qui dissimule une exigence extrême. Si “Veiller tard” brille par son introspection et sa mélancolie, “Je ne vous parlerai pas d’elle” impressionne par sa pureté formelle. Tout y est à sa place, sans excès, sans artifice.
Dans cette chanson, la musique devient un refuge. Non pas pour cacher, mais pour dire autrement. Elle offre un espace où les mots peuvent s’effacer sans que le sens se perde. Les accords deviennent les gardiens du secret, la rythmique, la respiration de l’amour. Tout ce qui pourrait se dire d’elle est déjà là, dans ces quatre accords immuables, dans ce mouvement circulaire qui tourne sans fin, comme une alliance invisible entre la pudeur et la tendresse.
Ne pas en parler pour mieux en témoigner
Dans un monde où l’exposition est devenue la norme, où la sincérité se confond avec la transparence et la pudeur avec la rétention, Jean-Jacques Goldman a choisi une autre voie : celle du silence habité. “Je ne vous parlerai pas d’elle” n’est pas une esquive, mais un manifeste poétique et moral. Refuser de dire, ici, c’est refuser la marchandisation de l’intime. C’est réaffirmer qu’il existe des espaces que l’on ne transforme pas en récit public, des sentiments qu’on ne monnaye pas, même en chanson.
Le geste est d’autant plus fort qu’il s’exprime par la chanson elle-même. Goldman utilise la forme la plus propice à l’aveu pour signifier le contraire : qu’il y a des choses qu’on ne dira jamais. Dans cet apparent paradoxe, il renouvelle la fonction même de la chanson populaire. Loin de se complaire dans le dévoilement, il fait de l’écriture un acte de résistance à la curiosité, une manière de préserver ce qu’il y a de plus vrai.
Le silence de “Je ne vous parlerai pas d’elle” n’est pas une absence, mais une présence autrement formulée. Tout y est dit sans être nommé : l’attachement, la gratitude, la fidélité, la crainte de perdre ce qui, en étant montré, pourrait se dissoudre. Ce mutisme devient une forme de langage, une musique du respect. L’amour, chez Goldman, n’a pas besoin d’être raconté pour exister. Il suffit de sa trace, de son empreinte dans le non-dit, pour qu’on le sente.
Vingt ans après la parution de “Je ne vous parlerai pas d’elle”, questionné par un animateur d’Europe 1 sur son deuxième mariage et sa nouvelle épouse, Jean-Jacques Goldman tranche, catégorique : "J’étais marié pendant 25 ans et je n’en ai jamais parlé, alors je ne vais pas commencer aujourd’hui." (10)
Cette phrase, prononcée sans amertume, boucle le cercle ouvert en 1982. Elle n’est pas une boutade, mais une fidélité tenue dans le temps. Goldman n’a pas cédé à l’ère des confidences médiatiques ni à la tentation de l’autobiographie déguisée. Il aura parlé d’elle une seule fois, pour dire qu’il n’en parlerait pas. Et cette unique chanson aura suffi à témoigner de tout.
C’est sans doute la clé du lien singulier qu’il entretient avec son public. Ce qu’il tait, chacun le complète à sa manière. En refusant d’imposer un visage, il a offert à des millions d’auditeurs la possibilité d’y reconnaître le leur. Ce silence a libéré l’espace de l’imaginaire : derrière ce “elle”, chacun a pu mettre un prénom, un souvenir, une présence. L’intime préservé est devenu universel.
Goldman aura donc tenu parole. Littéralement et symboliquement. Fidèle à sa promesse de 1982, il n’a jamais “parlé d’elle”. Mais à travers cette retenue, il a révélé une conception rare de l’amour et de l’art : celle qui consiste à laisser vivre l’essentiel hors de la lumière. Et c’est peut-être précisément parce qu’il ne nous en a jamais parlé que nous avons, paradoxalement, tant compris d’eux.
Sources
- (01) Jean-Jacques Goldman : “L’ambition, pour quoi faire ?” (publication inconnue, avril 1984, propos recueillis par Dany Chardin)
- (02) Jean-Jacques Goldman : Je ne vous parlerai pas d'elle (1982)
- (03) Jean-Jacques Goldman : Minoritaire (1982)
- (04) Jean-Jacques Goldman fait le point (Podium, 1991, propos recueillis par Marc Thirion)
- (05) Philippe Labro : Rencontre avec... Jean-Jacques Goldman (Le Point n° 975, 27 mai 1991, propos recueillis par Philippe Labro)
- (06) Fréquenstar (M6, 5 décembre 1993, propos recueillis par Laurent Boyer)
- (07) "Je ne vous parlerai pas d'elle" (1982) sur Chordify.net
- (08) "Je ne vous parlerai pas d'elle" (Singulier) sur Chordify.net
- (09) Goldman joue et gagne (OK Magazine, 1984, propos recueillis par Maxime Chavanne)
- (10) Goldman : comme ses pieds (Europe 1, 20 novembre 2001, propos recueillis par Laurent Delpech)