La vie par procuration (1985)

Exégèses

Introduction - Un dimanche à Montrouge

« Je me promène dans l’avenue Verdier et à un moment, je lève les yeux, et j’entends du bruit : ce sont des ailes de pigeons. Je vois un balcon où des pigeons sont là. Je me dis qu’il y a quelqu’un derrière qui leur lance quelque chose. Et là, je me dis qu’il y a une personne derrière, on est dimanche après-midi et que ce sont peut-être les seuls êtres vivants qu’elle va voir de la journée. » (01)

Ces mots de Jean-Jacques Goldman, confiés lors d’un entretien filmé avec la SACEM en 2014, sont à l’origine de "La vie par procuration" (02). Et ce qui frappe d’abord, c’est leur extrême sobriété. Il ne voit rien, ou presque. Aucun visage. Aucune silhouette. Juste le bruissement d’ailes, la silhouette d’un balcon, et cette hypothèse silencieuse : il y a peut-être quelqu’un derrière. Ce "peut-être" suffit. Il ouvre une brèche dans le réel, un passage vers la fiction, une empathie à peine esquissée, mais suffisamment puissante pour qu’une chanson entière en naisse.

Là où d’autres auraient continué leur chemin sans lever les yeux, ou sans penser davantage au spectacle des pigeons, Goldman s’arrête mentalement. Il imagine. Il construit. Et surtout, il suppose sans affirmer. Cette vieille dame, il ne l’a jamais vue. Mais il devine une présence derrière les feuilles, les pots, les rideaux. Il projette une existence possible à partir d’un geste anodin : jeter du pain pour les oiseaux, un dimanche après-midi, dans une banlieue silencieuse. Tout le reste est fiction, mais une fiction profondément ancrée dans une réalité sociale connue de tous. Ce qu’il voit - ou plutôt ce qu’il croit percevoir - n’est pas spectaculaire. Ce n’est pas une détresse criante, ni une solitude grandiloquente. C’est une scène ordinaire, un instant suspendu. Et pourtant, c’est ce moment de silence urbain, peuplé d’ailes et de vide humain, qui deviendra le point de départ d’une chanson appelée à marquer son époque.

Il y a là un paradoxe qui dit tout de la démarche de Goldman : partir du minuscule pour toucher à l’universel. Pas d’icône, pas de slogan, juste un interstice fragile dans le quotidien d’autrui, deviné par un regard attentif. Et c’est peut-être cela, le plus bouleversant dans "La vie par procuration" : cette capacité à faire exister quelqu’un que personne ne regarde, en partant de presque rien. Un balcon, des pigeons, un soupçon d’humanité derrière une vitre. Le reste - la télé, les crèmes, les années sans amour - viendra plus tard. Pour l’instant, il ne s’agit que de ressentir l’absence, de nommer cette sensation étrange que quelque chose manque, même si tout semble en ordre.

Ainsi commence l’histoire. Non pas avec un cri, mais avec le froissement d’ailes dans l’air du dimanche. Une chanson naîtra de ce silence. Parce qu’il fallait bien que quelqu’un, quelque part, lui donne voix.

SOMMAIRE

Introduction - Un dimanche à Montrouge

Le portrait de la femme invisible

La solitude : le mal nécessaire de notre monde moderne ?

Vivre par procuration : le miroir des illusions

Une version live née par accident

L’attente au féminin

Conclusion - Une chanson comme un signal faible

Le portrait de la femme invisible

« Elle met du vieux pain sur son balcon / Pour attirer les moineaux, les pigeons. »

Ce geste, à peine esquissé dans les deux premiers vers de la chanson, condense déjà tout : la répétition, l'économie, la discrétion. Un pain rassis plutôt qu’un pain frais. Des moineaux et des pigeons, ces oiseaux communs, urbains, peu poétiques mais fidèles. Et surtout : un geste qui ne dit rien d'autre que le besoin d’un peu de vie autour de soi. Pas une tentative de communication. Plutôt un réflexe, un micro-rituel, peut-être quotidien. Une manière de conjurer l’oubli. D’attirer des regards, fût-ce ceux des oiseaux. Une manière de ne pas sombrer.

Car ce qui suit ne laisse guère de doute : « Elle vit sa vie par procuration / Devant son poste de télévision. » Là encore, Goldman ne juge pas. Il constate. Et il donne une voix à une figure qui, habituellement, ne parle jamais : la femme qui ne fait pas de vagues, ne déclare rien, ne conteste rien, ne rêve même plus très fort. Celle qui, dans l’organisation sociale, n’occupe aucune place visible. Pas de prénom, pas d’histoire personnelle, pas de trajectoire. Seulement un quotidien morne, qui s’écoule comme une eau tiède.

« Levée sans réveil / Avec le soleil / Sans bruit, sans angoisse / La journée se passe. »

L’absence d’angoisse n’est pas une paix : c’est une résignation. Un état presque végétatif. Le temps passe, mais rien ne se passe. On repasse, on fait la poussière, on répète les gestes de l’entretien domestique, mais sans projet, sans interaction. « Repas solitaires / En points de repère » : même la nourriture ne nourrit plus le lien. Elle sert simplement à marquer l’heure. À rythmer ce qui sinon serait une coulée informe.

Et puis cette phrase, extraordinairement suggestive : « La maison si nette / Qu’elle en est suspecte. » Dans les chansons de Goldman, les maisons sont souvent des refuges ou des prisons. Ici, la propreté est pathologique, presque inquiétante. Trop d’ordre signifie trop de vide. L’excès d’attention portée aux objets trahit l’absence de désordre humain. Le foyer n’est plus habité, mais occupé par des choses, qui ont peu à peu pris le pas sur les êtres : « Les êtres ont cédé / Perdu la bagarre / Les choses ont gagné / C’est leur territoire. »

Ce renversement ontologique - les choses qui gagnent contre les êtres - dit tout de l’érosion. On ne parle plus ici de solitude temporaire, mais d’un abandon durable. La personne elle-même semble s’effacer peu à peu dans le silence des objets, dans la fixité des murs, dans la logique implacable de l’isolement :

« Le temps qui nous casse / Ne la change pas / Les vivants se fanent / Mais les ombres, pas. »

Le contraste est cruel. Elle ne fane pas : elle est déjà presque absente au monde. Non pas morte, mais dévitalisée. Les ombres - ses souvenirs, ses objets, ses routines - résistent mieux que les corps vivants. Elle survit au milieu de ce qui ne change pas.

Dans une interview donnée en 1985 au magazine Graffiti (3), Jean-Jacques Goldman confiait :

« Il y a plein de gens qui vivent par procuration, à travers la vie des gens célèbres, ou à travers la télé. Dans leur existence, il ne se passe rien. À la limite, ils sont heureux de trouver une pub dans leur boîte à lettres, et même s’ils crèvent, on ne s’apercevra de leur absence qu’à cause de l’odeur. Ça c’est un drame. »

Cette phrase - d’une crudité rare chez Goldman - dit ce que la chanson, elle, suggère avec une immense pudeur. Il ne s’agit pas de dénoncer, ni même de compatir de façon ostentatoire. Il s’agit de donner forme à ce drame invisible : une femme qui ne manque à personne, dont la disparition ne serait remarquée que par des signes indirects. Pas de cris. Pas de scandale. Seulement une lente disparition sociale.

Lors d’une émission qui lui était consacrée sur RTL en 2003 (04), il précisait :

« On est un peu des chroniqueurs, et puis des bons diagnostiqueurs de ce qui se passe, on prend un peu l’air du temps. »

"La vie par procuration", en ce sens, n’est pas une chanson sur la solitude. C’est une observation fine de la manière dont une personne devient invisible, imperceptiblement, dans une société qui célèbre l’efficacité, l’image, la performance. Goldman ne cherche pas à attendrir. Il n’érige pas cette femme en martyr. Il l’imagine. Il la pense. Et il lui donne une chanson, sans pathos mais avec une précision redoutable. La chanson n’est pas une apologie, ni une critique. C’est un miroir. Et parfois, ce que l’on y voit… c’est nous.

La solitude : le mal nécessaire de notre monde moderne ?

La femme de "La vie par procuration" n’est pas recluse. Elle n’est pas enfermée. Elle vit dans une banlieue, dans un immeuble, entourée d’autres gens. Elle n’est ni invisible, ni marginalisée au sens social du terme. Et pourtant, elle est seule. Seule parmi les autres. C’est là toute l’ironie douloureuse de la condition moderne : on peut vivre au-dessus, en dessous, à côté, sans jamais vraiment se croiser.

Notre époque rassemble les individus comme jamais auparavant - immeubles verticaux, transports en commun, réseaux numériques, agglomérations urbaines - mais elle ne les relie plus vraiment. La promiscuité géographique ne produit plus nécessairement du lien. Elle peut même, parfois, renforcer l’indifférence.

Cette femme, dans sa solitude, ne souffre peut-être même plus. Elle s’est habituée. Elle ne cherche pas à sortir, à rencontrer, à appeler. Elle met du vieux pain sur son balcon, et attend les moineaux. Elle regarde la télévision. Elle lit la presse à scandale. Elle apprend la vie des autres, celle des stars, des mannequins, des amours compliqués. Sa propre vie, elle ne la vit pas : elle la regarde passer, comme une série en demi-teinte, dans le confort tiède d’un quotidien sans heurt.

Dans L’amour la solitude (05), le philosophe André Comte-Sponville résume cette situation paradoxale avec une formule saisissante :

_« La société moderne rassemble les hommes plus qu’aucune ne l’a jamais fait, ou du moins elle les rapproche, elle les regroupe, mais la solitude n’en est que plus flagrante : on se sent seul dans l’anonymat des grandes villes davantage que sur la place de son village. »

Autrement dit : plus on se touche, moins on se parle. Plus on se croise, moins on se voit. Le vide ne se mesure plus à la distance, mais au lien. Et dans ce cadre, la solitude n’est pas une faille du système : elle en est presque la conséquence logique.

D’autres artistes ont exploré cette faille. En 1988, trois ans après Goldman, Alain Souchon signe "Ultra moderne solitude" (06). Il y capte cette solitude urbaine paradoxale, au cœur même de l’abondance moderne. On y a tout - musique, tempo, guitares, étés dansants - et pourtant, « La musique est mouillée, pareil. » Les larmes coulent quand même. Souchon parle de cette émotion soudaine, inexpliquée, qui survient même dans les lieux festifs, même quand tout semble "aller bien". Une solitude inexplicable par les apparences, mais omniprésente dans les gestes.

La même année, Mylène Farmer explore une solitude d’un autre ordre, plus intime, plus nue, dans "Ainsi soit je..." (07). Sur une ballade dépouillée, elle chante le manque d’amour, le doute existentiel, le repli intérieur : « Je vis dans une bulle de chagrin. » Ici, la solitude devient maladie sourde, invisible aux autres, mais corrosive de l’intérieur. Elle ne se dit pas toujours, mais elle consume. Maylène la regarde en face. Elle lui parle. Et surtout, elle prend le temps de la nommer.

Dix ans avant Goldman, Gérard Manset ouvrait un sillon avec "Il voyage en solitaire" (08). Il y chante un homme libre, sans attaches, sans contraintes, qui traverse la terre sans jamais se poser : « Il voyage en solitaire / Et nul ne l’oblige à se taire. Mais cette liberté apparente cache un abandon affectif. L’amour s’est enfui "dans une ville où y avait pas de places pour se garer". Cette solitude-là est choisie, assumée, poétique. Mais elle n’en est pas moins mélancolique.

En comparant ces portraits (09) - l’homme qui s’isole, la femme qui pleure, celle qui ne se plaint plus - on mesure à quel point la solitude a changé de visage. De sentiment profond, elle est devenue état de fait. Elle s’est banalisée, installée, parfois même tolérée.

Dans "La vie par procuration", Goldman ne la dénonce pas. Il ne juge pas non plus. Il la décrit. Et cette description suffit. Car elle nous renvoie à des questions essentielles :

Notre société crée-t-elle elle-même les conditions de ce repli ? Sommes-nous en train de fabriquer des vies silencieuses, rangées, connectées mais vides de présence réelle ? Et si oui, quelle place reste-t-il pour ceux qui n’ont ni réseau, ni jeunesse, ni actualité ?

Il y a, dans la femme de la chanson, quelque chose d’une prophétie douce. Elle ne proteste pas. Elle ne se révolte pas. Elle ne dramatise même pas. Elle reflète. Et ce qu’elle reflète, c’est peut-être déjà le monde dans lequel nous vivons tous un peu.

Vivre par procuration : le miroir des illusions

Il y a dans le titre même de la chanson une formule implacable : vivre par procuration. Trois mots qui condensent une condition contemporaine, une démission douce, un effacement volontaire. Ce n’est pas qu’elle ne vit pas - c’est qu’elle vit par quelqu’un d’autre, à travers autre chose. La télévision, les magazines, les vies d’emprunt et de papier glacé deviennent des supports de substitution à l’expérience réelle. Ce n’est pas un rejet du monde. C’est une capitulation discrète, un consentement résigné à ne plus être actrice de sa propre existence.

Elle ne rêve pas d’impossible. Goldman le dit avec une économie remarquable :

« Ses rêves et désirs / Si sages et possibles / Sans cri, sans délire / Sans inadmissible »

Même ses désirs ont été lissés, rabotés, calibrés pour ne déranger personne. Ils sont modestes, acceptables, inoffensifs. À force de prudence, ils en deviennent inexistants. Ce n’est pas l’utopie qui est en panne, c’est l’envie même d’en avoir une. L’utopie s’est transformée en télévision couleur, en promotions beauté, en feuilletons sentimentaux.

En 2002, interrogé par Radio Kol Hachalom (10) sur ce sujet, il déclare : « Je suis beaucoup touché par ces femmes qui rêvent […] surtout le côté "je vivrai plus tard". »

C’est peut-être cela, le plus tragique : cette temporalité suspendue, ce "plus tard" qui ne vient jamais. On ne vit pas contre le présent, on ne le refuse pas. On l’attend. On l’observe passer en pensant qu’un jour, peut-être, quelque chose arrivera. Une visite. Un amour. Un frisson. Une bonne nouvelle. Et puis rien.

La chanson de Goldman ne juge jamais. Elle ne caricature pas cette femme. Elle ne l’enferme pas dans une image de victime. Elle la regarde vivre dans un monde où vivre devient difficile, sans pour autant être interdit. Elle pourrait changer. Elle pourrait ouvrir la porte. Elle ne le fait pas. Peut-être parce qu’on ne le lui a jamais appris. Peut-être parce qu’elle a cessé d’y croire. Peut-être parce que le confort du virtuel est moins risqué que l’imprévu du réel.

"La vie par procuration", en ce sens, est une chanson profondément moderne. Elle annonce - ou du moins pressent - ce que deviendra une part croissante de notre société : une population spectatrice d’une minorité visible, dans un monde saturé d’images, de fictions, de récits plus excitants que les vies ordinaires. On y vit par les yeux, par les écrans, par les émotions des autres. Et l’on finit par croire que cela suffit.

Goldman ne moralise pas. Il constate. Il diagnostique. Et ce faisant, il tend un miroir à chacun.

Vivre par procuration, est-ce seulement l’affaire d’une vieille dame oubliée ?

Ou bien est-ce une tentation que nous partageons tous, à des degrés divers ?

Regarder la vie au lieu de la traverser. S’oublier dans les histoires des autres.

Espérer qu’en restant immobile, quelque chose finira par venir.

Mais rien ne vient, si ce n’est la chanson elle-même. Et c’est déjà beaucoup.

Une version live née par accident

"La vie par procuration" n’a pas d’abord été un tube. Sa version studio, bien que poignante, est restée relativement discrète à sa sortie en 1985. Elle n’a même pas fait l’objet d’un single. Et pour cause : elle ne “prenait” pas. Le tempo était lent (111 bpm), la tonalité en Do♯ mineur (11), et l’arrangement épousait la langueur du texte. Une chanson suspendue, presque engourdie. Un chant doux-amer sur une existence en sommeil. Musicalement, tout était cohérent, peut-être trop. Il y avait une forme de paralysie formelle : la structure reflétait le quotidien figé qu’elle racontait.

Et puis, un soir de concert, tout bascule.

Le récit, Goldman le livre lui-même, avec son habituelle modestie, dans une interview accordée à Charlotte Pozzi sur RTL2, en 2003 (12) :

« C’est une chanson que l’on faisait avec un clic, c’est-à-dire que le batteur a comme un métronome de façon à ce qu’on la prenne toujours au même tempo. Et donc, on l’avait jouée, c’était juste après qu’elle soit sortie, à ce tempo-là et un soir, le truc n’a pas marché. Donc je me suis retourné vers lui et je lui ai dit "allez on y va !". Donc, il fait "trois, quatre" et on est partis deux fois plus vite ! […] une version beaucoup plus vivante, beaucoup plus forte. »

Ce soir-là, la chanson renaît. Littéralement. Elle s’anime. Elle respire. Elle bouge. Le tempo monte à 125 bpm, la tonalité descend d’un ton en Si mineur (13), et l’énergie explose. La version live devient la version officielle, celle que tout le monde connaîtra, celle qui sera éditée en 45 tours en 1986, vendue à plus de 500’000 exemplaires, qui grimpera jusqu’à la deuxième place du Top 50 et restera classée pendant cinq mois (14). Le succès est immédiat. Spontané. Comme une évidence.

Mais ce n’est pas qu’une affaire de tempo. C’est une affaire de contraste. Dans sa version studio, "La vie par procuration" épouse le destin de son personnage : elle stagne. Elle patiente. Elle défile sans relief. Dans sa version live, elle contredit ce qu’elle raconte. Elle fait danser sur une existence immobile. Elle met du rythme sur une absence de mouvement. Elle met de la vie là où la chanson décrit un effacement.

C’est ce que l’on pourrait appeler une dissonance expressive : la musique ne renforce pas le propos, elle le heurte, elle le révèle autrement.

On pourrait croire à une contradiction. C’est en réalité une très grande subtilité d’interprétation. Car en rendant la chanson plus rapide, plus rythmée, Goldman ne l’adoucit pas : il la rend plus brutale. Il ne la rend pas festive : il la rend plus cruelle, plus ironique, plus vraie. Car que fait-on, nous, auditeurs ? Nous chantons, nous dansons, nous claquons des doigts… sur l’histoire d’une femme qui ne vit plus. Nous nous réjouissons d’un refrain qu’elle ne chante jamais. C’est là que la chanson prend toute sa puissance : nous devenons, en un sens, le miroir de ceux qui vivent en oubliant les autres.

Goldman, une fois encore, ne juge pas. Il observe, il ressent, il laisse faire. Il laisse la musique faire son œuvre. Et, quand, en 2001, Anthony Martin lui demande ce qu’il faut pour qu’une chanson devienne une "bonne chanson", il livre cette phrase à double fond (15):

« Il faut être dans l’air du temps mais pas trop, il faut le texte qui va toucher, comme "La vie par procuration". »

C’est peut-être ce qui s’est joué avec la version live, née d’un hasard scénique, quand le clic du batteur ne fonctionne pas. Tout à coup, le tempo s’emballe, et l’équilibre bascule. Une chanson lente, contemplative, presque étouffée par sa justesse, se met à vivre plus vite que son sujet. Le quotidien morne devient une course. Et cette accélération, ce contre-emploi rythmique, donne soudain à la chanson une efficacité nouvelle, presque cruelle, presque dansante.

« Tout à coup, ça on le sait quand on a trouvé un thème de chanson qui n’est peut-être pas universel mais qui est fort, un angle, une façon de voir les choses qui est différente. Et sur le plan musical, on ne sait pas, parce que ça va être pour beaucoup une magie d’arrangement qui n’est jamais prévisible. » (16)

C’est là, dans ce déplacement involontaire, que le texte s’élève. Non pas malgré la musique, mais à cause d’elle, et contre toute attente. La version live touche plus fort, car elle fait naître une dissonance expressive : le fond ne change pas, mais la forme l’éclaire autrement. Comme si le décor s’était brusquement illuminé sur une scène figée.

« Des fois, "ça le fait" et des fois, "ça ne le fait pas". Il suffit d’un son qui va tout modifier. À ce niveau-là, personne ne contrôle rien. » (17)

Ainsi, "La vie par procuration" devient peut-être, à son insu, un hymne ambigu à la passivité, une chanson qui vibre précisément parce qu’elle ne se méfie pas de sa propre lumière. Et c’est dans cet espace fragile — entre contrôle et lâcher-prise, entre intention et révélation — que naît parfois la vérité d’une chanson.

L’attente au féminin

Dans l’œuvre de Jean-Jacques Goldman, ce sont généralement les femmes qui attendent. Elles rêvent, elles espèrent, elles se projettent, elles persistent. Goldman ne les juge pas. Il les observe avec une pudeur constante, une empathie lucide. Il le reconnaît lui-même, dans une phrase aussi simple que révélatrice (18):

« Je suis beaucoup touché par ces femmes qui rêvent. Je ne dis pas qu’elles me plaisent forcément, mais ce sont des personnages qui me touchent, surtout le côté "je vivrai plus tard". »

Et c’est peut-être là, au fond, le fil rouge : une vie repoussée à demain, un bonheur ajourné, un amour attendu comme un dû, un miracle ou un soulagement. Ce motif traverse "Tout faux" (19), "Tournent les violons" (20), "Elle attend" (21), "Il me dit que je suis belle" (22), "En attendant ses pas" (23) et "La vie par procuration" - toutes ces chansons dessinent une cartographie subtile de l'attente au féminin, de l’adolescence à la vieillesse.

Il y a d’abord les jeunes filles qui rêvent, comme dans "Tout faux". La narratrice, maladroite, expansive, amoureuse à sens unique, invente mille façons d’exister dans le regard de celui qu’elle aime. Elle téléphone, offre, écrit, propose. Mais lui ne répond pas. Elle le sait :

« Je t’en fais des kilos, mais ça n’fait jamais le poids. »

Elle continue pourtant. Elle rêve d’être aimée, et ce rêve suffit à la faire tenir.

Puis viennent les femmes qui y croient encore, mais d’une foi plus désespérée, plus entamée. Dans "Il me dit que je suis belle", il n’est pas question d’un rêve inventé, mais d’un homme bien réel, qui manipule, enjôle, promet. La narratrice le sait :

« Des mensonges et des bêtises / Qu’un enfant ne croirait pas »

Et pourtant elle y croit : « Pauvre de moi, j’y crois. »

Ce n’est pas de l’aveuglement : c’est un choix. Un déni lucide, un abandon volontaire à l’illusion, parce que la douleur d’y croire est moins grande que celle d’y renoncer.

Entre ces deux pôles - l’adolescente exaltée et la femme désabusée - il y a celles qui attendent sans plus poser de questions, comme la narratrice de "En attendant ses pas". Elle ne sait ni le jour, ni l’heure, ni le visage de celui qu’elle espère, mais elle prépare la maison, elle peint des fleurs aux portes, elle veille :

« J’y pense tout le temps à cet instant, oh quand on se reconnaîtra. »

Cette attente n’est plus amoureuse : elle devient existentielle. Elle donne un sens à la vie, même en l’absence de tout.

Et puis il y a "Elle attend", chanson sœur de "La vie par procuration", issue du même album Non homologué (24). Là encore, Goldman dessine une femme figée, engluée dans un passé idéalisé et une modernité qu’elle ne comprend pas. Elle ne désire plus vraiment : elle espère que le monde change pour elle.

« Elle attend que ce monde étrange / Se perde et que tournent les vents. »

Elle relit des histoires anciennes, elle s’invente des voyages. Elle vit par les images d’avant, par des valeurs figées dans l’enfance ou dans les contes.

Peut-être est-ce elle, justement, cette même femme qu’on retrouve des années plus tard, dans "La vie par procuration". Elle aurait attendu trop longtemps. Le monde n’aurait pas tourné. Et elle se serait réfugiée dans la télévision, dans le bruit des autres vies, dans les volutes artificielles des programmes du soir.

« Elle vit sa vie par procuration / Devant son poste de télévision. »

Enfin, il y a Manon, dans "Tournent les violons". Elle n’attend pas : elle retient. Elle revit, inlassablement, le souvenir d’un instant minuscule. Un mot. Une main frôlée. Un sourire. Pour le lieutenant, c’était une phrase de passage. Pour elle, ce fut toute une vie. Goldman raconte (25) :

« Il s’agit là d’un malentendu, de deux personnes qui sont côte à côte et qui ne vivent pas du tout la même chose : une va vivre ces cinq secondes d’une façon infinie, elle va s’en souvenir toute son existence, et lui va l’oublier dans les dix secondes, voilà. C’est le malentendu ultime. »

Manon est figée dans l’émotion, comme une goutte suspendue. Elle n’attend rien de nouveau : elle attend que le passé revienne.

Ces portraits forment une fresque discrète, mais bouleversante, de femmes aux prises avec un temps qui ne leur appartient plus. Chacune vit à sa manière ce que Goldman a résumé d’une phrase : « Je vivrai plus tard. » (26)

Alors oui, dans l’univers goldmanien, il y a les jeunes filles qui rêvent, les femmes qui y croient encore, et les vieilles dames qui survivent dans leurs souvenirs et les volutes artificielles de la télévision. Et toutes, à leur façon, déplacent leur vie dans un espace suspendu. Aucun de ces personnages n’est ridicule. Aucun n’est plaint. Tous sont regardés avec pudeur, avec tendresse, parfois avec effroi.

Et la question demeure : à qui ce regard s’adresse-t-il vraiment ? À elle ? À nous ?

À ceux qui attendent l’amour ? La reconnaissance ? Le sens ? Le moment ?

Ou à ceux qui, par peur de vivre maintenant, préfèrent rêver demain ?

Goldman n’y répond pas. Il laisse ses chansons ouvertes. Comme autant d’attentes en suspens.

Conclusion - Une chanson comme un signal faible

Tout avait commencé par un bruissement. Des ailes dans le ciel d’un dimanche après-midi. Un balcon au troisième étage. Des pigeons qui tournent. Et personne en vue.

Jean-Jacques Goldman n’a pas vu la femme de "La vie par procuration". Il ne l’a jamais rencontrée. Il ne connaît ni son âge, ni son prénom, ni son histoire. Il a seulement levé les yeux. Il a entendu un bruit. Il a supposé qu’il y avait quelqu’un derrière les plantes, quelqu’un qui lançait du pain. Et il a pensé que, peut-être, c’était la seule présence vivante qu’elle verrait ce jour-là.

C’est de là qu’est née la chanson. Non pas d’une image frappante, ni d’un événement spectaculaire. Mais d’un geste minuscule, presque invisible, que seuls les pigeons semblent avoir remarqué. Une présence devinée. Une absence ressentie. Et dans cet interstice fragile, l’imagination a fait le reste. Goldman n’a pas besoin de preuve : il imagine. Il devine. Il ressent. Et il écrit.

« Ça a fait une chanson et cela me semblait la moindre des choses. » (27)

Ce "moindre des choses" dit tout. Il est humble, mais essentiel. Donner forme à l’invisible, voix à celle qui ne parle plus, existence à celle qu’on oublie même vivante. Ce n’est pas un manifeste. Ce n’est pas une revendication. C’est un signal faible, une vibration douce dans le vacarme du monde, une chanson qui signale que quelqu’un, quelque part, a perçu cette silhouette absente.

"La vie par procuration", ainsi, n’est pas seulement une chanson sur la solitude. C’est une chanson sur ce que nous choisissons de voir. Ou de ne pas voir.

Sur les existences discrètes qui s’effacent dans le confort tiède.

Sur les femmes qui rêvent, encore.

Et sur la capacité de l’art, quand il est juste, à faire exister ceux qui s’étaient déjà effacés.

Ce jour-là, à Montrouge, Jean-Jacques Goldman a levé les yeux.

Et c’est peut-être cette élévation - aussi simple qu’essentielle - que la chanson nous transmet.

 

Sources