L'absence

Exégèses

Bien avant Céline Dion, bien avant d'être sollicité par bon nombre de chanteurs à la recherche d'un compositeur talentueux, certains artistes ont fait appel à Jean-Jacques Goldman. C'est de cette volonté de travailler avec un artiste qu'elle appréciait que la chanteuse Rose Laurens a contacté Jean-Jacques en 1990. Son parcours n'est pas sans rappeler celui de Jean-Jacques Goldman. Comme lui, Rose Laurens de son vrai nom Podwojny, a des origines polonaises par son grand-père (pianiste et violoniste à Varsovie). Comme lui, elle commence à chanter en anglais et intègre à 21 ans un groupe de rock progressif dans les années 70 (Sandrose). Et comme Jean-Jacques, ses débuts dans la chanson sont difficiles avant de percer au début des années 80.

Après un rôle dans une comédie musicale, Rose Laurens se fait connaître du grand public avec une chanson qui marque de son empreinte électropop l'année 1982. "Africa", déclaration d'amour à l'Afrique, est une chanson composée par celui qui deviendra son mari, Jean-Pierre Goussaud sur un texte de Jean Michel Bériat, auteur français qui signe également les paroles d'autres chansons phares des années 80 comme "Eve lève-toi" (Julie Piétri) ou "Boule de flipper" (Corynne Charby).

Après trois albums et une collaboration réussie avec Francis Cabrel sur la chanson "Quand tu pars", la carrière de Rose marque un temps d'arrêt. En 1987, Jean-Pierre Goussaud, son compagnon, tombe gravement malade et elle décide de tout suspendre pour passer du temps à ses côtés. Malgré la maladie et se sachant condamné, Jean-Pierre insiste pour lui composer un quatrième et dernier album car pour lui, il est nécessaire que Rose n'arrête pas sa carrière trop longtemps.

Pour cet ultime témoignage de son amour, une dizaine de musiques sont alors composées. La marque de fabrique de Jean-Pierre Goussaud est toujours présente. Des morceaux mid-tempo, une pop sensuelle alternant boîtes à rythmes, percussions, piano, synthétiseurs et solos de saxophone. Les musiques dépeignent une douceur et une mélancolie décuplée par l'émotion de la voix suave de Rose. Cette dernière signe la plupart des textes. Les épreuves qu'elle et son mari vivent influencent directement les paroles. "C'est si difficile, dis-moi pourquoi tout est fragile" écrit-elle. Dans "Cœur", elle chante "Il est si tard, chagrin, espoir, tout dans ma tête s’emmêle [...] Pour quelques heures de grand bonheur, il faut toujours payer, c'est comme un jeu dangereux".

Sur cet album, Francis Cabrel est à nouveau présent (cette fois-ci au niveau des chœurs sur deux titres) ainsi que ses musiciens que l'on retrouve derrière l’album "Sarbacane" (Denis Benarrosh, Bernard Paganotti, Gérard Bikialo et Claude Salmieri). Parmi toutes les musiques de Jean-Pierre Goussaud, l'une d'entre elle devient par la suite la chanson "L'absence". De la même façon qu'elle avait contacté Francis Cabrel en 1986, elle décide de demander à Jean-Jacques Goldman un texte.

Rose, qui aime le travail de Jean-Jacques, s'arrange pour obtenir son numéro de téléphone et lui laisse un message qui n'aura pas de réponse avant plusieurs jours.

Il faut dire qu'en 1990, Jean-Jacques est très occupé. Il a terminé l'année précédente une tournée triomphante de plus de 120 dates et la composition de son prochain album est bien avancée. Il passe une partie de l'année entre Paris et Bruxelles où il s'installe de mai à octobre aux studios ICP avec ses musiciens, Michael Jones et Carole Fredericks. Le public ne le sait pas encore mais c'est en trio qu'il reviendra à la fin de l'année. Quand Jean-Jacques la rappelle, Rose lui demande s'il accepterait d'écouter les musiques de son prochain album. Un rendez-vous est pris le lendemain et c'est alors qu'elle lui demande s'il serait d'accord pour écrire un texte pour l'une d'elles. Séduit par les musiques qu'il écoute ce jour-là, Jean-Jacques accepte et repart avec trois maquettes en promettant de travailler sur au moins une. Quelques semaines plus tard, Rose et son mari reçoivent par courrier le texte "L'absence". L'histoire aurait pu s’arrêter là, mais lorsque Rose appelle Jean-Jacques pour le remercier, il se propose de venir lors des sessions d'enregistrement pour faire les guitares et les chœurs. Une collaboration que la chanteuse, interviewée par Jean-Marc d'Angio, raconte dans la revue Platine en avril 2002.

Le texte de "L'absence" est fort et triste ("J'entends battre ta vie plus que la mienne"). Chaque phrase est puissante et dépeint le vide immense qu'impose l'absence d'un être aimé ("L'absence a tout pris [...] Nulle envie, nulle pensée pour personne"). Le quotidien est sans saveur, l'existence dénuée de sens ("Les saisons ne sont plus que de passage, Les couleurs ont déserté mes images"). On y trouve l'idée d'une évasion par les rêves ("Quand la nuit rapproche ceux qui sont loin, Le matin prend ma place et je m'éteins") déjà évoquée dans "Veiller tard" et qui sera approfondie dans d'autres chansons comme "Fermer les yeux" ou "Il me dit que je suis belle".

Ce texte a été écrit dans le courant de l'année 1990, à peu près à la même période que la chanson "Tu manques". On pourrait lier les deux textes dans leur thématique et la façon dont Jean-Jacques raconte le manque. "Le pire est au bout de l'absence" chante-il dans cette dernière.

Cette chanson vient donc compléter l'album "J'te prêterai jamais" qui sort le 13 septembre 1990 quelques semaines après la disparition de Jean-Pierre Goussaud. Il décède le 25 juillet 1990, lors du mixage de l'album, comme s'il avait attendu que tout soit fini. Le journaliste Fred Hidalgo déclare que Rose, mécontente et considérant sa production inaboutie, a fait retirer l'album du commerce.

"L'absence" aurait pu rester enfouie au fin fond d'un album oublié mais deux ans plus tard, en 1992, Étienne Daho décide de monter un collectif afin de produire un album caritatif en faveur de la recherche contre le virus du Sida. Les bénéfices sont reversés à l'institut Pasteur. Le sujet du Sida est brûlant en ce début des années 90 et le monde de la musique est encore sous le choc de la disparition de Freddie Mercury quelques mois plus tôt.

"Urgence : 27 artistes pour la recherche contre le sida" sort en mai. Pour ce disque, Étienne Daho contacte et réussit à convaincre les artistes francophones les plus en vogue du moment. Participent entre autres Mylène Farmer, Francis Cabrel, Alain Souchon, Renaud, Johnny Hallyday, Patrick Bruel, Indochine, Patricia Kaas... Chaque artiste offre une chanson inédite ou rare. Cette fois-ci, c'est Jean-Jacques qui contacte Rose Laurens pour lui demander l'autorisation de céder les droits de la chanson "L'absence". Rose, très concernée par les maladies, accepte tout de suite.

Jean-Jacques reprend la chanson seul en acoustique. Uniquement accompagné d'un piano et d'une guitare, cette version personnelle et intime reste la plus connue du public de Jean-Jacques et elle est par la suite adoptée par Rose lors de ses concerts. La difficulté à se procurer cette chanson, puisqu'elle ne figure nulle part ailleurs que sur l'album "Urgence" et qu'elle n'a jamais été chantée par Jean-Jacques depuis, lui confère rapidement le statut de chanson rare et cachée. L'avènement d'Internet quelques années plus tard la rendra plus accessible au grand public.

Après le décès de son mari, Rose continue sa carrière à un rythme inconstant, accompagnée d'auteurs-compositeurs comme Yves Duteil ou Louis Chedid, mais sans rencontrer de gros succès. Elle parle souvent de l'époque Jean-Pierre Goussaud comme de sa première vie. Elle décède des suites d'une maladie le 30 avril 2018, quelques mois après un retour médiatique et la sortie d'un album "A.D.N" salué par la critique, où elle chantait des chansons écrites sur mesure pour elle par Pierre Palmade.

 

Source :
Rose Laurens au pays des géants
Platine n°90, avril 2002
Propos recueillis par Jean-Marc d'Angio